Elle dĂ©gringole les vingt-cinq marches quâelle avait rĂ©ussi Ă gravir de peine et de misĂšre, en sâappuyant sur son ombre. Sa blouse est ouverte sur ses seins. Son maquillage a coulĂ©. Du haut de lâescalier, il la regarde lever les yeux vers lui. Des yeux inïŹniment doux et inïŹniment sauvages Ă la fois, qui ne demandent rien. Câest alors quâil se rĂ©signe Ă descendre, la ramasse par le bras, la relĂšve sans mĂ©nagement et lui hurle au visage quâelle est une salope. LibĂ©rĂ©, soulagĂ©, il colle ce beau corps extĂ©nuĂ© contre le sien. Elle est froide comme un cadavre. Il lui dit, pour la rĂ©chauffer, combien il pourrait lâaimer (si seulement elle savait se laisser aimer), malgrĂ© ses veines caoutchouteuses Ă force dây enfoncer les aiguilles de lâespoir. Elle dit quâil se trompe, quâil nây a plus dâespoir parce que ça coĂ»te trop cher et que tout le monde sâen balance de toute façon. Elle lui demande Ă boire. Il lui tend une cigarette. La fumĂ©e sert de support au rĂȘve qui ïŹnira par sâĂ©teindre lui aussi.
Un peu plus tard, la douleur Ă©merge et ça fait mal. La brume se dissipe et le cerveau associe ce qui lui avait Ă©chappĂ© avec ce que le corps a subi. Lâeuphorie est loin. Si loin dĂ©jĂ . Elle dit quâelle a mal Ă la poĂ©sie. Que lorsquâelle dĂ©gueule, câest son mĂ©pris du monde quâelle rejette. Il caresse ses cheveux poisseux, lui passe un peu dâeau sur la nuque et cesse bĂȘtement de respirer lorsque ses tripes se tordent ou que son corps est pris de frissons, en pensant quâil ïŹnira par conjurer le sort quâelle sâest elle-mĂȘme jetĂ©. Parfois, aussi, il laisse une larme mourir sur sa joue dĂ©jĂ rude.
Et puis il a follement envie dâelle. Lui qui se montre si tendre avec elle lorsquâelle revient du bout de la nuit. Il ne lui demande aprĂšs tout que bien peu de chose et jamais de comptes. MĂȘme quand elle est malade Ă sâen dĂ©foncer lâestomac, il la trouve belle. Il lui enfoncerait son sexe dans le ventre ou dans la bouche et son sperme la laverait de ses pĂ©chĂ©s. Il lui arrive souvent de se masturber en la regardant dormir.
Elle boit un peu de cafĂ© fort. Son regard lâassaille et lâenrobe. Elle baisse les yeux. Elle ne le trouve ni beau ni intĂ©ressant. Elle ne lâaime pas. Elle aime tout simplement certaines choses chez lui. Comme sa maniĂšre si rĂ©confortante de dire : « Viens, je vais te prĂ©parer un bon cafĂ©. »
Un jour, il lui a offert une machine Ă Ă©crire et du papier. Elle a dit que ce nâĂ©tait pas sa fĂȘte. Il a souri. Le lendemain, il est arrivĂ© avec du matĂ©riel dâartiste : des pinceaux, un immense rouleau de toile et des dizaines de pots dâacrylique de toutes sortes de couleurs. Elle lâa serrĂ© dans ses bras et il a bien senti que câĂ©tait pour vrai, quâen ce moment prĂ©cis il lui avait fait un bien grand plaisir et quâelle Ă©tait sincĂšre. Jamais plus elle ne le prendrait contre son cĆur de cette façon. MĂȘme quand ils baisent, elle ne peut dissimuler la distance qui les sĂ©pare.
Il ne lui demande rien dâautre. La toile et lâacrylique, le papier et la machine Ă Ă©crire, tout comme lâamour quâil lui porte, sont restĂ©s pendant des semaines Ă lâendroit oĂč elle les avait dĂ©posĂ©s. Aucun reproche. Aucune pression pour quâelle se mette au travail. Il a mĂȘme cru â ou plutĂŽt espĂ©rĂ© â quâelle serait sensible Ă sa dĂ©licatesse. Elle sâen foutait. Il se serait attendu Ă un mot, une excuse du genre : « On ne force pas lâinspiration » ou « je laisse mĂ»rir un projet ». Mais rien. Que ces longues heures dâattente et dâinquiĂ©tude Ă descendre au fond dâelle-mĂȘme. Au fond des choses. Tout cela pour sentir lâaccĂ©lĂ©ration de son rythme cardiaque au moment oĂč il lâentend tourner la poignĂ©e de la porte et sâeffondrer sur le marbre du vestibule.
Ce soir, il est rentrĂ© du travail en pensant quâelle devait dĂ©jĂ ĂȘtre partie. Ă son grand Ă©tonnement, la table Ă©tait mise pour deux et un fumet agrĂ©able embaumait lâair de lâappartement. Elle est apparue de derriĂšre la demi-cloison de la cuisine. Elle souriait. Elle lâa invitĂ© Ă prendre place et lui a versĂ© Ă boire. Un excellent vin quâil gardait pour une occasion particuliĂšre. Bien sĂ»r, il nâa rien dit. Il Ă©tait ...