VOYAGES ET DÉCOUVERTES FAITES EN LA NOUVELLE-FRANCE
depuis l’année 1615 jusqu’à la fin de l’année 1618
par le sieur de Champlain, capitaine ordinaire pour le roi en la mer du Ponant[].
Où sont décrits les mœurs, coutumes, habits, façons de guerroyer, chasses, danses, festins et enterrements de divers peuples sauvages, et plusieurs choses remarquables qui lui sont arrivées audit pays, avec une description des beautés, fertilité et température de celui-ci.
Note
AU ROI[]
Sire,
Voici un troisième livre contenant le discours de ce qui s’est passé de plus remarquable aux voyages par moi faits en la Nouvelle-France, à la lecture duquel j’estime que Votre Majesté prendra un plus grand plaisir qu’aux précédents, d’autant que ces derniers[] ne désignaient rien que les ports, havres, situations, déclinaisons et autres matières plus propres aux nautoniers et mariniers qu’aux autres. En celui-ci, vous pourrez remarquer plus particulièrement les mœurs et façons de vivre de ces peuples, tant au particulier qu’au général, leurs guerres, munitions, façons d’assaillir et de se défendre, leurs expéditions, leur retraite, en plusieurs particularités servant à contenter un esprit curieux.
Et comme ils ne sont point tant sauvages qu’avec le temps et la fréquentation d’un peuple civilisé ils ne puissent être rendus polis, vous y verrez pareillement quelle, et combien grande, est l’espérance que nous avons de tant de longs et pénibles travaux que, depuis quinze ans[], nous soutenons pour planter en ce pays l’étendard de la croix et leur enseigner la connaissance de Dieu et la gloire de son saint nom, notre désir étant d’augmenter la charité envers ses misérables créatures[], ce qui nous convient supporter patiemment plus qu’aucune autre chose, et encore que plusieurs n’aient pas pareil dessein, mais que l’on puisse dire que le désir du gain est ce qui les y pousse. Néanmoins, on peut probablement croire que ce sont des moyens dont Dieu se sert pour davantage faciliter le saint désir des autres.
Même si les fruits que les arbres portent sont de Dieu, ils sont à celui qui est seigneur du sol où ils sont plantés et qui les a arrosés, et entretenus, avec un soin particulier. Aussi Votre Majesté peut-elle se dire légitime seigneur de nos travaux et du bien qui en réussira, non seulement parce que la terre vous appartient, mais aussi pour nous avoir protégés contre tant de sortes de personnes[] qui n’avaient d’autre dessein, en nous troublant, que d’empêcher qu’une si sainte délibération ne pût réussir et, en nous ôtant la permission de pouvoir librement négocier dans une partie de ses pays, que de mettre le tout en confusion, ce qui serait en un mot tracer le chemin pour tout perdre, au préjudice de votre État, vos sujets ayant employé à cet effet tous les artifices dont ils se sont pu aviser et tous les moyens qu’ils ont crus capables de pouvoir nous nuire.
Tous nos travaux ont été loués par Votre Majesté, assistée de son prudent Conseil, nous autorisant en son nom et nous soutenant par ses arrêts qu’elle a rendus en notre faveur[]. C’est une occasion pour accroître en nous le désir que nous avons, depuis longtemps, d’envoyer des peuplades et colonies par-delà, pour enseigner à ces peuples, avec la connaissance de Dieu, la gloire et les triomphes de Votre Majesté, de faire en sorte qu’avec la langue française ils conçoivent aussi un cœur et courage français, lequel ne respirera rien tant, après la crainte de Dieu, que le désir qu’ils auront de vous servir[].
Si notre dessein réussit, la gloire en sera premièrement à Dieu, puis à Votre Majesté qui, outre mille bénédictions qu’elle en recevra du ciel, en récompense de tant d’âmes auxquelles elle donnera le moyen d’y entrer, verra son nom immortalisé pour avoir porté la gloire, et le sceptre des Français, autant en Occident que vos devanciers les ont étendus en Orient[] et par toute la terre habitable[]. Cela fera augmenter la qualité de Très-Chrétien[], qui vous appartient par-dessus tous les rois de la terre, et montrer qu’elle vous est autant due par mérite, comme elle vous est propre de droit, ayant été transmise par vos prédécesseurs depuis qu’ils se l’acquirent par leurs vertus, que d’avoir voulu embrasser, avec tant d’autres importantes affaires, le soin de celle-ci grandement négligée auparavant, étant une grâce spéciale de Dieu d’avoir voulu réserver à votre règne l’ouverture de la prédication de son Évangile et de la connaissance de son saint nom à tant de nations qui n’en avaient jamais entendu parler. Qu’un jour Dieu leur fasse la grâce, comme nous, de le prier incessamment, qu’il accroisse son empire et donne mille bénédictions à Votre Majesté.
SIRE,
Votre très humble, très fidèle et obéissant serviteur et sujet,
CHAMPLAIN
Notes
PRÉFACE
De même qu’en la diversité des affaires du monde toute chose tend à sa perfection et à la conservation de son être, l’homme se plaît aux choses différentes des autres pour quelque sujet, ou pour le bien public, ou pour acquérir (en cet éloignement du commun) une louange et réputation, avec quelque profit. C’est pourquoi plusieurs ont frayé cette voie, mais, quant à moi, j’ai fait élection du plus fâcheux et pénible chemin, qui est la périlleuse navigation des mers, à dessein toutefois non d’y acquérir tant de biens, mais de l’honneur et la gloire de Dieu pour le service de mon roi et de ma patrie, et d’apporter par mes labeurs quelque utilité au public, protestant de n’être tenté d’aucune autre ambition[], comme il se peut assez reconnaître, tant par mes conduites du passé que par le discours de mes voyages, faits par le commandement de Sa Majesté en la Nouvelle-France, contenu dans mes premier et second livres[], ainsi qu’il se verra par celui-ci. Si Dieu bénit notre dessein, qui ne tend qu’à sa gloire, et si de nos découvertes et laborieux travaux il me réussit quelque fruit, je lui en rendrai l’action de grâces, et à Sa Majesté, pour sa protection et assistance, je ferai une continuation de prières pour l’augmentation et l’accroissement de son règne.
Notes
VOYAGE DU SIEUR DE CHAMPLAIN EN LA NOUVELLE-FRANCE FAIT EN L’ANNÉE 1615
L’extrême affection que j’ai toujours eue aux découvertes de la Nouvelle-France m’a rendu désireux de plus en plus de traverser les terres, pour enfin avoir une parfaite connaissance du pays, par le moyen des fleuves, lacs et rivières qui y sont en grand nombre, et aussi reconnaître les peuples qui y habitent, à dessein de les amener à la connaissance de Dieu. À quoi j’ai travaillé continuellement depuis quatorze à quinze ans[] sans pouvoir avancer que fort peu dans mes desseins, pour n’avoir été assisté comme il eût été nécessaire à une telle entreprise. Néanmoins, ne perdant pas courage, je n’ai cessé de poursuivre, et de fréquenter plusieurs nations de ces peuples sauvages, et en me familiarisant avec eux j’ai reconnu et jugé, tant par leurs discours que par la connaissance déjà acquise, qu’il n’y avait ni autre ni meilleur moyen que de patienter, laissant passer tous les orages et difficultés qui se présenteraient jusqu’à ce que Sa Majesté y apportât l’ordre requis, et en attendant de continuer, tant les découvertes audit pays qu’à apprendre leur langue, et contracter des habitudes et amitiés avec les principaux des villages et des nations, pour jeter les fondements d’un édifice perpétuel, tant pour la gloire de Dieu que pour la renommée des Français.
Et depuis, Sa Majesté ayant remis et disposé la surintendance de cette affaire entre les mains de monseigneur le prince de Condé[] pour y apporter l’ordre, et comme ledit sieur, sous l’autorité de Sa Majesté, nous maintenait contre toutes sortes d’envies et d’altérations, qui provenaient de certains malveillants, cela, dis-je, m’a comme animé et redoublé le courage en la continuation de mes labeurs aux découvertes de ladite Nouvelle-France, et en augmentant celles-ci je poussai ce dessein jusque dans les terres fermes et plus avant que je n’avais point encore fait par le passé, comme il sera dit ci-après, en l’ordre et suite de ce discours.
Mais, auparavant, il est à propos de dire qu’ayant reconnu aux voyages précédents qu’il y avait, en quelques endroits, des peuples sédentaires et amateurs du labourage de la terre, n’ayant ni foi ni loi, vivant sans Dieu et sans religion, comme des bêtes brutes, alors je jugeai à part moi que ce serait faire une grande faute si je ne m’employais à leur préparer quelque moyen pour les faire venir à la connaissance de Dieu[]. Et pour y parvenir, je me suis efforcé de rechercher quelques bons religieux, qui eussent du zèle et de l’affection pour la gloire de Dieu. Pour les persuader d’en envoyer, ou se transporter avec moi en ces pays, et essayer d’y planter la foi, ou du moins y faire ce qui y serait possible, selon leur occupation, et, en ce faisant, re...