AVANT-PROPOS
Quâon ne sâĂ©tonne pas que la partie de lâhistoire socialiste qui va suivre nâait pas les mĂȘmes proportions que la part qui a Ă©tĂ© consacrĂ©, en cinq volumes Ă la RĂ©volution française, de la Constituante au Consulat. Câest que la rĂ©volution est la source ample et profonde dâoĂč dĂ©rivent les Ă©vĂ©nements ; et le seul moyen de comprendre toute lâĂ©volution du siĂšcle, câest de soumettre Ă une analyse presque minutieuse le bouillonnement des idĂ©es et des forces qui jaillissent du sol remuĂ© par la RĂ©volution. Lâessentiel est que dans la suite de lâĆuvre la mĂȘme prĂ©occupation dominante se marque, qui est de faire apparaĂźtre toute la valeur des phĂ©nomĂšnes Ă©conomiques. Il ne sâagit pas de les abstraire, de couper lâhistoire en deux, Ă©vĂ©nements politiques dâun cĂŽtĂ©, Ă©vĂ©nements Ă©conomiques de lâautre, mais de dĂ©mĂȘler lâaction rĂ©ciproque des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques et des combinaisons politiques.
LâĆuvre Ă©tait particuliĂšrement malaisĂ©e et mĂ©ritoire pour cette pĂ©riode du Premier Empire oĂč il semble que toute la RĂ©volution ait pris je ne sais quelle forme de thĂ©Ăątre un peu retentissante et vile. Je remercie mes collaborateurs Brousse et TUROT de leur effort dans ce sens.
Jâai dĂ©jĂ dit, quand ont paru les livraisons, que Brousse, empĂȘchĂ© par la maladie, nâaurait pu suffire Ă sa part de travail sans le concours de N. Louis NoguĂšres. A vrai dire, la collaboration de celui-ci a Ă©tĂ© si Ă©tendue et prĂ©pondĂ©rante quâil y aurait injustice Ă ne pas y insister. Il a su condenser le rĂ©cit des faits en quelques chapitres vigoureux et pleins et sur plus dâun point ajouter par des recherches originales Ă ce que nous savions sur cette pĂ©riode, des mots de tous mes collaborateurs, je lâen remercie une fois de plus.
Jean JaurĂšs.
LE CONSULAT LE BILAN
Le coup dâĂtat du 18 brumaire place devant le dĂ©veloppement continu et normal des principes de la RĂ©volution une barriĂšre formidable. Câest lâarrĂȘt brusque de cette RĂ©volution, câest lâĂ©tablissement dâune condition sociale gĂ©nĂ©rale oĂč les classes auront peut-ĂȘtre un rĂŽle diffĂ©rent de celui quâelles avaient avant 1789, mais oĂč elles coexistent nĂ©anmoins avec les mĂȘmes causes de discorde, puisque les unes ont dupĂ© les autres.
Cependant, comme lâhomme qui lentement sâĂ©lĂšve pour parvenir Ă un plus haut sommet se retourne parfois et regarde sâĂ©largir lâhorizon devant lui, ainsi, dans ce temps dâarrĂȘt que marque le Consulat, nous verrons sâordonner lâĆuvre de la RĂ©volution française. Des conditions Ă©conomiques, sociales, lâĂ©puisement des partis de lutte, la rĂ©union dans une vue commune de tous les lassĂ©s, de tous les déçus, de tous les ambitieux ont pu favoriser la main mise dâun homme sur le produit du prodigieux effort de dix annĂ©es, mais la trace de cet effort subsiste. Câest beaucoup parce que lâhomme qui accaparait lâĆuvre rĂ©volutionnaire se donnait comme lâhomme de la RĂ©volution quâil a pu Ă©tablir un Ă©tat de stabilitĂ©, et câest dans les matĂ©riaux que lui donnait lâhistoire de la RĂ©volution quâil a dĂ» chercher les bases de la reconstitution de lâordre social. Ainsi la RĂ©volution est arrĂȘtĂ©e dans sa marche par le coup dâĂtat du 18 brumaire, mais câest en quelque sorte pour que soit dressĂ© le bilan de son Ćuvre. Dâores et dĂ©jĂ , nous pouvons le dire nettement, la RĂ©volution, dans lâinstant quâelle se termine, apparaĂźt comme ayant dĂ©truit, â au profit dâune catĂ©gorie de citoyens qui par elle ont acquis une libertĂ© quâils nâavaient point, des biens quâils convoitaient et quâils veulent garder Ă tout prix, â lâordre qui existait jadis. Cette catĂ©gorie de citoyens comprend la masse partout rĂ©pandue des propriĂ©taires de biens nationaux, des enrichis soucieux de garder leur richesse et, par elle, le pouvoir. La classe jadis dominante, la noblesse, nâest plus quâun corps mutilĂ© ; câest la classe moyenne, la bourgeoisie, qui dĂ©sormais, par lâarrĂȘt de la RĂ©volution demeure maĂźtresse dans la nation. La foule du prolĂ©tariat reste au-dessous dâelle sans avoir compris les avantages immĂ©diats que la lutte soutenue pouvait lui faire espĂ©rer. Le bilan de la RĂ©volution tel quâon peut lâĂ©tablir au lendemain du coup dâĂtat se rĂ©sume en deux mots : le triomphe de la bourgeoisie.
Chapitre premier
La France au lendemain du 18 brumaire
Pour comprendre lâhistoire du nouveau gouvernement, la façon dont il a pu sâimplanter et fixer des Ă©lĂ©ments multiples, Ă©paves de tant de troubles et de tant de coups dâĂtat, il est indispensable de rechercher quelle Ă©tait, au moment oĂč Bonaparte a renversĂ© le Directoire, la situation respective des deux grandes classes de la nation : la classe possĂ©dante et la classe salariĂ©e. Dans cet exposĂ©, nous pouvons laisser de cĂŽtĂ© la noblesse. Nous ne pensons pas quâil faille, au lendemain du 18 brumaire, donner Ă celle-ci une place importante parmi les facteurs essentiels des Ă©vĂ©nements Ă venir. De toute façon, le parti noble est le vaincu. Il pourra envisager lâacte de Bonaparte comme rendant possible une victoire future, mais non comme une victoire immĂ©diate. « Plusieurs partis ont entrevu dans le lointain des espĂ©rances⊠», Ă©crivait aprĂšs lâĂ©vĂ©nement Mallet du Pan1. Et il savait bien que « ces partis » signifiaient « son parti ». Câest ainsi que la noblesse et les monarchistes pourront espĂ©rer voir le gĂ©nĂ©ral jouer un jour le rĂŽle historique de Monck, mais ils ne disposent plus dâassez de force et dâassez de crĂ©dit pour, par eux-mĂȘmes, aider ouvertement Ă lâeffort quâils attendent. Nous laisserons donc pour lâinstant la noblesse et envisagerons seulement la situation et lâĂ©tat dâesprit de la masse immense de la nation partagĂ©e entre les « nantis » et le prolĂ©tariat. De ceux-lĂ , en effet, dĂ©pend toujours lâavenir du pays. Dans quelles conditions sont-ils aprĂšs le coup dâĂtat et comment sont-ils prĂ©parĂ©s Ă lâenvisager ?
A. â En haut de lâĂ©chelle sociale, Ă©crasant tout le monde par leur luxe, donnant le ton Ă la « sociĂ©tĂ© » qui sâĂ©puise Ă les vouloir imiter sans en possĂ©der les moyens, des financiers, des agioteurs, sont dans la bourgeoisie les maĂźtres nouveaux. Dans un temps oĂč lâargent Ă©tait rare, câest Ă ceux qui le possĂ©daient quâallait la toute-puissance. Les vĂ©ritables maĂźtres, ce sont tous ces gens dont lâĂtat a besoin pour entretenir les armĂ©es, pour aider Ă la rĂ©partition aussi Ă©gale que possible des grains sur le territoire, en un mot tous les dĂ©tenteurs de la fortune publique accaparĂ©e par tous les moyens possibles. La puissance de tous ceux-lĂ est absolue. Ils commandent dans les ministĂšres, ils achĂštent les dĂ©putĂ©s, comme le montre le procĂšs qui se dĂ©roule peu aprĂšs le coup dâĂtat entre le tribun Courtois et les banquiers Fulchiron et consorts ; par leur argent, ils dominent et personne ne pourrait songer Ă leur ĂŽter leur pouvoir. Il faut de lâargent pour subvenir aux services publics, il faut de lâargent pour acheter des canons, des fusils, des vivres. Or lâĂtat ne disposant pas de fonds sâadresse aux financiers pour quâils assurent les dĂ©penses. Il leur donne des « dĂ©lĂ©gations » qui leur permettent de percevoir directement les contributions. Ils prennent eux-mĂȘmes lâargent Ă la Monnaie pour recouvrer leurs crĂ©ances 2. Les Ouvrard, les Seguin : voilĂ les hommes indispensables dans lâĂtat. Nous avons vu aux Archives nationales (F11 292) un rapport secret non datĂ©, mais qui est Ă©videmment des derniers jours du Directoire, montrant quel rĂŽle capital peut ĂȘtre celui dâun de ces grands financiers. Lâauteur du rapport expose la gĂȘne qui existe dans la circulation et la rĂ©partition des blĂ©s sur le territoire de la RĂ©publique. Il y a trois rĂ©coltes entassĂ©es au nord et il nây a rien dans le midi. Pour parer aux dangers de cette situation, le Directoire a permis lâexportation dans la RĂ©publique batave et en HelvĂ©tie, Ă condition du versement des 4/5 des mĂȘmes quantitĂ©s dans les dĂ©partements du midi. Ce procĂ©dĂ© est trop compliquĂ© et trop difficile. Dâun autre cĂŽtĂ©, on ne peut songer Ă une loi sur lâexportation, « le seul nom dâexportation de grains prĂ©sentĂ© Ă la tribune du Corps lĂ©gislatif ferait crier Ă la disette ». Les ministres des Finances et de lâIntĂ©rieur avaient proposĂ© un moyen propre à « rĂ©gulariser le mouvement et la valeur des grains, afin de maintenir lâabondance dans lâintĂ©rieur, de faire le bien des propriĂ©taires et des consommateurs, et dâaccĂ©lĂ©rer la rentrĂ©e des contributions ». Mais ce moyen remettait le soin des rĂ©sultats Ă obtenir Ă cinq maisons de commerce, et le Directoire a vu lĂ de grands inconvĂ©nients, surtout dans la difficultĂ© quâil y aurait à « tenir cachĂ©s les ressorts employĂ©s par le gouvernement ».
Les deux ministres ont alors remaniĂ© leur projet. « Une seule personne, connue dans toute lâEurope par son habiletĂ©, ses lumiĂšres et son activitĂ© pour le commerce des grains, dont la moralitĂ© et les moyens immenses sont parfaitement connus, sera chargĂ©e de toutes les opĂ©rations de ce genre que le gouvernement lui ordonnera de faire. Rien ne se fera quâĂ mesure que les circonstances et les besoins lâexigeront ; point dâadministration, point de bureaux montĂ©s, point de magasins, point dâemployĂ©s, tout se dirigera par ses moyens, par ses agents, pour son compte et en son nom. Ce citoyen se soumettra Ă toute la responsabilitĂ©, sous la surveillance immĂ©diate des ministres de lâIntĂ©rieur et des Finances, dont lâun dirigera ses achats ou ses ventes, et lâautre sa comptabilitĂ©. Non seulement il sâoccupera immĂ©diatement de rĂ©gulariser le prix des grains dans toute la RĂ©publique, mais encore de tous les Ă©changes que le gouvernement dĂ©sirera ou des achats extĂ©rieurs quâil pourrait juger nĂ©cessaires. » En conclusion Ă ce rapport, un arrĂȘtĂ© commettait le grand financier Vanderbergh « pour les achats, ventes, ou versements de grains que le Directoire exĂ©cutif jugera Ă propos de lui ordonner, soit au dedans, soit au dehors de la RĂ©publique. »
Ainsi, câest aux mains dâun seul que lâon remettait le soin de distribuer du pain Ă la France ! Et que lâon nâaille pas parler de lâhonnĂȘtetĂ© de ces grands capitalistes : ce quâils estiment avant tout, câest leur fortune, et sâils la font en France, ils ne sont pas moins prĂȘts Ă la mettre en sĂ»retĂ© Ă lâĂ©tranger. « Je puis dâun trait de plume, disait Seguin, envoyer deux ou trois millions Ă Londres » (MĂ©morial de Norvius, t. II). Les grands dâhier avaient portĂ© leurs forces, leurs Ă©pĂ©es Ă Coblentz ; les grands du jour avaient leurs dispositions prises dĂ©jĂ pour enlever Ă la nation Ă©puisĂ©e des millions que recueillerait Londres. Il est difficile de dĂ©limiter exactement dans quelles proportions les fournisseurs volaient lâĂtat, mais ce qui est Ă©vident, câest que le gaspillage le plus effrĂ©nĂ© enrichissait non seulement les chefs des maisons de banque ou de fourniture, mais encore toute la horde de leurs subalternes, employĂ©s, vĂ©rificateurs, comptables. Le temps nâest pas loin oĂč Seguin, Ouvrard, Vanderbergh vont sâaccuser rĂ©ciproquement de vol au prĂ©judice de lâĂtat, et câest, bien entendu, de millions quâil sâagira (Archives nationales, F11, 292). Dans « le parti des nouveaux riches », comme lâappelle Malmesbury, se rangent aussi les agioteurs de toutes sortes, qui ont fait fortune en spĂ©culant sur les assignats ou qui encore ont su rĂ©aliser au bon moment pendant lâagiotage ; les gens de robe, de procĂ©dure et de basoche qui, chargĂ©s de travailler Ă la liquidation des anciens domaines devenus le gage des porteurs dâassignats, volent et sâenrichissent Ă peu prĂšs sans contrĂŽle.
Câest en parlant de tous ces gens que M. Vandal dit « quâils vivent sur la RĂ©volution3. Câest peut-ĂȘtre exact en tant que fait, mais ce nâest point Ă la RĂ©volution mĂȘme quâil faut imputer cette situation. La RĂ©volution, « cette affaire Ă©norme, colossale, extraordinaire », comme lâappelle M. Vandal, nâavait pas pour fin derniĂšre la remise aux mains de quelques-uns du capital de la France, mais bien plutĂŽt de procĂ©der Ă une rĂ©partition plus Ă©quitable de ce capital, quâil soit financier, moral ou foncier. Mais, dans les heurts inhĂ©rents Ă toute grande secousse populaire, des accapareurs, des voleurs sâĂ©taient glissĂ©s, comme on voit pendant les batailles se glisser des voleurs auprĂšs des morts ou des blessĂ©s. Ce sont prĂ©cisĂ©ment ces voleurs que le nouvel Ă©tat de choses va confirmer dans leur injuste possession.
Les « enrichis » ne pouvaient quâapplaudir au coup de force qui permit au gĂ©nĂ©ral Bonaparte de confisquer la RĂ©volution. Ils avaient ramassĂ© une certaine fortune et ils avaient pour unique souci de la conserver. Or, pour cela, il fallait Ă©viter les secousses semblables Ă celles du passĂ©, car elles sont plus propres Ă briser les fortunes faites quâĂ les consolider. On parle donc de « lâordre », câest-Ă -dire le pouvoir fortement Ă©tabli. Et puisque Bonaparte semble vouloir prendre ce pouvoir, il y a tout intĂ©rĂȘt pour les capitalistes Ă crier : « Vive Bonaparte ! » Ils ont fait plus. On connaĂźt, en effet, la lettre adressĂ©e par le financier Ouvrard, fournisseur de la marine, Ă lâamiral Bruix, ministre de ce dĂ©partement, lorsque, le 18 brumaire, au matin, il eut vu passer, de sa maison de la rue de Provence, Bonaparte et son cortĂšge :
« Citoyen amiral,
Le passage du gĂ©nĂ©ral Bonaparte se rendant au Conseil des Anciens, quelques mouvements de troupes, me font pressentir quâil se prĂ©pare du changement dans les affaires politiques ; cette circonstance peut nĂ©cessiter des besoins de fonds. Je vous prie, mon cher amiral, dâĂȘtre lâinterprĂšte de lâoffre que je fais dâen fournir tout de suite. Jâai pensĂ© que celui qui est chargĂ© du service le plus important dans la partie que vous commandez, pouvait, sans indiscrĂ©tion, vous faire une pareille offre, et que vous nây verriez quâune preuve de son dĂ©voĂ»ment pour la chose publique, au succĂšs « de laquelle il cherchera toujours Ă coopĂ©rer.
Salut et considération. »
Ouvrard offre donc une premiĂšre mise de fonds â et il est indispensable du reste quâil y en ait une au moment dâun coup dâĂtat. Câest assez dire avec quel enthousiasme le monde de la haute finance Ă©tait prĂȘt Ă soutenir le gĂ©nĂ©ral factieux. Celui-ci du reste Ă©tait connu des fournisseurs : Ă lâarmĂ©e dâItalie, Ă lâarmĂ©e dâĂgypte, il avait Ă©tĂ© en relations avec eux, et ils ne pouvaient oublier que câĂ©tait un homme dâaffaires â un des leurs, presque ! â celui qui, avant la campagne dâItalie encourageait ses soldats au pillage des pays quâils allaient pa...