La négociation et ses conséquences
La diplomatie est souvent un jeu de coulisses secret. Il faut d’abord bien connaître son vis-à-vis et le respecter suffisamment pour le mettre à l’aise ; puis, le silence et le secret des conversations sont garantis de succès. Il y a donc les négociations des comptes rendus publics, puis il y a les arrières, les négociations privées, les histoires de corridor. Ce sont très souvent les plus importantes histoires pour connaître la vérité sur des négociations. Bien que la Mission Lemieux se soit soldée par un succès par rapport aux objectifs canadiens, tout n’a pas été facile pour le diplomate, surtout dans ses communications avec son premier ministre. Nous trouverons ici les mots de Lemieux concernant ces négociations ; nous verrons la complexité du processus japonais, sa reconnaissance personnelle envers l’ambassadeur britannique, mais surtout les problèmes auxquels il doit faire face pour faire passer son message à Ottawa où ses collègues ministres ne semblent pas comprendre la situation. Nous nous écartons ici considérablement du petit passage sur les négociations dans le récit officiel qu’il a rendu dans ses mémoires, où son absence de détails laissait croire que tout avait été rapide et facile.
Nous avons volontairement écarté tous les documents officiels, notamment les mémorandums transmis au gouvernement japonais lors des négociations, afin de nous concentrer sur ce qui se passe en coulisses. Beaucoup des lettres envoyées à Laurier se répètent, démontrant que Lemieux a la certitude qu’à Ottawa plusieurs ne comprennent pas ce qui se passe ; certains commentaires faits dans le courrier personnel le confirment. Afin de bien suivre le fil des événements, nous avons ajouté quelques télégrammes de Laurier en réponse à ceux de Lemieux.
* * *
16 novembre 1907 – Une fois arrivé au Japon, il faut faire la reconnaissance du terrain de bataille, apprendre à connaître les belligérants et mettre la table pour les négociations. Déjà, Lemieux et Pope voient l’importance d’avoir à leurs côtés l’ambassadeur anglais.
La journée d’hier a été bien remplie. Lady MacDonald nous avait invités à déjeuner à l’Ambassade, Berthe, Monsieur Pope, Monsieur Verret et moi. Comme vous le savez sans doute, les MacDonald étaient à Pékin lors de l’insurrection des Boxeurs, et j’ai vu dans sa bibliothèque quelques unes des balles qui ont été tirées sur le personnel de l’Ambassade, durant cette triste affaire. Ce sont des gens charmants. Ils nous donnent, Mardi le 19, un grand dîner où, sans doute, nous rencontrerons plusieurs des membres du corps diplomatique Japonais. Après le déjeuner, nous avons eu, Monsieur Pope et moi, une longue entrevue avec Sir Claude au sujet de l’objet de ma mission. Bien confidentiellement, nous avons gagné Sir Claude, et il a dû adresser hier un cable à Downing Street pour demander de prendre fait et cause avec nous auprès des autorités Japonaises. Il a été étonné des faits que nous lui avons révélés. Il ne croyait pas notre cause aussi bonne et aussi forte. Il est indéniable que sans l’appui de l’Ambassadeur An[glais] ici, avec le tintamarre que fait la presse Japonaise au sujet des incidents de San Francisco et de Vancouver, et en tenant compte de l’orgueil et de la sensibilité des Japonais, nous ne réussirions pas à régler cette question de l’immigration, qui est la grande question à l’ordre du jour ici. Les Hommes d’Etat Japonais ne veulent pas que leurs nationaux soient considérés les inférieurs des autres peuples ; c’est là toute la question. Comme vous le voyez, elle est de la plus haute importance.
16 novembre 1907 – Lemieux explique à Laurier qu’il a mis l’ambassadeur, sir Claude MacDonald, de son côté. Les seules instructions que MacDonald a reçues de Londres sont de présenter Lemieux au gouvernement japonais, ce qui pourrait démontrer le désintérêt de Londres pour la question ou le fait que le Canada a les mains libres pour mener ses négociations. Mais les deux hommes ont d’autres intentions, surtout compte tenu de la sensibilité du sujet au Japon, sensibilité bien relevée par Lemieux dans cette lettre. Il faut noter que Lemieux écrit à Laurier en anglais, ce qui n’est pas inhabituel pour la correspondance officielle du premier ministre.
Hier, j’ai eu un long entretien avec sir Claude MacDonald durant lequel il m’a révélé qu’après avoir lu notre dossier il l’a trouvé si solide et le bris de confiance de la part des Japonais si flagrant, qu’il a contacté le ministère des Affaires étrangères (F.O. = Foreign Office ?) en Angleterre afin qu’on lui accorde de m’apporter toute l’assistance nécessaire. Sir Claude avait seulement l’autorisation de me présenter. Étant donné la préoccupation immense au Japon en ce qui a trait à cette question d’immigration, j’ai réellement besoin d’une aide active de la part de sir Claude MacDonald. Il a ainsi reporté la première rencontre au lundi 18 et en a avisé le comte Hayashi.
Notre affaire étant à ce point solide, nous envisageons de gagner, mais avec la diplomatie japonaise, chacun de nos pas doit être prudemment calculé.
18 novembre 1907 – Les Américains, aux prises avec les mêmes problèmes à contrôler l’entrée de milliers de Japonais sur leur territoire, veulent se joindre au Canada pour bénéficier du même règlement. Lemieux refuse de faire équipe avec les Américains, sans doute parce qu’il se rappelle que le Canada a perdu sa cause face au géant américain dans le dossier de la frontière de l’Alaska. Le gouvernement américain en viendra à son propre accord de contrôle d’émigration avec le gouvernement japonais.
Je peux également vous informer que les Américains ont très hâte d’unir leurs efforts aux nôtres dans cette affaire. L’ambassadeur américain, M. O’Brien, a appelé ce matin et a fait valoir auprès de l’ambassadeur britannique la nécessité de présenter un dossier commun au comte Hayashi, le ministre des Affaires étrangères. Nous avons bien sûr refusé.
22 novembre 1907 – Londres accepte la position de son ambassadeur et lui demande d’accorder son appui au Canada dans ses négociations. Il ne faut pas y voir un affaiblissement dans la position canadienne de faire un accord diplomatique directement avec le Japon. L’ambassadeur anglais connaît le Japon et ses ministres et sa réputation à Tokyo est grande ; il ne peut ainsi qu’aider Lemieux dans son rôle. Sir Claude MacDonald a aussi bien compris que c’est Lemieux qui mène les négociations et que lui est en soutien.
[…] Je reviens à l’Ambassade travailler et Sir Claude m’annonce une bonne nouvelle de Londres : « Give L. your active support ». Nous aurons donc lundi le 25 notre première entrevue officielle avec le Comte Hayashi, Ministre des Affaires Etrangères et, avec le prestige de la Grande Bretagne, nous comptons bien terminer promptement et sûrement notre affaire.
25 novembre 1907 – Il faut surveiller ses arrières, à plus d’un niveau.
En causant hier avec Sir Claude, j’ai appris que mes lettres...