Les cyclistes : du progrès moderne à la révolution écologiste
Ivan Carel
Depuis les années 1990, la plupart des villes des pays industrialisés voient leurs rues sillonnées par un nombre grandissant de cyclistes. Le phénomène s’accélère avec la mise sur pied de systèmes de vélos en libre-service, la création d’infrastructures routières favorables à ce type de déplacement, mais aussi la construction d’un discours concevant le vélo comme une solution – parmi d’autres – aux problèmes auxquels les villes font face : pollution, encombrement, inefficacité des transports, dépendance au pétrole. Sans parler des avantages collatéraux à plus long terme : contrer l’étalement urbain, favoriser la santé publique et même possiblement un certain rapprochement entre citoyens dans un environnement reconquis. Ce renouveau, hérité de l’explosion des ventes de vélos au début des années 1970, est accompagné par la création d’associations et de groupes visant à en faire la promotion et à en limiter les dangers, et ce dans la foulée des mouvements contestataires des années soixante. Or, ces militants contemporains qui chantent les louanges de la « petite reine », son utilité autant que son aspect ludique, ses qualités écologiques autant qu’économiques, ne sont pas très éloignés des pionniers du XIXe siècle qui furent les premiers thuriféraires du « cheval de fer ».
Dès ses premiers tours de roue dans les années 1860, le vélocipède suscite de vives réactions, parfois une véritable frénésie dans les villes et les villages qu’il traverse. Les passions s’enflamment, des groupes se forment, qui pour réclamer de meilleures routes, qui pour organiser des parades et des sorties, qui enfin pour en rendre la pratique plus sécuritaire pour tous. L’automobile n’est pas encore inventée et c’est donc le vélo qui tient le haut du pavé de la célérité et du danger potentiel pour le piéton comme pour lui-même. Il symbolise alors la marche inéluctable du progrès et ses contemporains le décrivent comme tel. Par un étrange retournement de situation, il devient par contre, après un XXe siècle de domination automobile, l’emblème d’une certaine lenteur, d’un retour à des valeurs plus humaines, à moins de frénésie, bref à un temps et un espace reconquis, à hauteur d’homme et géré de façon plus intelligente et efficace.
Ces deux époques, le dernier quart du XIXe siècle et le dernier quart du XXe siècle, offrent donc à l’historien une possible comparaison d’un phénomène, le cyclisme, dont on assiste à la naissance, puis à la renaissance cent ans plus tard. Dès ses débuts donc, le vélo est porté par plusieurs groupes et individus qui en vantent les mérites, mais qui cherchent aussi à en favoriser la pratique. C’est à ces associations que nous allons nous intéresser ici, à celles particulièrement qui se forment afin de revendiquer certains droits auprès des instances publiques. L’étude de ces groupes nous semble pertinente, car elle permet de dépasser la « simple » histoire d’un sport ou d’un moyen de transport donné, pour toucher aux représentations que les individus en ont et ont d’eux-mêmes et de leur société. En touchant aux discours, aux rapports de forces structurants, l’étude des groupes d’intérêt – et particulièrement celle des groupes de pression – se révèle en fait une étude plus large des idéologies en présence dans une société donnée. Elle révèle ainsi un état du discours social. Nous aurons l’occasion, dans les pages qui suivent, d’évoquer des situations étrangères, et notamment étasuniennes et européennes, mais c’est néanmoins le Québec qui retient ici notre attention. L’histoire du cyclisme y est encore jeune, et celle de ses répercussions sociales, encore davantage.
Outre ces deux périodes, une analyse plus détaillée tiendrait compte de l’âge intermédiaire du vélo, celui des années 1910-1960, que Philippe Gaboriau définit en France comme ayant été celui de la « vitesse populaire », entre la « vitesse bourgeoise » du XIXe siècle et la « vitesse écologique » contemporaine. Or, pendant cette période intermédiaire, la pratique du vélo en Amérique du Nord se retrouvant cantonnée au sport ou reléguée au rang d’un jouet enfantin, elle perd de sa capacité à mobiliser les militants. Ce processus de retrait, qui commence dès 1900, sera à étudier. Cependant, nous ne l’évoquerons pas ici, préférant nous concentrer sur les deux bornes temporelles extrêmes, plus riches en activités et qui nous permettront de dresser un portrait que nous espérons fidèle des groupes de pression cyclistes québécois.
Selon Guy Rocher, il existe deux grandes classes de groupes de pression que départage la nature des buts poursuivis : des organisations professionnelles, comme les syndicats, les groupes de consommateurs, les locataires, etc., et les groupes à vocation idéologique, comme ceux qui militent pour la défense de positions spirituelles ou morales, la promotion de grandes causes touchant l’ensemble de la société, etc. Il précise cependant que ces deux catégories ne sont pas étanches. Ces deux vocations du groupe de pression – défense des intérêts particuliers et défense des intérêts idéologiques – seront au cœur de notre hypothèse voulant que les groupes cyclistes des années 1870-1900 sont porteurs de l’idéologie, très moderne, du progrès telle qu’elle s’exprimait alors, tandis que ceux de la fin du XXe siècle sont redevables à celle – d’aucuns la qualifieraient de postmoderne – de l’écologie. En somme, au-delà de leurs revendications particulières et de leurs intérêts « corporatistes », ils défendent également, de façon plus ou moins ouverte et consciente, des positions idéologiques plus larges.
Nous sommes conscients de la difficulté à décrire et à nommer l’idéologie qui nous est contemporaine. Cependant, nous choisissons ce concept d’écologie selon son acception la plus large la décrivant comme un « mouvement visant à un meilleur équilibre entre l’homme et son environnement naturel ». Quant au progrès, c’est son sens sociologique qui nous intéressera ici, soit le projet moderne d’émancipation (individuelle comme collective) que permet l’innovation notamment technologique, en fonction des idées humanistes et progressistes liées à la raison. Précisons d’emblée que ces deux concepts ne renvoient pas à des catégories essentialistes, mais caractérisent ces discours et idéologies par la façon qu’ils ont de se définir eux-mêmes. Les deux idéologies en présence ne s’opposent pas, puisque l’une est en continuité avec l’autre et cherche à se poser davantage comme son perfectionnement que sa substitution. Nous tenterons cependant de démontrer ici qu’à travers les deux mouvements que cent ans séparent, on voit poindre, sous les revendications particulières, les idéologies du progrès et de l’écologie. Ce sont donc de très vastes paradigmes idéologiques qui traversent et motivent les groupes de pression qui nous intéressent.
Ainsi, nous ferons d’abord un aparté sur les débuts du cyclisme, pour ensuite présenter les groupes et les mouvements qui ont jalonné les premières décennies de son histoire québécoise. Après avoir fait un saut d’un siècle, nous décrirons la situation telle qu’elle se présente depuis les années 1970. Enfin, il sera temps de conclure en répondant à l’hypothèse que nous venons d’avancer.
Le « cheval de fer »
Apparition des sports
Pour revenir aux groupes cyclistes, il importe de replacer cette invention (dont les origines exactes sont discutées) dans le contexte bien particulier de la deuxième moitié du XIXe siècle, période d’industrialisation, de développement de la bourgeoisie urbaine et de son idéologie. Moment enfin où le temps se fragmente en périodes distinctes, où les sports codifiés institutionnalisent, à l’intérieur même du temps de loisir, les valeurs de compétition économique et de concurrence qui sont glorifiées dans le temps de travail.
Si les courses de chevaux sont déjà une activité très populaire, il faut cependant les distinguer des sports en tant que tels, qui impliquent des règles strictes, des rencontres, un enjeu et une certaine mentalité sportive