CHAPITRE 14
Cérémonies religieuses et patriotiques
Les Canadiens français et leurs compatriotes sont citoyens dâun mĂȘme pays. Les uns et les autres suivent le mĂȘme calendrier chrĂ©tien. NĂ©anmoins aucun anniversaire ne les rĂ©unit en des cĂ©rĂ©monies communes pour manifester un attachement commun et sincĂšre Ă des symboles ayant pour tous la mĂȘme signification. Chaque groupe a ses fĂȘtes Ă lui.
Ce fait est important, parce que la participation Ă des cĂ©rĂ©monies identiques trace gĂ©nĂ©ralement la ligne de dĂ©marcation entre deux groupes dont lâun est « nous » et lâautre « eux ». Ce sera lâun des thĂšmes des pages qui vont suivre. Un second thĂšme dĂ©coule du fait, souvent rapportĂ©, que les rĂ©jouissances des citadins diffĂšrent de celles des gens de la campagne. Dans notre localitĂ©, comme au QuĂ©bec en gĂ©nĂ©ral, les deux thĂšmes sâentremĂȘlent, parce que ce sont aussi « eux », « les Anglais », qui sont les agents les plus actifs de lâexpansion urbaine en mĂȘme temps que les tĂȘtes des grandes industries qui attirent le groupe « nous », les Canadiens français, dans les villes.
Le calendrier religieux catholique, toujours plus riche que le protestant, lâest particuliĂšrement au QuĂ©bec. Les Anglais sont chaque annĂ©e Ă©tonnĂ©s de voir les Canadiens français porter le Saint-Sacrement dans les rues, lors de la procession de la FĂȘte-Dieu, tout autant que les Canadiens français sont quelquefois scandalisĂ©s de ce que la vigile de leurs deux jours consacrĂ©s Ă la commĂ©moration des morts, la Toussaint et le jour des Morts, ne soient pour les Anglais rien dâautre quâune soirĂ©e de mascarades et de bombance. Un grand nombre de fĂȘtes dâobligation, complĂštement inconnues des protestants, remplissent les Ă©glises catholiques. Chaque annĂ©e, des pĂšlerinages spĂ©ciaux amĂšnent des centaines de Cantonvillois Ă Sainte-Anne-de-BeauprĂ© et, Ă lâoccasion dâun dimanche consacrĂ© Ă la bĂ©nĂ©diction des autos, Ă un sanctuaire de moindre importance. MĂȘme dâhumbles bicyclettes, gaiement dĂ©corĂ©es, participent Ă une procession qui devient une course en rase campagne jusquâĂ la porte de lâĂ©glise oĂč a lieu la bĂ©nĂ©diction.
Les anniversaires religieux communs aux deux groupes sont cĂ©lĂ©brĂ©s de façon diffĂ©rente et sĂ©parĂ©e. Aucune sanction, exceptĂ© les caprices de la conscience individuelle, nâaide Ă faire observer les pĂ©nitences du carĂȘme, mĂȘme parmi les anglicans ; dâautres confessions protestantes ne connaissent mĂȘme pas ces pratiques. Parmi les Canadiens français, au contraire, lâautoritĂ© ecclĂ©siastique, soutenue par les mĆurs familiales et lâopinion publique, sanctionne des lois spĂ©cifiques de jeĂ»ne et dâabstinence de mĂȘme que la cessation des rĂ©jouissances publiques. Au fur et Ă mesure de lâapproche de PĂąques, une ville canadienne-française exhale la saintetĂ©. La joie prĂ©maturĂ©e du dimanche des Rameaux est aussitĂŽt assombrie par le deuil prochain du Vendredi saint. Le Samedi saint, les gens viennent en ville faire leurs emplettes de PĂąques, sâachĂštent des toilettes pimpantes et remplissent les tavernes Ă moitiĂ© dĂ©sertĂ©es durant le carĂȘme. Les Ă©piceries sont enguirlandĂ©es et les jambons, le mets appropriĂ© pour rompre le carĂȘme, sont dĂ©corĂ©s de rosettes de papier et de rubans multicolores. Les Ă©glises dĂ©bordent de gens venant se confesser, prier et chercher lâeau bĂ©nite placĂ©e dans des baquets sous le porche ou Ă la sacristie. Le jour de PĂąques mĂȘme, tous les fidĂšles rayonnent dâune sainte joie. Dans la ville de QuĂ©bec, capitale religieuse de la province, lâanimation est plus intense que ne saurait lâimaginer un protestant.
Les protestants anglais sont tĂ©moins de tout ceci avec un intĂ©rĂȘt dĂ©tachĂ©. Leurs propres PĂąques sont ternes en comparaison de celles des catholiques. Une fois PĂąques passĂ©, les rĂ©unions sociales reprennent avec plus de frĂ©quence et de gaietĂ© parmi les Canadiens français. On a aussi lâimpression que la coutume dâĂ©trenner le jour de PĂąques est plus observĂ©e chez les Canadiens fiançais que chez les Anglais. La grand-messe de PĂąques, tout autant que les allĂ©es et venues qui la prĂ©cĂšdent et la suivent, impressionne beaucoup plus, Ă la fois comme cĂ©rĂ©monie religieuse et comme parade de gens endimanchĂ©s, que la contrepartie protestante du mĂȘme Ă©vĂ©nement.
LâĂ©vĂ©nement central du NoĂ«l canadien-français est la messe de minuit. Dans la grande basilique Notre-Dame de MontrĂ©al, des dignitaires de la ville arrivent en grand apparat, saluent leurs connaissances de la tĂȘte, tout en se rendant Ă leurs bancs le long des longues allĂ©es, et sâarrĂȘtent mĂȘme, ici et lĂ , pour quelques poignĂ©es de mains. Ă Cantonville, les familles occupent leurs bancs et les citoyens de lâendroit semblent encore plus en Ă©vidence quâaux grand-messes ordinaires. Les centaines et les centaines de personnes qui communient tiennent occupĂ©s, Ă la sainte table, tous les prĂȘtres qui ne sont pas requis pour chanter la messe. Mais il y a dans lâair une atmosphĂšre de rĂ©jouissance publique plutĂŽt que de piĂ©tĂ© intime. AprĂšs la messe, les gens Ă©changent des souhaits. Les journaux locaux dĂ©crivent la solennitĂ© avec un enthousiasme touchant, Ă©voquant la nuit idĂ©alement claire, froide et pleine dâĂ©toiles, la foule dans lâĂ©glise, la prĂ©sence de personnages distinguĂ©s, la pompe de la messe elle-mĂȘme, la musique, les cierges, la crĂšche et, finalement, lâĂ©change de souhaits aux petites heures de la nuit. « La fĂȘte de NoĂ«l a Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ©e dans nos Ă©glises avec Ă©clat », tel est lâinvariable clichĂ© au dĂ©but de chaque compte rendu de ce genre.
NoĂ«l est essentiellement une fĂȘte religieuse et lâĂglise fait de son mieux pour la conserver ainsi. Des sermons du haut de la chaire et dans les journaux mettent les gens en garde contre le NoĂ«l commercial amĂ©ricain, contre la concurrence dans lâĂ©change des cadeaux, contre la tendance Ă faire de cette fĂȘte une journĂ©e de divertissements temporels et mĂȘme contre ce vieux barbu de pĂšre NoĂ«l, Ă qui sont attribuĂ©s des pouvoirs appartenant seulement Ă lâEnfant-JĂ©sus. La façon dâagir des Canadiens français des villes donne, jusquâĂ un certain point, raison Ă ces avertissements. Les magasins annoncent des cadeaux du temps des fĂȘtes et pressent les gens de faire leurs achats Ă bonne heure, mais chez des gens de leur nationalitĂ©, plutĂŽt que chez des Ă©trangers. Il nây a cependant, au moins dans notre localitĂ©, aucune apparence dâun dĂ©clin dans le caractĂšre religieux de la messe de minuit. Le Premier de lâan demeure, pour sa part, le jour de lâĂ©change des cartes de souhaits et des cadeaux. Ce jour est aussi revĂȘtu dâune signification religieuse par la visite traditionnelle des enfants Ă la maison paternelle pour recevoir, Ă genoux, la bĂ©nĂ©diction du pĂšre. Cette coutume, Ă son tour, est devenue symbolique et les fidĂšles sont mis en garde contre sa disparition Ă©vidente. Les orgies du New Yearâs Eve sont particuliĂšrement vilipendĂ©es comme une coutume Ă©trangĂšre qui rend indigne de la bĂ©nĂ©diction paternelle.
Durant la saison des fĂȘtes des Canadiens français, la relation est beaucoup plus intime entre les rĂ©jouissances mondaines et les solennitĂ©s liturgiques que pour les protestants anglais. Câest ce parallĂ©lisme que le clergĂ© et les dirigeants laĂŻques tiennent Ă conserver. Alors que les modes anglaises semblent constamment acquĂ©rir plus de popularitĂ©, le caractĂšre publiquement religieux du temps des fĂȘtes ne semble, dans notre localitĂ©, manifester aucun dĂ©clin.
Toutes les cĂ©rĂ©monies publiques que nous avons observĂ©es ou dont nous avons lu des comptes rendus rĂ©unissaient des autoritĂ©s religieuses et civiles tout autant que des groupements de caractĂšre religieux et laĂŻque. Lâimportance relative de chaque Ă©lĂ©ment varie dâune occasion Ă lâautre, mais les caractĂ©ristiques dominantes demeurent toujours les mĂȘmes, comme on peut le voir dans le diagramme des dignitaires et des diffĂ©rents groupements ayant pris part Ă quatre processions publiques diffĂ©rentes.
Le trait saillant de chacune de ces processions est la prĂ©sence du clergĂ© et de dignitaires municipaux, comprenant le maire. Ce groupe se retrouve invariablement Ă lâendroit le plus en honneur, vers la fin de la procession, suivi par une arriĂšre-garde de gens de moindre importance. Si câest une procession oĂč lâon porte le Saint-Sacrement, ce groupe sera rassemblĂ© autour du dais. Au CongrĂšs eucharistique de QuĂ©bec, la configuration gĂ©nĂ©rale Ă©tait la mĂȘme, sinon que les dignitaires Ă©taient dâun ordre plus Ă©levĂ©. LâarchevĂȘque-cardinal de QuĂ©bec, primat du Canada et lĂ©gat papal, portait le Saint-Sacrement, escortĂ© dâune garde romaine, de ministres du cabinet provincial et du gouvernement fĂ©dĂ©ral, de mĂȘme que du maire et dâautres citoyens Ă©minents. Au moment de la premiĂšre visite officielle dâun nouvel Ă©vĂȘque Ă Cantonville, le maire et le dĂ©putĂ© provincial du comtĂ© lâescortĂšrent Ă partir des limites de la ville jusquâau presbytĂšre, oĂč une grande foule sâĂ©tait assemblĂ©e pour le recevoir. Bien que ces deux dignitaires civils fussent des ennemis politiques et personnels, ils Ă©taient obligĂ©s, en tant que plus hauts dignitaires civils de la localitĂ©, dâapparaĂźtre ensemble pour accueillir la nouvelle autoritĂ© religieuse. En ces occasions, ce sont les autoritĂ©s civiles qui font les honneurs Ă lâautoritĂ© religieuse, tout en rĂ©clamant implicitement la reconnaissance de leur position par rapport Ă la hiĂ©rarchie et aux symboles religieux.
Le compte rendu suivant, dĂ©tachĂ© des notes de notre journal personnel, suggĂšre quelque idĂ©e de la saveur dâune fĂȘte religieuse publique :
La FĂȘte-Dieu
Câest aujourdâhui la grande cĂ©rĂ©monie religieuse extĂ©rieure de lâannĂ©e. Les maisons sont pavoisĂ©es dâoriflammes et de drapeaux, lâUnion Jack, le tricolore français, le drapeau du SacrĂ©-CĆur et le drapeau fleurdelisĂ© de lâAncien RĂ©gime. On lit, sur des banniĂšres suspendues au-dessus des rues, « JĂ©sus-Hostie, donnez-nous la paix », « Ă notre population, soyez favorable ». Lâune dâelles, accrochĂ©e sur lâhĂŽpital, implore : « JĂ©sus-Hostie, bĂ©nissez nos Ćuvres, bĂ©nissez nos demeures. »
AprĂšs une messe basse, sans sermon, la garde dâhonneur pĂ©nĂ©tra dans lâĂ©glise et les trompettes Ă©clatĂšrent en guise de salut au Saint-Sacrement avant de lâescorter Ă sa sortie dans la rue. Pendant ce temps, les diffĂ©rents groupes de la procession se rassemblaient dans la rue, de mĂȘme que les curieux, dans le parc et le long des rues. Finalement, la procession se mit en marche en direction du sud. Ă mesure quâelle sâapprochait et passait, les spectateurs sâagenouillaient, telle la brise dans un champ inclinant en un lent remous la tĂȘte des Ă©pis. Quelques-uns des fidĂšles prenaient des instantanĂ©s tout en priant Ă haute voix. Pour un Ćil protestant, cette procession semble un Ă©trange mĂ©lange de profonde piĂ©tĂ© et de parade ostentatoire. Les pas militaires et les uniformes tĂ©moignaient clairement de la fiertĂ© des jeunes gens. Les tambours-majors se pavanaient, le corps raide, en faisant tourner leurs bĂątons dâune façon dangereusement rapide. Les maĂźtres de cĂ©rĂ©monie donnaient des ordres brefs et solennels.
En tournant vers lâouest, la procession passa sous un arc de verdure surmontĂ© dâune devise. Tout le long du parcours se trouvaient des branches de bouleau.
Ă lâacadĂ©mie, les diffĂ©rents groupes se dĂ©ployĂšrent sur le terrain et se replacĂšrent en laissant une allĂ©e pour le passage du Saint-Sacrement et de son escorte jusquâĂ lâautel Ă©rigĂ© sur les marches de lâĂ©cole. Les femmes furent disposĂ©es dans les coins et les groupes dâhommes massĂ©s au centre. Tout cela prit un peu de temps durant lequel les femmes restĂšrent Ă genoux, priant beaucoup et vite, en Ă©grenant leurs chapelets. De vieilles femmes pauvrement vĂȘtues de noir demeurĂšrent Ă genoux plus longtemps en priant plus fort que les autres.
Le frĂšre directeur de lâacadĂ©mie fit rĂ©citer aux garçons de lâĂ©cole le chapelet Ă haute voix et tous ceux qui Ă©taient assez prĂšs pour lâentendre rĂ©pondaient : « ⊠Marie, pleine de grĂące⊠» Dâautres, en dâautres endroits, dirigeaient dâautres priĂšres jusquâĂ ce quâon nâentendĂźt plus quâun bruit continu de ces voix fortes et dominantes, accompagnĂ©es en sourdine par le murmure des rĂ©ponses. On pouvait entendre aussi les voix de ceux qui causaient. Finalement, la garde et le Saint-Sacrement atteignirent le reposoir. Le maire et les conseillers municipaux les attendaient tout prĂšs, comme une sorte de comitĂ© de rĂ©ception pour Notre-Seigneur.
Le reposoir...