LE GOUVERNEMENT
CIVIL DE MURRAY
1763-1766
LE 10 FÉVRIER 1763, À LA DEMEURE DE JOHN RUSSELL, duc de Bedford, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du roi de la Grande-Bretagne auprès du roi de France, est signé le traité de Paris, mettant fin à la Guerre de Sept Ans. César-Gabriel de Choiseul-Chevigny, duc de Praslin, représentant le roi de France, et le marquis Gerom Grimaldi, représentant le trône espagnol, apposent leur signature sur ce document long de 27 articles rédigé en français.
En vertu de l’article 3 du traité, « tous les prisonniers faits de part et d’autre tant par terre que par mer, et les otages enlevés ou donnés, pendant la guerre, et jusqu’à ce jour, seront restitués sans rançon dans six semaines au plus tard, à compter du jour de l’échéance de la ratification du présent traité ».
L’article 4 règle le sort des Canadiens de façon définitive.
Sa Majesté très chrétienne renonce à toutes les prétentions qu’elle a formées autrefois ou pu former à la Nouvelle-Écosse, ou l’Acadie, en toutes ses parties et la garantit toute entière et avec toutes ses dépendances, au roi de la Grande-Bretagne. De plus, Sa Majesté très chrétienne cède et garantit à Sa Majesté britannique, en toute propriété, le Canada avec toutes ses dépendances ainsi que l’île du Cap-Breton et toutes les autres îles et côtes, dans le golfe et fleuve Saint-Laurent, et généralement tout ce qui dépend desdits pays, terres, îles et côtes, avec la souveraineté, propriété, possession et tous droits acquis par traité ou autrement, que le roi très chrétien et la Couronne de France ont eus jusqu’à présent sur lesdits pays, îles, terres, lieux, côtes et leurs habitants, ainsi que le roi très chrétien cède et transporte le tout audit roi et à la Couronne de la Grande-Bretagne et cela de la manière et dans la forme la plus ample, sans restriction et sans qu’il soit libre de revenir sous aucun prétexte contre cette cession et garantie, ni de troubler la Grande-Bretagne dans les possessions sus-mentionnées. De son côté, Sa Majesté britannique convient d’accorder aux habitants du Canada la liberté de la religion catholique ; en conséquence, elle donnera les ordres les plus précis et les plus effectifs pour que ses nouveaux sujets catholiques romains puissent professer le culte de leur religion selon le rite de l’Église romaine, en tant que le permettent les lois de la Grande-Bretagne. Sa Majesté britannique convient en outre que les habitants français ou autres, qui auraient été sujets du roi très chrétien en Canada, pourront se retirer en toute sûreté et liberté où bon leur semblera et pourront vendre leurs biens, pourvu que ce soit à des sujets de Sa Majesté britannique, et transporter leurs effets ainsi que leurs personnes, sans être gênés dans leur émigration, sous quelque prétexte que ce puisse être, hors celui de dettes ou de procès criminels ; le terme limité pour cette émigration sera fixé à l’espace de dix-huit mois à compter du jour de l’échange des ratifications du présent traité.
La France ne perd pas tout ce qu’elle possédait en Amérique du Nord. Elle conserve son droit de pêche et de sécherie sur une partie de la côte de Terre-Neuve, tel qu’accordé par le traité d’Utrecht. Elle obtient, de plus, la propriété des îles Saint-Pierre et Miquelon « pour servir d’abri aux pêcheurs français ». Elle s’oblige, par contre, « à ne point fortifier lesdites îles, à n’y établir que des bâtiments civils pour la commodité de la pêche et à n’y entretenir qu’une garde de cinquante hommes pour la police ». Cette dernière restriction fera l’objet de pourparlers entre la France et l’Angleterre lors de la Deuxième Guerre mondiale.
Le traité de paix est ratifié par les différentes parties le 10 mars suivant. La colonie n’apprendra la nouvelle qu’avec l’arrivée des premiers navires à Québec. Thomas Gage, gouverneur de Montréal, émet une proclamation sur le sujet le 17 mai. Burton fait de même à Trois-Rivières, le 21 mai. Le pouvoir religieux ne tarde pas à emboîter le pas. Dès le 22, le vicaire général Perrault ordonne le chant d’un Te Deum et la récitation de la prière Domine salvum fac regem dans toutes les églises du gouvernement de Trois-Rivières. Par son mandement du 4 juin, le chanoine Briand, après avoir énuméré toutes les qualités du gouverneur Murray, avertit les curés « de l’étroite obligation où ils sont d’expliquer à leurs peuples les motifs qui doivent les porter à l’obéissance et à la fidélité envers le nouveau gouvernement, et de leur faire comprendre que leur bonheur, leur tranquillité, l’exercice de leur religion et leur salut en dépendent ». Quant au vicaire général Montgolfier, il ordonne les mêmes cérémonies que ses confrères, le 28 juillet.
À l’occasion de la proclamation de la paix, un groupe de notables de la ville de Québec présente une adresse au gouverneur Murray dans laquelle ils déclarent qu’ils sont « agrégés sans retour au corps des sujets de la couronne d’Angleterre ». Tous pourtant n’éprouvent pas le même sentiment de joie. Le curé de Saint-Joseph-de-Beauce écrit à Briand, le 22 juin : « J’ai chanté le Te Deum selon votre mandement oculis lacrymantibus. »
Mère Marguerite d’Youville n’est pas la seule à penser ce qu’elle affirme à l’abbé Villard, de Paris, le 5 août 1763 :
Nous avons été surprises et nous nous sommes toujours flattées que la France ne nous abandonnerait pas, mais nous nous sommes trompées dans notre attente ; Dieu l’a permis ainsi. Si nous sommes aussi libres d’exercer notre religion et de faire tout le bien que nous trouvons à faire comme nous l’avons été depuis que nous sommes sous la domination anglaise, nous ne serons pas à plaindre pour le spirituel ; mais pour le temporel, il y aura plus de misères ; on ne trouve pas à gagner sa vie avec eux comme avec les Français, mais j’espère que la Providence y suppléera.
Le même sentiment semble habiter les ursulines de Québec. L’une d’elles écrit aux Mères ursulines de Paris : « La paix si longtemps désirée, mais conclue à des conditions si opposées à nos désirs, a mis le comble à notre douleur. Nous avons été d’autant plus sensibles à cette triste nouvelle, que nous nous flattions pour lors, plus que jamais, de l’apprendre à d’autres titres pour nous, ne pouvant nous persuader que le Canada entier eût été donné à si bas prix. »
Vers un pouvoir civil
Le traité de Paris ne règle pas tout. Les frontières de la colonie n’y sont pas précisées et les structures administratives restent à définir. Trois autres questions demeurent en suspens le remboursement de la monnaie de papier, la nomination d’un évêque et l’administration de la justice.
La Proclamation royale du 7 octobre 1763 apporte quelques solutions. Sur le plan territorial, The Province of Quebec — car tel est le nouveau nom de la colonie — est amputée aux extrémités pour éviter que les Canadiens n’aient des contacts trop fréquents avec les Français qui ont droit de pêche sur le banc de Terre-Neuve et qui possèdent encore les îles de Saint-Pierre et Miquelon. L’article premier de la Proclamation stipule que
le gouvernement de Québec sera borné sur la côte du Labrador par la rivière Saint-Jean et de là par une ligne s’étendant de la source de cette rivière à travers le lac Saint-Jean jusqu’à l’extrémité sud du lac Nipissing, traversant de ce dernier endroit le fleuve Saint-Laurent et le lac Champlain par 45 degrés de latitude nord, pour longer les terres hautes qui séparent les rivières qui se déversent dans ledit fleuve Saint-Laurent de celles qui se jettent dans la mer, s’étendre ensuite le long de la côte nord de la baie des Chaleurs et de la côte du golfe Saint-Laurent jusqu’au cap Rozière, puis traverser de là l’embouchure du fleuve Saint-Laurent en passant par l’extrémité ouest de l’île d’Anticosti et se terminer ensuite à ladite rivière Saint-Jean.
Le roi permettait aussi, « dès que l’état et les conditions des colonies le permettront », l’établissement de chambres d’assemblée. Cette permission soulèvera plusieurs problèmes dans la province de Québec. Il est vrai que la Nouvelle-Écosse élisait ses propres députés depuis 1752 et que les colonies de la Nouvelle-Angleterre possédaient, elles aussi, des structures administratives semblables, mais une remise en cause des pouvoirs réels de telles chambres d’assemblée commence déjà à créer du remous dans ces colonies.
La Proclamation royale autorisait en outre la création « de tribunaux civils et des cours de justice publique dans nosdites colonies pour entendre et juger toutes les causes aussi bien criminelles que civiles, suivant la loi et l’équité, conformément autant que possible aux lois anglaises ».
Le même document enjoint aux gouverneurs des diverses colonies de concéder gratuitement « aux officiers réformés qui ont servi dans l’Amérique du Nord pendant la dernière guerre » des terres de 5000 acres s’ils sont officiers supérieurs, de 3000, s’ils sont capitaines, de 2000 aux officiers subalternes ou d’état major et de 200 acres aux sous-officiers. Les simples soldats qui ont été ou qui seront licenciés en Amérique, à la condition qu’ils résident dans la colonie et qu’ils fassent personnellement une demande, ont droit à une terre de cinquante acres.
Dans tous les cas, on ne pourra exiger des nouveaux propriétaires une redevance égale à celle payée pour des terres situées dans la même province « qu’à l’expiration de dix années ». Les marins qui ont servi lors des prises de Louisbourg et de Québec possèdent les mêmes avantages.
La Proclamation royale s’arrête enfin au sort des Amérindiens. « Nous déclarons de plus que c’est notre plaisir royal ainsi que notre volonté de réserver pour le présent, sous notre souveraineté, notre protection et notre autorité, pour l’usage desdits sauvages, toutes les terres et tous les territoires non compris dans les limites de nos trois gouvernements ni dans les limites du territoire concédé à la Compagnie de la Baie d’Hudson, ainsi que toutes les terres et tous les territoires situés à l’ouest des sources des rivières qui de l’ouest et du nord-ouest vont se jeter dans la mer. »
S’il y a déjà des Blancs qui habitent ces territoires, ils doivent les quitter immédiatement après avoir pris connaissance de la décision royale. Par contre, la traite des fourrures devient libre pour tous, à la condition de posséder une licence qui doit être émise gratuitement, et de se conformer aux règlements qui seront adoptés à ce sujet.
Monnaie de peu de valeur !
Avec la signature du traité de Paris et la cession définitive de la Nouvelle-France à l’Angleterre, plusieurs craignent de subir des pertes considérables avec le papier-monnaie qu’ils ont encore entre les mains. Le 12 février 1763, alors que l’on ignore encore dans la colonie que la paix est officiellement rétablie, un groupe de citoyens de Montréal, comprenant « le corps du clergé, le corps de la noblesse et le corps du commerce », soit en tout 62 signataires, dont 52 commerçants, adresse une pétition au roi de la Grande-Bretagne. Les pétitionnaires tentent d’émouvoir le souverain par la description de leurs misères.
Dès cette époque [1758], affirment-ils, la monnaie de papier seule qui circulait en ce pays est devenue totalement discréditée et entièrement inutile. La suspension du paiement des lettres de change nous porta le dernier coup ; enfin tous les États à la fois se sont trouvés et se trouvent aujourd’hui dans une détresse affreuse et la situation la plus déplorable. Les marchés publics sont couverts de meubles et des dépouilles les plus nécessaires pour subvenir à la subsistance de nos familles. […] Cependant l’avenir effraie encore davantage les citoyens du Canada ; que deviendront-ils si l’on diffère plus longtemps le paiement de leur monnaie ? Que vont devenir leurs familles ? Le laboureur des campagnes trouvera du moins dans la fertilité de la terre la récompense de ses labeurs, il vivra ; mais plus malheureux que lui, les habitants des villes n’auront aucunes ressources, ils seront tous dans l’impuissance de ...