Le Temps qui m'a manqué
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Le Temps qui m'a manqué

Gabrielle Roy

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  1. 110 pages
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Le Temps qui m'a manqué

Gabrielle Roy

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Dans « La Détresse et l'Enchantement », sa grande autobiographie publiée un an après sa mort, Gabrielle Roy raconte seulement la première partie de sa vie, depuis son enfance au Manitoba jusqu'à son retour d'Europe en 1939, la maladie de ses dernières années l'ayant empêchée de conduire plus avant le fil de son récit. Mais elle a eu le temps, avant de mourir, d'écrire ce qui, dans son esprit, devait constituer le début de la suite de son autobiographie, et c'est ce récit, retrouvé parmi ses manuscrits, qui a pu être publié depuis sous le titre « Le Temps qui m'a manqué ». L'action fait donc suite à celle de « La Détresse et l'Enchantement ». Elle couvre les années au cours desquelles Gabrielle, installée à Montréal, exerce le métier plus ou moins obscur de journaliste à la pige et commence à écrire son premier roman, qui deviendra « Bonheur d'occasion ». Centré sur la mort de Mélina, la mère, le récit se déroule tout entier sous le signe du deuil, à travers lequel la jeune femme tente de saisir sa propre identité et le sens de son destin. On retrouvera donc dans ces pages, les dernières qu'elle a écrites, toute la force d'évocation et cet art incomparable de la narration émue qui font la singularité et le génie de Gabrielle Roy. L'édition de ce texte, accompagné d'une chronologie et d'une bibliographie, a été préparée par François Ricard, Dominique Fortier et Jane Everett.

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Information

Year
2015
ISBN
9782764612989
I
Longtemps il m’avait semblé que les rails ne me chanteraient jamais autre chose que le bonheur. Dans mes voyages d’enfant avec maman, que nous allions peu loin ou, au contraire, comme cette fois jusqu’en Saskatchewan, alors qu’elle avait eu l’air si préoccupée1, toujours ils me présentèrent la vie à l’image des visions magiques que faisait naître en moi la vue de l’horizon fuyant sans cesse devant nous. Les espaces immenses, le départ, le train, le voyage et, au bout, le bonheur, me parurent pendant des années indissolublement liés. Même après que j’eus quitté ma mère en ce jour de septembre, petite silhouette solitaire au bout du quai, serrant sur elle son manteau sombre, le cœur me manquant de la voir ainsi abandonnée, même alors les rails ne furent pas longs à me rassurer et à me consoler par leur incroyable attrait sur mon âme jeune. Je m’en allais au loin chercher ce qu’il y avait de meilleur, me disaient-ils. Je le rapporterais à ma mère. Et elle en serait à jamais réjouie2.
Combien de temps avait donc passé depuis cette illusion d’un cœur qui toujours oscilla entre l’exaltation la plus enivrante et l’ombre la plus noire ? À peine plus de cinq ans, et voici qu’en ce soir de juin, Montréal à peine quitté, le train, lancé dans la nuit lugubre, à chaque tour de roue me marte-lait la tête de la même phrase impitoyablement scandée : Ta mère est morte. Ta mère est morte. Ou bien il me faisait à moi-même me le dire sur un ton pareillement scandé : Maman est morte. Et je n’arrivais pas encore malgré tout à le croire tout à fait, tout au fond de l’âme. Pourquoi maman serait-elle morte avant que je n’aie eu le temps de lui rapporter la raison d’être fière de moi que j’étais allée au bout du monde lui chercher au prix de tant d’efforts ? Elle si patiente, comment ne m’aurait-elle pas accordé le peu de temps qui m’avait manqué ? Si peu de temps !… si peu de temps !… se prirent, comme en se riant de moi, à me scander les rails.
Elle ne m’avait pourtant pas paru si malade l’été passé, alors que, revenant de mon voyage de reportages dans l’Ouest canadien et jusqu’au tronçon, que j’avais pu aller voir, de la route de l’Alaska, je m’étais arrêtée auprès d’elle pour quelques jours3. Si, pourtant ! Il y avait eu cet incident qui aurait dû m’inquiéter si j’avais seulement été un peu moins prise par mes propres préoccupations ! Comme nous causions ensemble, un soir, elle assise dans sa chaise berçante, moi allongée, à côté, sur un sofa, elle m’avait tout à coup demandé : « Veux-tu changer de place avec moi, me laisser le sofa pour me reposer un moment ? » Cela lui ressemblait si peu d’avouer de la fatigue, comment n’avais-je donc pas compris que pour y venir elle avait dû se sentir mal ? Mais je rentrais presque épuisée de mon long voyage, la tête pleine des mille choses que j’avais vues et avais peur de ne pas bien rendre, si inquiète et tracassée au sujet de mon travail à venir — comment traiter cette matière abondante retenue dans ma mémoire seulement — que, dans mon mal à moi, j’avais pu passer sans le voir à côté du sien, déjà peut-être très sérieux dès ce moment-là.
Pour la troisième fois en une heure, je sortis de mon sac le télégramme plié en quatre et relus avec la même stupéfaction profonde, comme si encore maintenant le sens de ces quelques lignes ne me parvenait pas en entier : Maman décédée ce matin à dix heures. Funérailles mardi. T’attendons si possible. C’était signé : Germain.
Ainsi il avait été mis au courant avant moi, quoique se trouvant lui aussi au loin, mais un peu moins que moi, il est vrai. Anna l’avait donc informé le premier. Pourquoi ne pas m’avoir à moi aussi envoyé un télégramme ? Pour l’instant, je ne saisissais pas que cela n’eût pas changé grand-chose. Je m’imaginais que, partie plus tôt, je serais arrivée à temps pour revoir ma mère encore vivante et recueillir son dernier regard. Et je me faisais de ces choses que maintenant je n’aurais jamais une sorte de trésor que, même l’ayant perdu, je posséderais en quelque sorte pour toujours. Que disait Esther à ce sujet ? Qu’il convenait — n’était-ce pas cela ? — aux êtres qui s’aiment de se faire leurs adieux sur cette terre.
— Mais pourquoi, Esther, s’ils doivent se retrouver ?
— Afin, peut-être, de s’en donner la promesse. Ou de s’en communiquer l’espoir.
J’en voulus un long moment à ma sœur Anna. Dans notre pauvre vie toujours si pleine de soucis d’argent, se pouvait-il que ce fût par économie, encore, qu’elle n’eût envoyé qu’un télégramme, comptant sur celui qui le recevrait pour en faire parvenir la nouvelle aux autres ? Mon Dieu ! Mon Dieu ! ai-je gémi à voix basse, comme s’Il n’était pas malgré tout trop loin pour pouvoir nous entendre et nous prendre en pitié.
Le train fuyait. Au-delà des vitres assombries je devinais un paysage où il y avait de l’eau qui brillait faiblement et des lumières lointaines qui s’y reflétaient en retombées de feux d’artifice. Je me rappelle vivement, encore aujourd’hui, combien souvent, au cours de cette nuit-là, je perdis de vue où j’étais, dans quel pays, en quelle année de ma vie, ce que je faisais dans ce train, où donc j’allais si impatiente d’arriver et en même temps si terrifiée de ce que je trouverais au bout.
Traversées les petites villes des environs de Montréal, nous devions approcher de la frontière de l’Ontario, et les lumières que j’apercevais de loin en loin pouvaient être celles de fermes voisines ou de très petits villages à moitié enfouis dans leurs arbres. Par un égarement de l’esprit qui cherchait sans doute refuge contre la réalité, je me mettais ainsi à observer soudainement avec une étrange insistance tel ou tel détail sans importance en ce moment, comme je l’aurais fait si j’avais eu à le décrire, puis tout du monde extérieur disparaissait de nouveau à mes yeux, et je repartais errer dans ces sombres lieux que deviennent nos souvenirs lorsque c’est le malheur qui nous y ramène pour les parcourir à la lueur tremblante d’une raison affolée. À travers le roulement du train j’entendis Esther, à la voix déformée par le téléphone, me lancer, de la cabine d’Upshire :
— Il est important d’aller dire adieu à ceux qui vont nous devancer dans la mort.
— Mais si nous n’arrivons pas à temps !…
Elle ne répondait pas. La ligne entre nous deux devait être coupée.
Évidemment, je savais maman malade depuis quelques mois. Anna me l’avait appris dans une étrange longue lettre où elle me racontait qu’au sortir d’une messe matinale, au grand froid, maman avait été prise d’un malaise subit, qu’elle avait néanmoins pu revenir à la maison, qu’elle semblait se remettre assez bien et qu’il n’y avait pas lieu pour l’instant de trop s’inquiéter. Si le mal empirait, elle me le ferait savoir. Cependant c’était à moi de décider si je viendrais tout de suite ou si j’attendrais quelque temps. Ni elle ni personne ne m’ayant alors précisé que maman, ce matin-là, avait subi un infarctus du myocarde, j’avais pu croire que j’avais le temps en effet de remettre ma venue à un peu plus tard. Elle-même avait peut-être d’ailleurs interdit aux autres de m’apprendre la gravité de sa maladie. Elle avait peut-être même réussi à en garder le secret entre elle et son médecin. Elle aurait bien été capable d’essayer, en tout cas.
J’avais pourtant dès alors songé à emprunter l’argent pour le voyage mais je n’avais trop su vers qui me tourner. Plusieurs, que je connaissais à peine, m’auraient bien volontiers aidée, je le sais maintenant, mais je répugnais à solliciter un prêt de gens qui ne m’étaient pas absolument proches, encore plus pourtant de ceux de ma famille qui m’avaient longtemps d’avance prévenue que je n’aurais qu’à m’en prendre à moi-même le jour où je choirais de mes grandeurs et devrais payer le prix d’avoir quitté mon emploi. D’ailleurs, ils étaient tous démunis. Se met-tant ensemble, ils auraient tout de même pu réunir la somme qu’il me fallait, et sûrement ils l’auraient fait si je le leur avais demandé, en toute simplicité du cœur. Mais jusqu’au bout il avait fallu que je tienne à mon insensé orgueil de ne rien devoir à ceux qui m’avaient refusé un mot d’encouragement à l’heure, il est vrai, où j’en avais eu si grand besoin. Mais aussi qu’auraient-ils pu alors deviner de mes rêves que moi-même je ne démêlais pas !
Je sortis de mes pensées pour entendre les rails me rappeler : Elle est morte. À quoi bon ces vieilles animosités encore, ces stériles regrets, ces perpétuels retours en arrière ! Tant de choses tout à coup n’avaient plus, n’auraient jamais plus d’importance. Et je retournai dans mes souvenirs impitoyables pour essayer de coudre ensemble les mille bouts de la pauvre histoire pourtant maintenant achevée.
Peu après sa lettre m’annonçant la maladie de maman en était arrivée une autre d’Anna, plutôt rassurante, puis une de maman elle-même, dont l’écriture toute défaite aurait dû m’ouvrir les yeux, mais je retins de cette pauvre lettre écrite au prix de Dieu sait quels efforts ce que je souhaitais en retenir : maman reprenait vie, elle se conformait aux ordres de son médecin qui lui conseillait de garder le lit quelques jours encore sauf pour les repas qu’elle prenait à table avec Clémence. Elle avait hâte de me voir venir, mais quand ce serait possible, quand cela ne me dérangerait pas trop dans mon travail, surtout s’il allait bien… ainsi que je le souhaitais. Peut-être aimerais-je venir au printemps, quand il ferait beau.
Quand il fera beau !… quand il fera beau !… se mirent à scander les rails.
J’étais alors à Rawdon, village des Laurentides, qui fut à ma barque ballottée l’un de ces bienheureux havres. J’y logeais, à l’extrémité du village, dans une grande maison de bois de style gingerbread, chez une vieille dame irlandaise qui prenait de moi un soin presque maternel pour un très raisonnable prix de pension. J’y avais une chambre spacieuse, claire, pas très bien chauffée cependant. Engoncée dans un épais chandail à col roulé, les pieds enveloppés de laine, je tapais à ma petite machine portative de six à huit heures par jour. Mon vieux compagnon de vie, ma constante chimère, le sentiment que j’allais bientôt toucher au but, me tenait toujours lieu de soutien. Le même but vers lequel je cours encore à près de soixante-douze ans et dont je me demanderai sans doute si j’en ai le temps avant de mourir quel il était.
Pour l’instant, à Rawdon, il se ramenait à amasser au plus vite l’argent qu’il me fallait pour revenir au Manitoba m’occuper de maman et la faire soigner le mieux possible. J’écrivais article sur article pour le Bulletin des agriculteurs, en m’appuyant sur la documentation que j’avais recueillie au cours de mes voyages de l’été et de l’automne précédents dans diverses régions du Québec et d’ailleurs. J’écrivais aussi des contes, des nouvelles. Le petit vieux mari de ma logeuse, qui entendait crépiter ma machine à écrire du matin au soir, s’inquiétait de me voir ne descendre les rejoindre qu’aux repas.
— Qu’est-ce qu’elle a, crois-tu, à taper tout le temps sur cette machine ?
— Elle écrit des choses, répondait sa petite vieille.
— Comme t’en lis le soir dans ton Family Circle ?
— Ça doit.
— C’est quand même curieux, ne trouves-tu pas, à son âge, de passer son temps à se raconter des histoires. Est-ce que c’est pour elle, penses-tu, qu’elle les invente ou pour des gens ?
— À la fin, tu m’en demandes trop, Charlie. Est-ce que je sais, moi !
Tels étaient des bouts de leurs conversations qui me parvenaient par la bouche de chaleur, laquelle m’en envoyait justement si peu.
— Est-ce du travail, d’après toi ? demandait encore Charlie.
— C’est sûrement du travail, disait-elle.
Alors, peut-être apitoyé sur mon sort, le petit vieux s’avisait que je pouvais ne pas avoir assez chaud assise là-haut sur la même chaise pendant des heures à ne bouger que des doigts, et il se décidait, un peu contre le gré de sa femme, ménagère sur le chapitre du chauffage, à mettre une autre bûche dans le poêle, élan pour lequel je lui ai encore aujourd’hui de la gratitude, surtout s’il l’avait choisie de bouleau enroulé d’écorce qui flambait aussitôt, m’envoyant sur les genoux une généreuse onde de chaleur. Eux aussi, mes petits vieux de Rawdon, au cours de mes années de constants déplacements où j’aurais pu n’être partout qu’une simple passante, me créèrent, à leur manière, une sorte de chez-moi4.
J’avais déjà alors mis en marche Bonheur d’occasion, né, au fond, sans que je le sache, ce soir où j’avais rêvé sans but au bord du vieux canal de Lachine5. Mais je n’y travaillais que deux ou trois mois par année, quand j’en avais fini avec mes reportages pour le Bulletin des agriculteurs et pouvais revenir entière à cet ouvrage qui devenait un immense manuscrit. Ayant eu tant de fois à le mettre de côté, le miracle est que j’aie pu, moi qui redoute tellement le fil interrompu6, le reprendre là où je l’avais laissé cinq ou six mo...

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