CHAPITRE 1
VIVRE EN NOUVELLE-FRANCE
Tout la touchait : lâodeur saumĂątre des battures, le mouvement des vagues sur la grĂšve. MĂȘme les silhouettes des arbres de novembre lui plaisaient : celles, dĂ©charnĂ©es, des saules et des hĂȘtres, celles, torturĂ©es, des pruniers et des pommiers sauvages, celles, beaucoup plus exubĂ©rantes, des Ă©rables. Elle aimait tout autant les courbes des montagnes qui sâarrondissaient de lâautre cĂŽtĂ© du fleuve que les falaises dâardoise, vĂ©ritable traits dâunion entre la grĂšve et le ciel.
Enfance et jeunesse de Marie-Josephte
Nous sommes en janvier ou fĂ©vrier 1733, dans un petit village aux abords du fleuve Saint-Laurent. Une petite fille, Marie-Josephte Corriveau, vient de naĂźtre Ă Saint-Vallier de Bellechasse. Ses parents sont Joseph Corriveau, cultivateur de cette mĂȘme paroisse, et Françoise Bolduc, originaire de Saint-Joachim, sur la cĂŽte de BeauprĂ©. Le couple sâest mariĂ© quelques annĂ©es plus tĂŽt, le 2 novembre 1728. Si la date de naissance de Marie-Josephte nâest pas connue de maniĂšre certaine, on sait en revanche quâelle est baptisĂ©e le 14 mai 1733, Ă lâĂąge dâenviron trois mois. Lâacte de baptĂȘme de Marie-Josephte stipule que ses parrain et marraine sont Pierre Thibaud et Marie Susanne HuppĂ©.
Du couple formĂ© par Joseph Corriveau et Françoise Bolduc naissent neuf enfants, mais huit dâentre eux sont prĂ©maturĂ©ment portĂ©s en terre : seule Marie-Josephte parviendra Ă lâĂąge adulte. Triste bilan, mais il faut dire quâen ces annĂ©es-lĂ les maladies fauchent la vie de nombreux bambins. PrĂšs dâun enfant sur quatre nâatteint pas son premier anniversaire. Les Ă©pidĂ©mies de variole de 1729-1730 et de 1733, puis de typhus en 1742-1744, jointes aux fiĂšvres diverses, expliquent possiblement le contexte familial qui prĂ©vaut chez les Corriveau. MĂȘme la vie de la petite Marie-Josephte semble avoir Ă©tĂ© menacĂ©e ; câest du moins ce que permet de croire le dĂ©lai de trois mois qui sâĂ©coule entre sa naissance et sa prĂ©sentation sur les fonts baptismaux. Dans lâacte de baptĂȘme, le curĂ© de la paroisse prĂ©cise quâil a « suppléé aux cĂ©rĂ©monies de baptĂȘme » : cela laisse supposer que la petite avait dâabord Ă©tĂ© ondoyĂ©e, câest-Ă -dire quâelle avait reçu une ablution baptismale sans les rites habituels, comme on le faisait couramment avec les enfants en danger de mort. Quoi quâil en soit, Marie-Josephte finit par gagner suffisamment de vigueur pour survivre, contrairement aux petits frĂšres et sĆurs qui naissent et meurent au foyer des Corriveau.
Le contexte gĂ©nĂ©ral est pourtant favorable Ă lâĂ©panouissement de la population de la Nouvelle-France. En effet, Marie-Josephte voit le jour au beau milieu de ce que lâon peut considĂ©rer comme lâĂąge dâor de la colonie. Depuis la fin de la guerre de la Succession dâEspagne, qui se solde par la signature du traitĂ© dâUtrecht en 1713, la population de la vallĂ©e du Saint-Laurent vit enfin des jours paisibles. Hormis quelques annĂ©es plus difficiles oĂč les conditions mĂ©tĂ©orologiques inclĂ©mentes entraĂźnent des disettes et des restrictions alimentaires, les Canadiens prĂ©sentent un niveau de vie gĂ©nĂ©ralement meilleur que celui des Français de lâĂ©poque. Les tĂ©moignages abondent. « Nous nâavons point dans le royaume de province oĂč le sang soit si communĂ©ment beau, la taille plus avantageuse et le corps mieux proportionnĂ© », Ă©crit le pĂšre François-Xavier de Charlevoix, tandis que François de Ruette dâAuteuil note que « les Français qui habitent le Canada sont de corps bien faits, agiles, vigoureux, jouissant dâune parfaite santĂ©, capable de soutenir toutes sortes de fatigues ». Au moment oĂč naĂźt Marie-Josephte Corriveau, la population de colonie sâĂ©tablit Ă 37 716 Ăąmes, et la petite paroisse rurale de Saint-Vallier, sur la cĂŽte sud du fleuve Saint-Laurent, compte un peu plus de 700 habitants.
Des colons sont installĂ©s sur ce territoire depuis les annĂ©es 1680. Si une mission y existe dĂ©jĂ au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle, il faut attendre en 1713 pour assister Ă la crĂ©ation officielle de la paroisse de Saint-Vallier puis, trois ans plus tard, Ă la construction dâune Ă©glise et dâun presbytĂšre en pierre. La paroisse fait alors encore partie de la vaste seigneurie de la Durantaye. Le territoire seigneurial original est par la suite divisĂ© en deux ; la portion situĂ©e Ă lâest, acquise par monseigneur de Saint-Vallier, devient officiellement la seigneurie de Saint-Vallier en 1720. Ce sont cependant les augustines de lâHĂŽpital gĂ©nĂ©ral de QuĂ©bec qui en sont les seigneuresses. Un document de lâĂ©poque prĂ©cise que cette seigneurie fait une lieue et vingt-sept arpents de front sur trois lieues de profondeur. Elle jouxte le fief de Bellechasse du cĂŽtĂ© nord-est et le fief de la Durantaye du cĂŽtĂ© sud-ouest.
La famille Corriveau a Ă©tĂ© parmi les pionniĂšres de Saint-Vallier. LâaĂŻeul, Ătienne Corriveau, a quittĂ© son Poitou natal pour le nouveau continent Ă lâĂąge de 14 ans. Le 28 octobre 1669, il Ă©pousait Catherine Bureau Ă Sainte-Famille, Ăźle dâOrlĂ©ans, et câest lĂ que sont nĂ©s les cinq premiers enfants du couple. De cette union descendront tous les Corriveau dâAmĂ©rique. Câest en 1679 quâĂtienne Corriveau quitte lâĂźle afin de sâinstaller, avec toute sa famille, dans ce qui deviendra quelques annĂ©es plus tard la paroisse de Saint-Vallier.
Quelques gĂ©nĂ©rations plus tard, la famille compte plusieurs branches prospĂšres, notamment celle Ă la tĂȘte de laquelle se trouve le puissant et respectĂ© Jacques Corriveau, responsable du maintien de la paix dans le village. Son cousin Joseph Corriveau, le pĂšre de Marie-Josephte, est aussi un cultivateur prospĂšre. PossĂ©dant une imposante demeure et employant plusieurs serviteurs, il est apparentĂ© â par le sang ou le mariage â Ă la plupart des familles de Saint-Vallier.
Sous lâintendance de Gilles Hocquart, la colonie connaĂźt une prospĂ©ritĂ© et un essor inespĂ©rĂ©s. Ă lâarrivĂ©e dâHocquart, en 1729, lâadministration de la Nouvelle-France prĂ©sente, il faut lâadmettre, une allure quelque peu dĂ©sordonnĂ©e : mal gĂ©rĂ©e en raison des dissensions constantes entre le gouverneur et lâintendant, manquant de ressources et dâinfrastructures nĂ©cessaires au dĂ©veloppement de la colonie⊠il faut y remettre bon ordre, et lâintendant Hocquart sây emploie avec efficacitĂ©. Cet homme trĂšs intelligent est respectĂ© par ses pairs, autant pour son esprit calme, simple et conciliateur que pour son caractĂšre rĂ©putĂ© aimable et honnĂȘte. Ayant entrepris sa carriĂšre dans la Marine française comme simple Ă©crivain, il gravit lentement les Ă©chelons : câest ainsi quâen 1729 il est nommĂ© commissaire ordonnateur de la Nouvelle-France et, deux ans plus tard, intendant en titre.
Dans la colonie, lâintendant sâoccupe des lois et du maintien de lâordre public, de mĂȘme que des questions Ă©conomiques et commerciales. Hocquart sâattachera, dans un premier temps, Ă amĂ©liorer la compĂ©tence des employĂ©s de lâĂtat. Selon lui, si la Nouvelle-France prĂ©sente un potentiel de dĂ©veloppement Ă©conomique considĂ©rable, son manque de ressources humaines et dâinfrastructures nuit au dĂ©veloppement de son plein potentiel. Il sâemploie donc Ă dĂ©nicher des fonctionnaires compĂ©tents et des travailleurs qui lâappuieront dans son entreprise ambitieuse : redresser lâĂ©conomie de la Nouvelle-France. Il sây emploie notamment en faisant la promotion dâautres types de production et dâexploitation que la traite de la fourrure, en protĂ©geant les petites entreprises, lâindustrie et la construction navale. Favorisant les marchands canadiens au dĂ©triment des marchands français, il espĂšre favoriser lâessor dâune bourgeoisie commerciale locale. Il travaille sans relĂąche Ă lâamĂ©lioration de la colonie, se rendant personnellement en France Ă plusieurs reprises afin de solliciter des fonds. De plus, il met en place diverses lois et des rĂšglements dans le but avouĂ© dâassurer la pĂ©rennitĂ© de la croissance Ă©conomique de la colonie.
Câest sous lâintendance dâHocquart, avec lâappui du gouverneur Charles de Beauharnois de la Boische, que sâamorce une importante expansion du systĂšme seigneurial. De 1733 Ă 1743, une trentaine de nouveaux fiefs sont concĂ©dĂ©s et de nouvelles terres sont mises en exploitation : au total, prĂšs de 400 censives sont accordĂ©es pour appuyer le dĂ©veloppement de lâagriculture. Comme la plupart des habitants Ă©tablis ailleurs dans la vallĂ©e du Saint-Laurent, les fermiers de Saint-Vallier cultivent notamment du blĂ©, de lâorge, de lâavoine, du maĂŻs, du chanvre et du tabac, en plus de nombreux potagers dont ils tirent des lĂ©gumes frais. Ils Ă©lĂšvent des chevaux, du bĂ©tail, des moutons et des cochons. Si trois mauvaises rĂ©coltes consĂ©cutives de 1741 Ă 1743 causent une hausse des prix du pain et des autres denrĂ©es principales, les gens des campagnes nâont pas trop Ă souffrir de la faim puisque leur terre produit suffisamment de nourriture pour sâalimenter.
Pendant longtemps, Saint-Vallier ne comptera aucune éc...