CHAPITRE 1
NâDjamĂ©na, capitale du Tchad
Rendez-vous avec la mort
Dji ! Dji ! Dji ! Klak klak klak, woush woush woush ! Jâentends les trois bruits en mĂȘme temps. Sensation de folie. Une mitrailleuse ou deux claquent, aboient clairement, craquant lâair dâĂ©clats, jappant, Ă©claboussant dâeau brune la barque filant sur lâeau sombre. Je regarde mĂ©caniquement la grĂšve vaseuse, noiraude, piĂ©tinĂ©e, oĂč jâĂ©tais il y a quatre ou cinq minutes. Par-dessus les yeux fous et le visage verdĂątre du grand noir Ă turban qui pousse lâaviron, je vois deux camionnettes cabossĂ©es, vert et rouge, Ă cinquante mĂštres lâune de lâautre, en parallĂšle. Des soldats sâagitent, nous crient dâarrĂȘter, font signe de revenir, pendant que dâautres tiennent voluptueusement de grosses cartouchiĂšres jaunes qui brillent au soleil couchant, autour de leur cou.
Je suis mouillĂ©. BĂȘtement je passe la main sur mon costume sombre de diplomate, mon porte-documents noir Ă mes pieds. Dji ! Dji ! Dji ! Klak klak klak, woush woush woush ! Les machines crachent, les balles frappent, plus prĂšs, Ă cinq mĂštres maintenant, lâeau retombant sur mon visage, venant des deux cĂŽtĂ©s. Les prochaines rafales vont grignoter la barque vermoulue, le piroguier aura la tĂȘte Ă©clatĂ©e et je recevrai des coups de hache dans le dos, silencieusement, Ă moins quâune balle folle me perce le cervelet pour ressortir gentiment par la bouche ? Elle est en route, elle vrille lâespace si court entre la vie et ma mort, ici au milieu du Chari, au Tchad, au cĆur de lâAfrique sahĂ©lienne, Ă 17 h 55, dans lâindiffĂ©rence totale de cette belle planĂšte qui tourne, bleutĂ©e, dans le cosmos. Câest donc ça mourir ?
Je me lĂšve, les bras au ciel ; je me tourne, je fais des signes ; jâai ramassĂ© mon porte-documents que jâagite avec facilitĂ©. Je parle : « OhĂ© ohĂ©, je suis Canadien, je suis diplomate ! » Les soldats sâarrĂȘtent, se regardent, ont peur de ce fou blanc, couleur de la mort en Afrique, qui rit, qui les salue. Ils ne comprennent pas. Le chauffeur de la limousine de lâambassadeur de France gesticule et ils sont tournĂ©s vers lui.
Au ralenti, des femmes africaines serrent leur pagne Ă la taille, essaient de ramasser quelques poissons fumĂ©s, des Ă©cuelles en Ă©mail, colorĂ©es, made in China. De quoi ont-elles peur ? OĂč vont-elles si lentement ? Cette image va se figer, se fixer hors du temps, ce sera une derniĂšre image et elle sâĂ©teindra comme la pellicule dâun film brĂ»lĂ©.
Je vĂ©rifie que lâadolescent mince qui Ă©tait assis devant moi nâa pas encore reçu des Ă©clats de mon crĂąne, comme le mercenaire EugĂšne Otten Ă Nsingu au Nord KasaĂŻ, en 1965, il y a si longtemps, quand je voulais savoir ce quâĂ©tait la peur. Peur de quoi ? Câest si facile de mourir, on se lĂšve, une belle balle cuivrĂ©e caresse votre Ă©pine dorsale ou vous mouille la langue et sort de votre bouche qui sourit ou qui crie. Quâimporte : ma vie dĂ©file comme un film qui file, file, se dĂ©vide comme on nous lâa toujours dit. Quelle belle vie jâai eue : la France des ancĂȘtres romains, en toge, lâAtlantique verte, la neige, ma mĂšre Blanche, les corps des femmes, les cheveux blonds de mes enfants, lâAfrique noire comme de la mĂ©lasse, le poĂšme de Senghor : « Femme nue, femme noire, vĂȘtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté⊠» On a de la mĂ©moire mĂȘme quand on est mort ? Au ministĂšre, on dira « câĂ©tait une tĂȘte brĂ»lĂ©e ». Cette fois ils auront raison. Est-ce quâil y aura suffisamment dâassurances pour quâAnnouchka puisse Ă©duquer nos enfants ? Jâai honte dâĂȘtre mal organisĂ©. MĂȘme pas de valise et quelques francs CFA que lâambassadeur vient de me donner. Est-ce que ma mort sera indigne, ridicule ? Jâai toujours voulu ĂȘtre noble, bien finir, comme un Miura auquel on offre un tour de piste, alors que son Ćil tournĂ© vers moi seul se voile, pendant quâil galope dans lâĂ©ternitĂ©, en donnant de furieux coups de tĂȘte, sa queue sâagitant dans la poussiĂšre du soleil, pendant que de belles femmes rient en offrant leur poitrine Ă qui veut y mordre, plus tard, au son des guitares. Je suis estoquĂ© et il y avait tant de choses Ă faire, Ă savoir ! Le jazz accompagne ma chute.
Dâun coup, tout est silence. Je prends de lâargent dans ma poche, le donne au piroguier qui sourit. Pourquoi ? La rive camerounaise, boueuse et molle, sâapproche. Je me retourne, suis-je encore vivant ? Les Tchadiens ont aimĂ© mon geste, mon salut, lâallure diplomatique de cette silhouette en costume noir. Ils rient. Les femmes, sur la berge, ont arrĂȘtĂ© de courir. Le chauffeur de lâambassadeur me salue, au loin. La pirogue sâenlise dans un bruit de caresse. Jâessuie mon costume. La mallette est Ă mes pieds. Je suis OrphĂ©e, je chante le monde. Je dois mĂȘme ĂȘtre beau, vieux rĂȘve. Le piroguier tient les billets : « Câest trop, patron, câest trop ! Reprends la moitiĂ©. Patron, tu es arrivĂ© au Cameroun. Ici tu es un grand roi, un lamido, tu es chez toi. LĂ -bas, tu as vu, ça ne va pas ! Tu as la baraka. LĂ -bas, tout le monde va mourir, car câest la guerre ! »
Rimbaud disait : « Jâirai en Afrique. Je serai cruel. Les femmes mâaimeront. » Câest mon heure de vĂ©ritĂ©. Oui, je suis OrphĂ©e. Je retourne chez HadĂšs en face, ou je marche dans la boue, de ce cĂŽtĂ© ici ?
Un Ă©norme douanier en tenue grise patauge fĂ©rocement dans la glaise. Je le vois se prĂ©parer, sourcils froncĂ©s, Ă me faire toute une scĂšne, car il y a des tĂ©moins. Un Blanc qui arrive chez lui, en plein couvre-feu, qui provoque une escarmouche sur le fleuve, ose sâapprocher du Cameroun ! Il pense : « Un Libanais, un marchand dâarmes, un Blanc Ă mallette, sans bagages ! Il doit ĂȘtre riche ! Je vais le coincer, le terroriser, car câest moi ici qui suis le âBig Bossâ et ce petit Blanc qui doit sentir mauvais comme tous les Blancs, qui doit avoir un tout petit sexe cachĂ© dans ses vĂȘtements de Blanc, je vais mâen occuper ! » Ă chaque pas un mauvais scĂ©nario se prĂ©cise. Il faut rĂ©agir.
Je mets les pieds dans la vase oĂč je mâenfonce jusquâĂ la cheville. Surtout ne pas perdre une chaussure dans ce merdier. LâanimositĂ© de lâofficiel furieux me parvient comme un projectile. Je mâarrĂȘte et je lui lance : « Alors, vous nâĂȘtes mĂȘme pas capable de mâaider ! Prenez un ou deux adjoints avec des planches, une pelle, une brouette, ce que vous voulez ! DĂ©pĂȘchez-vous, si on me tire encore dessus de lâautre cĂŽtĂ©, vous serez responsable de ma mort et une balle perdue peut mĂȘme vous atteindre. Alors on nâa pas de temps Ă perdre ! Grouillez-vous ! »
Le douanier est pĂ©trifiĂ©. On lui donne des ordres ! Il fait signe : un ou deux soldats arrivent pieds nus, en courant, pour aider le Blanc, qui garde sa mallette avec sĂ©rieux Ă ses cĂŽtĂ©s. La pirogue est tirĂ©e sur le rivage pour la nuit et mon piroguier a lâair soulagĂ©. « Je suis lâambassadeur du Canada ici, au Cameroun. Votre prĂ©sident, Ahmadou Ahidjo, qui est un homme du Nord comme vous, mâa promis que lui-mĂȘme et tous ses fonctionnaires sont lĂ pour mâaider Ă remplir ma mission, oui, ma mission. En plus, il est devenu un ami. Je lui dirai que câest grĂące Ă vous que jâai Ă©vitĂ© le pire aujourdâhui. Allons Ă votre bureau, pour me nettoyer. Je vous montrerai mon passeport diplomatique. Vous ĂȘtes un homme compĂ©tent et je vous remercie dĂ©jĂ pour tout ce que vous avez fait et ferez encore. »
Le douanier sâest calmĂ© ; ses adjoints ont nettoyĂ© la glaise incrustĂ©e dans mes souliers. De ses bureaux on a appelĂ© le gouverneur de la province, qui arrive en Mercedes. Il sâexcuse, comme si la traversĂ©e dangereuse Ă©tait de sa faute : « Excellence, câest la guerre civile en face depuis le dĂ©part de François Tombalbaye. Ă lâĂ©poque, on allait de lâautre cĂŽtĂ© comme Ă Paris : rues propres, fonctionnaires efficaces, lâarmĂ©e française dans les rues, Ă cause des accords militaires. Eau Perrier et pastis dans les bars. Le Monde et Paris Match jamais en retard. Restaurants, bistrots. LâhĂŽtel La Tchadienne bien tenu, cuisine de qualitĂ©. Un Ă©vĂȘque blanc Ă la grande cathĂ©drale, des courses de chevaux avec des milliers de spectateurs tous les dimanches. Puis HissĂšne HabrĂ© sâest emparĂ© de la ville, quâil tient pour moitiĂ©, au Sud. Au Nord, vous avez rencontrĂ©, je suppose, Goukouni Oueddei, lâhomme du Tibesti, ancien compagnon dâarmes dâHabrĂ© quand il fallait faire tomber le gĂ©nĂ©ral Malloum. Ils sont du Nord, ils sont musulmans. Les chrĂ©tiens de lâancienne ville de Fort-Lamy [devenue NâDjamĂ©na] sont en retrait, vers le sud, Ă Moundou, oĂč il y a deux Ă©vĂȘques canadiens. Vous connaissez tout cela jâen suis sĂ»r. »
Il mâobserve, trop poli pour demander directement dâoĂč je sors, pourquoi je suis chez lui, chien perdu sans collier, Ă sept heures du soir. Je dois mâexpliquer : « Gouverneur, merci de mâavoir rĂ©cupĂ©rĂ© au poste-frontiĂšre. Votre agent a Ă©tĂ© impeccable et jâaimerais quâon le rĂ©compense, ne serait-ce que par une parole, pour ce quâil a fait pour moi. Je suis en poste Ă YaoundĂ©, mais aussi accrĂ©ditĂ© au Tchad. Je suis venu ici, en 1972. JâĂ©tais ce matin Ă la Tchadienne, Ă la fin de ma tournĂ©e annuelle, mais lâavion de la Camair vient de dĂ©coller sans moi et le prochain avion pour YaoundĂ©, câest dans une semaine. Seule ma valise est Ă bord de lâavion et arrivera Ă YaoundĂ© Ă lâheure⊠»
Le gouverneur me regarde, intriguĂ© : il ne sait sâil doit rire ou sâil doit dĂ©montrer une compassion sĂ©rieuse, sâexcuser pour la Camair â compagnie camerounaise â qui mâa fait faux bond, de lâautre cĂŽtĂ© du Chari, oĂč le soleil rouge comme braise laisse traĂźner une lumiĂšre Ă©trange. Je lui explique ce quâa Ă©tĂ© ma journĂ©e : rencontre avec lâambassadeur de France, Marcel Beaux, bureaux climatisĂ©s, portrait de ValĂ©ry Giscard dâEstaing au mur. Lâambassadeur, cheveux argentĂ©s, sâĂ©tait avancĂ© pour me serrer la main : « Soyez le bienvenu. CafĂ©, eau minĂ©rale ? Je vous en prie, prenez place ! » Un signe de la main et nous sommes seuls. « Alors, comment se passe votre sĂ©jour ? Mon collĂšgue Dubois, de YaoundĂ©, mâa parlĂ© de vous, en bien, rassurez-vous, ce qui mâa fait plaisir, car jâaime beaucoup le QuĂ©bec⊠»
Je lui rĂ©ponds : « Excellence, merci de votre accueil. Jâaurais dĂ» venir vous voir dĂšs mon arrivĂ©e, pour bĂ©nĂ©ficier de vos conseils et de votre appui. Jâaime NâDjamĂ©na et jâespĂšre y venir souvent, mais ce nâest pas toujours facile, vous le savez. On est plein de bonnes intentions, puis la rĂ©alitĂ© sâen mĂȘle. Je couvre le Tchad, le Gabon, la Centrafrique, en plus du Cameroun bien sĂ»r, qui est trĂšs grand, complexe, bilingue, et jâirai bientĂŽt Ă lâarchipel de SĂŁo TomĂ©-et-PrĂncipe. Je nâai pas une grosse Ă©quipe, plusieurs programmes Ă gĂ©rer ! »
Marcel Beaux me regarde : « Mon cher, comme jâaime votre accent et combien je retrouve en vous ce QuĂ©bec que jâaime. Pendant ces annĂ©es Ă QuĂ©bec, jâai appris Ă mieux connaĂźtre votre histoire et Ă mieux comprendre les problĂšmes actuels de la ConfĂ©dĂ©ration canadienne. Vous ĂȘtes diplomate canadien et je sais que vous ĂȘtes familier avec les complexitĂ©s du triangle Paris-Ottawa-QuĂ©bec. Nous en parlerons au dĂ©jeuner. Si vous prĂ©fĂ©rez quâon parle du Tchad ce matin, je suis Ă votre disposition. »
Plus tard, Ă 17 h 25, devant sa rĂ©sidence, lâambassadeur me voit descendre dâun taxi jaune, brinqueballant et poussiĂ©reux, dont les siĂšges de plastique Ă©ventrĂ©s laissent apercevoir les ressorts. Par un geste il dit Ă son chauffeur, bien vĂȘtu et souriant, de rĂ©gler le taxi. « Cher Duguay, que se passe-t-il ? Lâavion est parti sans vous ou ne partira que demain ? »
Je lui explique : « Monsieur lâAmbassadeur, la Camair est partie sans moi, jâai encore une semaine ici ! Ma valise arrivera avant moi. En fait, je suis sans ressources et je voudrais traverser en face dĂšs ce soir, malgrĂ© tout. »
Lâambassadeur Beaux rit gentiment : « Mon cher, prenez tout lâargent que jâai ici, vous compterez plus tard et vous me rembourserez par mon ami Hubert Dubois Ă YaoundĂ©. Mon chauffeur vous conduit au dĂ©barcadĂšre. Il vous reste vingt minutes pour trouver une pirogue et traverser. Bonne chance, âĂ la revoyureâ comme on dit au QuĂ©bec ! »
La belle limousine arrive en quelques minutes au bord du Chari. Le chauffeur me trouve une barque plutĂŽt graisseuse, basse, sans moteur, me dit de payer le piroguier 100 000 francs CFA de lâautre cĂŽtĂ©, pas avant. On se serre la main, on est amis. Câest lâAfrique.
Retour nocturne au Cameroun
Le gouverneur camerounais mâavait Ă©coutĂ© en silence, e...