Synthèse
L’accès à l’énergie ne constitue pas un problème pour le climat en termes d’émissions de gaz à effet de serre. Les dernières prévisions de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) indiquent en effet qu’une augmentation radicale de l’accès aux services énergétiques modernes en Afrique subsaharienne, qui abrite pourtant la moitié des 1,2 milliard de personnes pauvres en ressources énergétiques dans le monde, n’augmenterait les émissions mondiales de gaz à effet de serre que d’1% d’ici 2040.
Si l’accès mondial à l’énergie n’est pas mieux associé aux préoccupations internationales relatives au climat, les personnes pauvres en ressources énergétiques resteront des laissées- pour-compte
Ces dernières années, la menace imminente du changement climatique anthropogénique a naturellement généré des pressions grandissantes en faveur d’une croissance verte et à faibles émissions de carbone. Suite à ces pressions, 95 économies émergentes et en développement disposent aujourd’hui d’une politique de soutien des énergies renouvelables, alors qu’elles n’étaient que 15 en 2005. Bien que ces politiques soient bienvenues et nécessaires, elles ont été en grande partie conçues et inspirées par des parties prenantes et des experts en énergie qui n’ont pas l’habitude de fournir de l’énergie à des populations pauvres. La majorité de ces processus de planification se concentrent sur les mégawatts et sur les connexions au réseau, ce qui est séduisant pour les responsables politiques et les donateurs, car il s’agit de données qu’il est aisé de comptabiliser et d’utiliser pour illustrer le «progrès». Toutefois, pour les personnes pauvres en ressources énergétiques, ces paramètres sont inutiles et hors de propos, car d’une part, ces nouveaux mégawatts profitent le plus souvent à l’industrie et aux zones faciles d’accès.
Si l’accès mondial à l’énergie n’est pas mieux associé aux préoccupations internationales relatives au climat, les personnes pauvres en ressources énergétiques resteront ce qu’elles ont toujours été: des laissées-pour-compte. Des preuves empiriques récoltées au Bangladesh, en Bolivie et au Rwanda montrent que la main-d’œuvre compétente dans le domaine de l’accès à l’énergie est extrêmement limitée. La majorité des acteurs du secteur de l’énergie ne connaissent pas d’approches réalistes et durables en matière d’accès à l’énergie. Par conséquent, la seule manière de mettre ce type d’approche en œuvre est de lancer de manière radicale et urgente un renforcement généralisé des capacités au sein des praticiens, des responsables politiques et de la communauté financière, en matière d’approches décentralisées pour la fourniture de services énergétiques.
Une nouvelle base élargie de professionnels de l’énergie et de formateurs doit être créée pour amorcer le développement du secteur de l’accès à l’énergie. Cette main-d’œuvre encouragerait une révolution du dialogue sur l’atténuation du changement climatique, une révolution qui se concentrerait sur l’atténuation décentralisée, communautaire et habilitée par les citoyens, nécessaire pour résoudre les crises interdépendantes du climat, de la cuisson des aliments et de la pauvreté énergétique dans son ensemble.
Les outils et technologies nécessaires pour démarrer cette révolution sont déjà disponibles, mais doivent être intégrés au débat en matière d’énergie adaptée au changement climatique, ainsi qu’aux formations qui y sont associées. Il existe de nombreuses organisations au niveau mondial, régional et national, qui sont bien placées pour lancer des programmes de financement et d’éducation en matière d’accès énergétique décentralisé, généralisé et adapté au changement climatique. Ce document s’achève sur des recommandations concrètes à destination des banques multilatérales de développement, des blocs économiques et commerciaux régionaux, de l’initiative Sustainable Energy for All (SE4ALL), de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), des pays donateurs et des gouvernements des pays en développement, indiquant comment commencer rapidement et efficacement à s’attaquer simultanément aux objectifs en matière de changement climatique et d’accès à l’énergie.
Généraliser l’accès à l’énergie ne constitue pas un problème pour le climat
Alors que les programmes de développement au niveau mondial reconnaissent de plus en plus l’importance centrale de la pauvreté énergétique et de l’accès à l’énergie, il est important de clarifier la place de ces deux éléments au sein du problème socioécologique le plus important de notre époque: le changement climatique.
Le système énergétique mondial représente environ 60% des émissions de gaz à effet de serre (GES) (GIEC, 2011). Toutefois, améliorer l’accès aux services énergétiques modernes des 1,2 milliard de personnes qui en sont aujourd’hui totalement dépourvus peut augmenter les revenus, améliorer la santé, les soins de santé, l’éducation et la sécurité, tout en réduisant les pratiques à forte intensité de main-d’œuvre de toutes sortes. Mais quel sera le prix de l’amélioration de ces vies et de ces moyens de subsistance sur la lutte contre le changement climatique mondial?
Parmi les 1,2 milliard de personnes privées d’accès aux services énergétiques modernes, plus de 620 millions vivent en Afrique subsaharienne où, entre 1900 et 2012, seulement 1,8% des émissions mondiales de GES ont été générées (ou seulement 0,6% si l’on exclut l’Afrique du Sud (AIE, 2014)). En Inde, où environ 400 millions de personnes n’ont pas encore accès aux services énergétiques modernes, la couverture de l’électricité domestique a augmenté d’environ 50% entre 1981 et 2011 pour desservir 650 millions de personnes supplémentaires. Cette hausse vertigineuse de l’accès n’a été responsable que de 3 à 4% des émissions de dioxyde de carbone de l’Inde, soit environ 50 millions de tonnes (Pachauri, 2014).
Il est impératif d’accorder une bien plus grande priorité à l’accès à l’énergie dans le programme climatique, et ce pour trois raisons
Dans le cadre du scénario «Nouvelles politiques» de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), qui imagine des politiques progressives, ainsi qu’une amélioration des investissements pour réduire la pauvreté énergétique, l’accès augmente considérablement, mais n’est toujours pas universel (principalement en raison de l’augmentation rapide de la population). Dans ce scénario, la contribution de l’Afrique subsaharienne aux émissions mondiales de GES en 2040 ne serait toujours que de 3%, avec des émissions par personne équivalentes à seulement 15% de la moyenne mondiale. L’augmentation des émissions de GES engendrée par l’accès à l’énergie dans la région ne représenterait qu’1% de l’augmentation des émissions mondiales de GES sur cette période (AIE, 2014).
Savoir si ces chiffres sous-estiment ou non l’utilisation future de l’énergie fait aujourd’hui débat. Ceux-ci prennent en effet en compte des niveaux de consommation énergétique moins importants par rapport à l’énergie qui devrait être rendue disponible pour les pauvres (Bazilian et Pielke, 2013), ou par rapport à l’énergie que ceux-ci devraient utiliser, car les personnes achètent et utilisent des appareils électriques lorsque la pauvreté diminue (Wolfram et coll., 2012). Toutefois, même si les chiffres sont sous-estimés dans une certaine mesure, le résultat penche toujours fermement en faveur du fait que l’accès à l’énergie ne constitue pas un problème pour le climat, notamment au vu de l’importance de cet accès par rapport au développement humain mondial.
Pourquoi l’accès universel à l’énergie est-il important pour le climat?
Malgré la faible incidence globale de la généralisation de l’accès aux services énergétiques modernes sur le changement climatique, en raison de la priorité de l’énergie et du développement durable au sein des débats et des institutions sur le climat dans le monde, il est impératif d’accorder une bien plus grande priorité à l’accès à l’énergie dans le programme climatique, et ce pour trois raisons.
1. Bien souvent, la planification énergétique se fait au détriment des personnes pauvres
La planification énergétique classique se fait bien souvent au détriment des personnes pauvres. Il existe donc un risque qu’il en soit de même avec la planification de la réduction des émissions de carbone.
La menace imminente du changement climatique anthropogénique a naturellement généré des pressions grandissantes en faveur d’une croissance verte à faibles émissions de carbone. Les institutions mondiales et internationales ont adopté des stratégies et des initiatives mondiales et régionales en faveur d’une croissance verte. L’Institut mondial de la croissance verte (GGGI), régi par un traité, a alors été établi pour promouvoir ces stratégies.
Ces efforts ont conduit à au moins 10 processus d’évaluation et de planification de l’énergie axés sur l’environnement et le climat, qui se recouvrent souvent partiellement et qui sont aujourd’hui en cours de mise en œuvre au niveau national. Sous les auspices de la CCNUCC, ces processus comprennent des évaluations des besoins technologiques (EBS), des mesures d’atténuation appropriées au niveau national (MAAN), et des plans nationaux d’adaptation (PNA). Dans le cadre de l’initiative Sustainable Energy for All (SE4ALL), ils incluent des analyses rapides des évaluations et des défaillances (ARED), des prospectus d’investissement et des programmes d’action. Dans le cadre du GGGI, des plans de croissance verte (GGP) sont mis en œuvre. Dans le cadre de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA), les pays réalisent des évaluations de leur degré de préparation aux énergies renouvelables (RRA).
En partie grâce à ces processus, 95 économies émergentes et en développement disposent aujourd’hui de politiques de soutien aux énergies renouvelables, alors qu’elles n’étaient que 15 en 2005 (REN21, 2014). Bien que ces politiques soient bienvenues et nécessaires, elles ont été en grande partie conçues et inspirées par des parties prenantes et des experts en énergie qui n’ont pas l’habitude de fournir de l’énergie à des populations pauvres. Par conséquent, la plupart ne règlent pas le principal problème qui laisse 1,2 milliard de personnes privées d’accès aux services énergétiques modernes au 21e siècle: l’expansion de l’infrastructure énergétique se concentre généralement sur la connexion des clients qu’il est le plus facile et le plus rentable de desservir, et sur l’amélioration des services de ceux qui sont déjà connectés.
La majorité de ces processus de planification fournis et mandatés au niveau mondial se concentrent sur les mégawatts et sur les connexions au réseau, ce qui est séduisant pour les responsables politiques et les donateurs, car il s’agit de données qu’il est aisé de comptabiliser et d’utiliser pour illustrer le «progrès». Toutefois, pour les personnes pauvres en ressources énergétiques, ces paramètres sont inutiles et hors de propos, car d’une part, ces nouveaux mégawatts profitent le plus souvent à l’industrie et aux zones faciles d’accès et, d’autre part, les connexions réalisées chez les foyers pauvres en ressources énergétiques offrent pour la plupart un service très peu fiable.
En dépit de cette réalité, l’extension du réseau reste l’option «privilégiée», car il s’agit de celle que les développeurs savent mettre en œuvre, que les autorités de régulation savent superviser, que les opérateurs savent exploiter et, plus important, que les banques savent financer. Cela rend la planification de la croissance verte à faibles émissions de carbone problématique dans un contexte de pauvreté énergétique, car environ 84% des populations pauvres en ressources énergétiques vivent dans des zones rurales faiblement peuplées (AIE, 2011), dans lesquelles l’extension du réseau électrique n’est souvent ni faisable, ni abordable, ni souhaitable. En outre, l’extension du réseau est souvent lente à déployer, trop coûteuse et souvent peu fiable. Elle offre également peu d’emplois à long terme et dépend toujours principalement de combustibles fossiles (Baumert et coll., 2005; Nouni et coll., 2008; Deichmann et coll., 2011).
Lorsque la pauvreté énergétique est spécifiquement abordée dans des plans énergétiques, elle manque souvent d’objectifs concrets et pragmatiques. Comme l’a clairement établi le GIEC, cela est particulièrement problématique, car «les chemins de développement résilient au changement climatique n’exerceront que des effets marginaux sur la réduction de la pauvreté, à moins que les inégalités structurelles ne soient réduites et que les besoins d’équité entre les populations pauvres et non pauvres soient comblés». (GIEC, 2014, p.13) Le Sierra Club, illustrant les problèmes associés à la planification du point de vue traditionnel d’un professionnel de l’énergie, par opposition à l’adoption d’une approche s’intéressant davantage à des solutions décentralisées et appropriées au contexte pour l’accès à l’énergie propre, a découvert que l’analyse des coûts de l’AIE pour atteindre l’accès universel à l’énergie a été considérablement exagérée en raison de modèles d’approvisionnement énergétique inefficients et d’hypothèses irréalistes au sujet des taux de croissance (Craine et coll., 2014).
La conservation d’une approche classique en matière de planification à faibles émissions de carbone dans le secteur de l’énergie crée une certaine friction avec l’objectif mondial de réduction de la pauvreté énergétique. Jusqu’à aujourd’hui, les planificateurs en matière d’énergie ne sont pas parvenus à proposer une approche cohérente et globale pour la fourniture d’un accès à l’énergie. En outre, dans la situation actuelle, à moins que ces processus ne soient améliorés et mis en œuvre de manière plus coordonnée, il existe un véritable risque que les personnes pauvres en ressources énergétiques restent ce qu’elles ont toujours été: des laissées-pour-compte.
2. Améliorer l’accès aux solutions de cuisson propres apporte d’importants bénéfices en matière de santé humaine et de climat
L’Inde abrite à elle seule 1 tiers des 2,8 milliards de personnes qui n’ont pas accès à des solutions de cuisson modernes. Cette situation devrait à peine s’améliorer d’ici 2030, même dans le scénario optimiste de «Nouvelles politiques» avancé par l’AIE. Le nombre de personnes dépendant de la biomasse pour la cuisson des aliments en Afrique subsaharienne devrait en fait augmenter de 200 millions de personnes au cours de la même période (Banerjee et coll., 2013). En Afrique subsaharienne, la cuisson représente environ 80% de la demande des ménages en énergie. Dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), elle ne représente que 5% (AIE, 2014). Chaque jour, des millions de personnes pauvres passent des heures à collecter du bois et d’autres combustibles issus de la biomasse. En outre, l’utilisation de la biomasse solide pour la cuisson des aliments engendre 600 000 décès prématurés en Afrique chaque année, suite à des maladies liées à la pollution de l’air intérieur. Cette pratique joue également un rôle considérable dans la déforestation (AIE, 2014).
L’amélioration de la cuisson domestique à l’aide de la biomasse est considérée comme la meilleure chance de réduire les émissions de noir de carbone
L’AIE prévoit que la demande en bois de chauffage rien qu’en Afrique subsaharienne augmentera de manière spectaculaire en passant de 694 millions de tonnes par an en 2012 à 1 071 millions de tonnes en 2040, augmentant ainsi considérablement la charge pesant sur les réserves de bois qui sont déjà gérées de manière non durable, des réserves qui emmagasinent 16% de dioxyde de carbone supplémentaire par rapport à ce que les modèles précédents suggéraient (Sun et coll., 2014). Au-delà de ces constatations, l’utilisation de la biomasse traditionnelle pour la cuisson des aliments libère des quantités non négl...