IV
DĂšs le petit jour, des Ă©clats de voix Ă©branlĂšrent le moulin. Le pĂšre Merlier Ă©tait venu ouvrir la porte de Françoise. Elle descendit dans la cour, pĂąle et trĂšs calme. Mais lĂ , elle ne put rĂ©primer un frisson, en face du cadavre dâun soldat prussien, qui Ă©tait allongĂ© prĂšs du puits, sur un manteau Ă©talĂ©.
Autour du corps, des soldats gesticulaient, criaient sur un ton de fureur. Plusieurs dâentre eux montraient les poings au village. Cependant, lâofficier venait de faire appeler le pĂšre Merlier, comme maire de la commune.
â Voici, lui dit-il dâune voix Ă©tranglĂ©e par la colĂšre, un de nos hommes que lâon a trouvĂ© assassinĂ© sur le bord de la riviĂšre⊠Il nous faut un exemple Ă©clatant, et je compte que vous allez nous aider Ă dĂ©couvrir le meurtrier.
â Tout ce que vous voudrez, rĂ©pondit le meunier avec son flegme. Seulement, ce ne sera pas commode.
Lâofficier sâĂ©tait baissĂ© pour Ă©carter un pan du manteau, qui cachait la figure du mort. Alors apparut une horrible blessure. La sentinelle avait Ă©tĂ© frappĂ©e Ă la gorge, et lâarme Ă©tait restĂ©e dans la plaie. CâĂ©tait un couteau de cuisine Ă manche noir.
â Regardez ce couteau, dit lâofficier au pĂšre Merlier, peut-ĂȘtre nous aidera-t-il dans nos recherches.
Le vieillard avait eu un tressaillement. Mais il se remit aussitĂŽt, il rĂ©pondit, sans quâun muscle de sa face bougeĂąt :
â Tout le monde a des couteaux pareils, dans nos campagnes⊠Peut-ĂȘtre que votre homme sâennuyait de se battre et quâil se sera fait son affaire lui-mĂȘme. Ăa se voit.
â Taisez-vous ! cria furieusement lâofficier. Je ne sais ce qui me retient de mettre le feu aux quatre coins du village.
La colĂšre heureusement lâempĂȘchait de remarquer la profonde altĂ©ration du visage de Françoise. Elle avait dĂ» sâasseoir sur le banc de pierre, prĂšs du puits. MalgrĂ© elle, ses regards ne quittaient plus ce cadavre, Ă©tendu Ă terre, presque Ă ses pieds. CâĂ©tait un grand et beau garçon, qui ressemblait Ă Dominique, avec des cheveux blonds et des yeux bleus. Cette ressemblance lui retournait le cĆur. Elle pensait que le mort avait peut-ĂȘtre laissĂ© lĂ -bas, en Allemagne, quelque amoureuse qui allait pleurer. Et elle reconnaissait son couteau dans la gorge du mort. Elle lâavait tuĂ©.
Cependant, lâofficier parlait de frapper Rocreuse de mesures terribles, lorsque des soldats accoururent. On venait de sâapercevoir seulement de lâĂ©vasion de Dominique. Cela causa une agitation extrĂȘme. Lâofficier se rendit sur les lieux, regarda par la fenĂȘtre laissĂ©e ouverte, comprit tout, et revint exaspĂ©rĂ©.
Le pÚre Merlier parut trÚs contrarié de la fuite de Dominique.
â LâimbĂ©cile ! murmura-t-il, il gĂąte tout.
Françoise qui lâentendit, fut prise dâangoisse. Son pĂšre, dâailleurs, ne soupçonnait pas sa complicitĂ©. Il hocha la tĂȘte, en lui disant Ă demi-voix :
â Ă prĂ©sent, nous voilĂ propres !
â Câest ce gredin ! câest ce gredin ! criait lâofficier. Il aura gagnĂ© les bois⊠Mais il faut quâon nous le retrouve, ou le village payera pour lui.
Et, sâadressant au meunier :
â Voyons, vous devez savoir oĂč il se cache ?
Le pÚre Merlier eut son rire silencieux, en montrant la large étendue des coteaux boisés.
â Comment voulez-vous trouver un homme lĂ -dedans ? dit-il.
â Oh ! il doit y avoir des trous que vous connaissez. Je vais vous donner dix hommes. Vous les guiderez.
â Je veux bien. Seulement, il nous faudra huit jours pour battre tous les bois des environs.
La tranquillitĂ© du vieillard enrageait lâofficier. Il comprenait en effet le ridicule de cette battue. Ce fut alors quâil aperçut sur le banc Françoise pĂąle et tremblante. Lâattitude anxieuse de la jeune fille le frappa. Il se tut un instant, examinant tour Ă tour le meunier et Françoise.
â Est-ce que cet homme, finit-il par demander brutalement au vieillard, nâest pas lâamant de votre fille ?
Le pĂšre Merlier devint livide, et lâon put croire quâil allait se jeter sur lâofficier pour lâĂ©trangler. Il se raidit, il ne rĂ©pondit pas. Françoise avait mis son visage entre ses mains.
â Oui, câest cela, continua le Prussien, vous ou votre fille lâavez aidĂ© Ă fuir. Vous ĂȘtes son complice⊠Une derniĂšre fois, voulez-vous nous le livrer ?
Le meunier ne rĂ©pondit pas. Il sâĂ©tait dĂ©tournĂ©, regardant au loin dâun air indiffĂ©rent, comme si lâofficier ne sâadressait pas Ă lui. Cela mit le comble Ă la colĂšre de ce dernier.
â Eh bien ! dĂ©clara-t-il, vous allez ĂȘtre fusillĂ© Ă sa place.
Et il commanda une fois encore le peloton dâexĂ©cution. Le pĂšre Merlier garda son flegme. Il eut Ă peine un lĂ©ger haussement dâĂ©paules, tout ce drame lui semblait dâun goĂ»t mĂ©diocre. Sans doute il ne croyait pas quâon fusillĂąt un homme si aisĂ©ment. Puis, quand le peloton fut lĂ , il dit avec gravitĂ© :
â Alors, câest sĂ©rieux ?⊠Je veux bien. Sâil vous en faut un absolument, moi autant quâun autre.
Mais Françoise sâĂ©tait levĂ©e, affolĂ©e, bĂ©gayant :
â GrĂące, monsieur, ne faites pas du mal Ă mon pĂšre. Tuez-moi Ă sa place⊠Câest moi qui ai aidĂ© Dominique Ă fuir. Moi seule suis coupable.
â Tais-toi, fillette, sâĂ©cria le pĂšre Merlier. Pourquoi mens-tu ?⊠Elle a passĂ© la nuit enfermĂ©e dans sa chambre, monsieur. Elle ment, je vous assure.
â Non, je ne mens pas, reprit ardemment la jeune fille. Je suis descendue par la fenĂȘtre, jâai poussĂ© Dominique Ă sâenfuir⊠Câest la vĂ©ritĂ©, la seule vĂ©ritĂ©âŠ
Le vieillard Ă©tait devenu trĂšs pĂąle. Il voyait bien dans ses yeux quâelle ne mentait pas, et cette histoire lâĂ©pouvantait. Ah ! ces enfants, avec leurs cĆurs, comme ils gĂątaient tout ! Alors, il se fĂącha.
â Elle est folle, ne lâĂ©coutez pas. Elle vous raconte des histoires stupides⊠Allons, finissons-en.
Elle voulut protester encore. Elle sâagenouilla, elle joignit les mains. Lâofficier, tranquillement, assistait Ă cette lutte douloureuse.
â Mon Dieu ! finit-il par dire, je prends votre pĂšre, parce que je ne tiens plus lâautre⊠TĂąchez de retrouver lâautre, et votre pĂšre sera libre.
Un moment, elle le regarda, les yeux agrandis par lâatrocitĂ© de cette proposition.
â Câest horrible, murmura-t-elle. OĂč voulez-vous que je retrouve Dominique, Ă cette heure ? Il est parti, je ne sais plus.
â Enfin, choisissez. Lui ou votre pĂšre.
â Oh ! mon Dieu ! est-ce que je puis choisir ? Mais je saurais oĂč est Dominique, que je ne pourrais pas choisir !⊠Câest mon cĆur que vous coupez⊠Jâaimerais mieux mourir tout de suite. Oui, ce serait plus tĂŽt fait. Tuez-moi, je vous en prie, tuez-moiâŠ
Cette scĂšne de dĂ©sespoir et de larmes finissait par impatienter lâofficier. Il sâĂ©cria :
â En voilĂ assez ! Je veux ĂȘtre bon, je consens Ă vous donner deux heures⊠Si, dans deux heures, votre amoureux nâest pas lĂ , votre pĂšre payera pour lui.
Et il fit conduire le pĂšre Merlier dans la chambre qui avait servi de prison Ă Dominique. Le vieux demanda du tabac et se mit Ă fumer. Sur son visage impassible on ne lisait aucune Ă©mot...