Pierre et Jean
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Pierre et Jean

Guy de Maupassant

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Pierre et Jean

Guy de Maupassant

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Pierre, mĂ©decin, ne comprend pas pourquoi un ami de sa famille a lĂ©guĂ© sa fortune Ă  Jean, son frĂšre cadet. Au terme d'une vĂ©ritable enquĂȘte policiĂšre, il mettra au jour un terrible secret. Le quatriĂšme roman de Maupassant (1850-1893), publiĂ© en 1888, est sans doute le meilleur. Le rĂ©cit, qui tient Ă  la fois de l'Ă©tude naturaliste et de l'analyse psychologique, s'appuie sur une intrigue, simple et forte. Dans sa cĂ©lĂšbre prĂ©face, l'auteur dĂ©veloppe une thĂ©orie qui prĂ©figure la modernitĂ© romanesque: il s'agit moins de reproduire le rĂ©el que d'en donner l'illusion.

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Information

Year
2018
ISBN
9782322160679

I

« Zut ! » s’écria tout Ă  coup le pĂšre Roland qui depuis un quart d’heure demeurait immobile, les yeux fixĂ©s sur l’eau, et soulevant par moments, d’un mouvement trĂšs lĂ©ger, sa ligne descendue au fond de la mer.
Mme Roland, assoupie Ă  l’arriĂšre du bateau, Ă  cĂŽtĂ© de Mme RosĂ©milly invitĂ©e Ă  cette partie de pĂȘche, se rĂ©veilla, et tournant la tĂȘte vers son mari :
« Eh bien,... eh bien,... GérÎme ! »
Le bonhomme, furieux, répondit :
« Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n’ai rien pris. On ne devrait jamais pĂȘcher qu’entre hommes ; les femmes vous font embarquer toujours trop tard. »
Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l’un Ă  bĂąbord, l’autre Ă  tribord, chacun une ligne enroulĂ©e Ă  l’index, se mirent Ă  rire en mĂȘme temps et Jean rĂ©pondit :
« Tu n’es pas galant pour notre invitĂ©e, papa. »
M. Roland fut confus et s’excusa :
« Je vous demande pardon, madame RosĂ©milly, je suis comme ça. J’invite les dames parce que j’aime me trouver avec elles, et puis, dĂšs que je sens de l’eau sous moi, je ne pense plus qu’au poisson. »
Mme Roland s’était tout Ă  fait rĂ©veillĂ©e et regardait d’un air attendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura :
« Vous avez cependant fait une belle pĂȘche. »
Mais son mari remuait la tĂȘte pour dire non, tout en jetant un coup d’Ɠil bienveillant sur le panier oĂč le poisson capturĂ© par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d’écailles gluantes et de nageoires soulevĂ©es, d’efforts impuissants et mous, et de bĂąillements dans l’air mortel.
Le pĂšre Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler jusqu’au bord le flot d’argent des bĂȘtes pour voir celles du fond, et leur palpitation d’agonie s’accentua, et l’odeur forte de leur corps, une saine puanteur de marĂ©e, monta du ventre plein de la corbeille.
Le vieux pĂȘcheur la huma vivement, comme on sent des roses, et dĂ©clara :
« Cristi ! ils sont frais, ceux-là ! »
Puis il continua :
« Combien en as-tu pris, toi, docteur ? »
Son fils aßné, Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés comme ceux des magistrats, moustaches et menton rasés, répondit :
« Oh ! pas grand-chose, trois ou quatre. »
Le pĂšre se tourna vers le cadet :
« Et toi, Jean ? »
Jean, un grand garçon blond, trÚs barbu, beaucoup plus jeune que son frÚre, sourit et murmura :
« À peu prĂšs comme Pierre, quatre ou cinq. »
Ils faisaient, chaque fois, le mĂȘme mensonge qui ravissait le pĂšre Roland.
Il avait enroulĂ© son fil au tolet d’un aviron, et, croisant ses bras, il annonça :
« Je n’essayerai plus jamais de pĂȘcher l’aprĂšs-midi. Une fois dix heures passĂ©es, c’est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au soleil. »
Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de propriétaire.
C’était un ancien bijoutier parisien qu’un amour immodĂ©rĂ© de la navigation et de la pĂȘche avait arrachĂ© au comptoir dĂšs qu’il eut assez d’aisance pour vivre modestement de ses rentes.
Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, restÚrent à Paris pour continuer leurs études et vinrent en congé de temps en temps partager les plaisirs de leur pÚre.
À la sortie du collĂšge, l’aĂźnĂ©, Pierre, de cinq ans plus ĂągĂ© que Jean, s’étant senti successivement de la vocation pour des professions variĂ©es, en avait essayĂ©, l’une aprĂšs l’autre, une demi-douzaine, et, vite dĂ©goĂ»tĂ© de chacune, se lançait aussitĂŽt dans de nouvelles espĂ©rances.
En dernier lieu la mĂ©decine l’avait tentĂ©, et il s’était mis au travail avec tant d’ardeur qu’il venait d’ĂȘtre reçu docteur aprĂšs d’assez courtes Ă©tudes et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il Ă©tait exaltĂ©, intelligent, changeant et tenace, plein d’utopies, et d’idĂ©es philosophiques.
Jean, aussi blond que son frĂšre Ă©tait noir, aussi calme que son frĂšre Ă©tait emportĂ©, aussi doux que son frĂšre Ă©tait rancunier, avait fait tranquillement son droit et venait d’obtenir son diplĂŽme de licenciĂ© en mĂȘme temps que Pierre obtenait celui de docteur.
Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous les deux formaient le projet de s’établir au Havre s’ils parvenaient Ă  le faire dans des conditions satisfaisantes.
Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles entre frĂšres ou entre sƓurs jusqu’à la maturitĂ© et qui Ă©clatent Ă  l’occasion d’un mariage ou d’un bonheur tombant sur l’un, les tenait en Ă©veil dans une fraternelle et inoffensive inimitiĂ©. Certes ils s’aimaient, mais ils s’épiaient. Pierre, ĂągĂ© de cinq ans Ă  la naissance de Jean, avait regardĂ© avec une hostilitĂ© de petite bĂȘte gĂątĂ©e cette autre petite bĂȘte apparue tout Ă  coup dans les bras de son pĂšre et de sa mĂšre, et tant aimĂ©e, tant caressĂ©e par eux.
Jean, dĂšs son enfance, avait Ă©tĂ© un modĂšle de douceur, de bontĂ© et de caractĂšre Ă©gal ; et Pierre s’était Ă©nervĂ©, peu Ă  peu, Ă  entendre vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur lui semblait ĂȘtre de la mollesse, la bontĂ© de la niaiserie et la bienveillance de l’aveuglement. Ses parents, gens placides, qui rĂȘvaient pour leurs fils des situations honorables et mĂ©diocres, lui reprochaient ses indĂ©cisions, ses enthousiasmes, ses tentatives avortĂ©es, tous ses Ă©lans impuissants vers des idĂ©es gĂ©nĂ©reuses et vers des professions dĂ©coratives.
Depuis qu’il Ă©tait homme, on ne lui disait plus : « Regarde Jean et imite-le ! » mais chaque fois qu’il entendait rĂ©pĂ©ter : « Jean a fait ceci, Jean a fait cela », il comprenait bien le sens et l’allusion cachĂ©s sous ces paroles.
Leur mĂšre, une femme d’ordre, une Ă©conome bourgeoise un peu sentimentale, douĂ©e d’une Ăąme tendre de caissiĂšre, apaisait sans cesse les petites rivalitĂ©s nĂ©es chaque jour entre ses deux grands fils, de tous les menus faits de la vie commune. Un lĂ©ger Ă©vĂ©nement, d’ailleurs, troublait en ce moment sa quiĂ©tude, et elle craignait une complication, car elle avait fait la connaissance pendant l’hiver, pendant que ses enfants achevaient l’un et l’autre leurs Ă©tudes spĂ©ciales, d’une voisine, Mme RosĂ©milly, veuve d’un capitaine au long cours, mort Ă  la mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois ans, une maĂźtresse femme qui connaissait l’existence d’instinct, comme un animal libre, comme si elle eĂ»t vu, subi, compris et pesĂ© tous les Ă©vĂ©nements possibles, qu’elle jugeait avec un esprit sain, Ă©troit et bienveillant, avait pris l’habitude de venir faire un bout de tapisserie et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une tasse de thĂ©.
Le pÚre Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse, interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sans embarras, en femme raisonnable et résignée qui aime la vie et respecte la mort.
Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuve installée dans la maison, avaient aussitÎt commencé à la courtiser, moins par désir de lui plaire que par envie de se supplanter.
Leur mĂšre, prudente et pratique, espĂ©rait vivement qu’un des deux triompherait, car la jeune femme Ă©tait riche, mais elle aurait aussi bien voulu que l’autre n’en eĂ»t point de chagrin.
Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux follets envolés à la moindre brise et un petit air crùne, hardi, batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage méthode de son esprit.
DĂ©jĂ  elle semblait prĂ©fĂ©rer Jean, portĂ©e vers lui par une similitude de nature. Cette prĂ©fĂ©rence d’ailleurs ne se montrait que par une presque insensible diffĂ©rence dans la voix et le regard, et en ceci encore qu’elle prenait quelquefois son avis.
Elle semblait deviner que l’opinion de Jean fortifierait la sienne propre, tandis que l’opinion de Pierre devait fatalement ĂȘtre diffĂ©rente. Quand elle parlait des idĂ©es du docteur, de ses idĂ©es politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par moments : « Vos billevesĂ©es. » Alors, il la regardait d’un regard froid de magistrat qui instruit le procĂšs des femmes, de toutes les femmes, ces pauvres ĂȘtres !
Jamais, avant le retour de ses fils, le pĂšre Roland ne l’avait invitĂ©e Ă  ses parties de pĂȘche oĂč il n’emmenait jamais non plus sa femme, car il aimait s’embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un long-courrier retraitĂ©, rencontrĂ© aux heures de marĂ©e sur le port et devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnommĂ© Jean-Bart, chargĂ© de la garde du bateau.
Or, un soir de la semaine prĂ©cĂ©dente, comme Mme RosĂ©milly qui avait dĂźnĂ© chez lui disait : « Ça doit ĂȘtre trĂšs amusant, la pĂȘche ? » l’ancien bijoutier, flattĂ© dans sa passion, et saisi de l’envie de la communiquer, de faire des croyants Ă  la façon des prĂȘtres, s’écria :
« Voulez-vous y venir ?
– Mais oui.
– Mardi prochain ?
– Oui, mardi prochain.
– Êtes-vous femme Ă  partir Ă  cinq heures du matin ? »
Elle poussa un cri de stupeur :
« Ah ! mais non, par exemple. »
Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout à coup de cette vocation.
Il demanda cependant :
« À quelle heure pourriez-vous partir ?
– Mais... à neuf heures !
– Pas avant ?
– Non, pas avant, c’est dĂ©jĂ  trĂšs tĂŽt ! »
Le bonhomme hĂ©sitait. AssurĂ©ment on ne prendrait rien, car si le soleil chauffe, le poisson ne mord plus ; mais les deux frĂšres s’étaient empressĂ©s d’arranger la partie, de tout organiser et de tout rĂ©gler sĂ©ance tenante.
Donc, le mardi suivant, la Perle avait Ă©tĂ© jeter l’ancre sous les rochers blancs du cap de la HĂšve ; et on avait pĂȘchĂ© jusqu’à midi, puis sommeillĂ©, puis repĂȘchĂ©, sans rien prendre, et le pĂšre Roland, comprenant un peu tard que Mme RosĂ©milly n’aimait et n’apprĂ©ciait en vĂ©ritĂ© que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne tressaillaient plus, avait jetĂ©, dans un mouvement d’impatience irraisonnĂ©e, un zut Ă©nergique qui s’adressait autant Ă  la veuve indiffĂ©rente qu’aux bĂȘt...

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