PARTIE II
RĂ©cits traumatiques
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Silences
En quĂȘte dâune voix
Puisque la plupart des chapitres prĂ©cĂ©dents sâouvrent par une description dâun moment passĂ© sur la route, jâai jugĂ© utile de poursuivre dans le mĂȘme sens, sauf que mon rĂ©cit nâa rien Ă voir cette fois avec la DĂ©portation des Acadiens. Lâessentiel de ce chapitre porte sur les Ă©vĂ©nements qui ont soulignĂ© le bicentenaire du Grand DĂ©rangement en 1955, mais jâĂ©tais encore trĂšs jeune Ă lâĂ©poque, et ayant grandi dans une famille juive amĂ©ricaine, je nâai su que tard ce quâĂ©tait un Acadien. Ce fait a son importance dans la comprĂ©hension que jâai du silence qui a enveloppĂ© la DĂ©portation pendant prĂšs de deux siĂšcles. Ătant nĂ© dans une communautĂ© qui Ă©tait presque entiĂšrement juive, quelques annĂ©es Ă peine aprĂšs la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce nâest quâadolescent que jâai appris que lâHolocauste avait eu lieu. Jâimagine que ce sont le procĂšs et lâexĂ©cution dâAdolf Eichmann, au dĂ©but des annĂ©es 1960, qui mâont rĂ©vĂ©lĂ© le massacre des juifs europĂ©ens, mais on peut quand mĂȘme se demander comment je suis parvenu Ă vivre les dix premiĂšres annĂ©es de ma vie sans jamais avoir entendu parler, au sein de ma famille, Ă lâĂ©cole ou dans mon cercle dâamis, de la disparition de 6 millions des « nĂŽtres ».
VoilĂ pourquoi jâai lu avec un vif intĂ©rĂȘt le livre fascinant de Peter Novick, The Holocaust in American Life, qui traite prĂ©cisĂ©ment de la maniĂšre dont les juifs amĂ©ricains ont rĂ©ussi à « oublier » lâHolocauste au cours des deux dĂ©cennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comme il le dit en des termes qui avaient pour moi lâaccent de la vĂ©ritĂ© : « Entre la fin de la guerre et les annĂ©es 1960, comme peut en tĂ©moigner quiconque a vĂ©cu pendant ces annĂ©es, lâHolocauste Ă©tait rarement mentionnĂ© dans le discours public amĂ©ricain, et encore moins dans le discours public juif. » La plupart des juifs estimaient que « lâHolocauste Ă©tait de lâhistoire ancienne : la contemplation de cet abĂźme de misĂšre nâapportait que souffrance et nâoffrait aucun intĂ©rĂȘt ». La thĂšse de Novick Ă©carte dâemblĂ©e lâidĂ©e quâil pourrait sâagir de quelque rĂ©pression freudienne dâun Ă©vĂ©nement trop traumatisant pour supporter le moindre regard. AprĂšs tout, fait-il valoir, les juifs amĂ©ricains avaient vĂ©cu trĂšs loin du carnage des camps, et comme peu de survivants avaient Ă©tĂ© admis aux Ătats-Unis aprĂšs la guerre, ils nâavaient eu guĂšre de contacts avec lâHolocauste avant la fin des annĂ©es 1950 et le dĂ©but des annĂ©es 1960.
Novick soutient plutĂŽt que mes parents, et un grand nombre de gens comme eux, Ă©vitaient de parler de lâHolocauste parce quâils dĂ©siraient sâintĂ©grer dans la vie amĂ©ricaine. Comme il dit, « la conscience intĂ©grationniste, et non particulariste, Ă©tait la norme dans les dĂ©cennies qui ont suivi la guerre : la diffĂ©rence et la spĂ©cificitĂ© nâĂ©taient pas de saison ». Afin de bien Ă©tayer lâidĂ©e que le silence autour de lâHolocauste Ă©tait liĂ© davantage au contexte quâĂ la psychologie, Novick rappelle que lâHolocauste ne devint un sujet de discussion entre juifs amĂ©ricains que le jour oĂč ils voulurent se distinguer de leurs concitoyens, alors quâauparavant ils avaient prĂ©fĂ©rĂ© se fondre dans la masse. Ainsi, il Ă©crivait, en 1999 : « Les juifs amĂ©ricains dâaujourdâhui ne peuvent pas dĂ©finir leur judaĂŻtĂ© en invoquant leurs convictions religieuses spĂ©cifiques Ă©tant donnĂ© que la plupart dâentre eux ne sont pas croyants. Ils ne peuvent pas non plus se dĂ©finir par des traits culturels proprement juifs Ă©tant donnĂ© que la plupart dâentre eux se confondent avec les autres AmĂ©ricains [âŠ] LâHolocauste, qui est devenu le seul dĂ©nominateur commun de lâidentitĂ© judĂ©o-amĂ©ricaine Ă la fin du XXe siĂšcle, a comblĂ© ce besoin quâils avaient de trouver un symbole consensuel. » Un tel symbole Ă©tait trĂšs prisĂ© Ă une Ă©poque oĂč la culture amĂ©ricaine « changeait dâattitude envers le statut de victime : ce statut, qui avait Ă©tĂ© jusquâalors universellement rejetĂ© et mĂ©prisĂ©, faisait dĂ©sormais lâobjet dâune convoitise souvent ardente ».
Il ne fait aucun doute que les enjeux contextuels, comme nous lâavons vu dans la premiĂšre partie du livre, jouent un rĂŽle important lorsquâil sâagit de dĂ©terminer ce dont on va se souvenir et ce quâon va oublier, que ce soit pendant longtemps ou non. Toutefois, dans le cas dâun Ă©vĂ©nement aussi dĂ©vastateur que lâHolocauste (par opposition Ă lâarrivĂ©e de Dugua et de sa troupe Ă lâĂźle Sainte-Croix), il sâagissait Ă©galement, comme mĂȘme Novick dut lâadmettre, « dâun spectacle horrible, douloureux et nausĂ©eux, le genre de chose qui nous oblige Ă dĂ©tourner le regard ». Autrement dit, le souvenir de moments aussi traumatisants est conditionnĂ© par la nature de lâĂ©vĂ©nement et les circonstances qui autorisent son Ă©vocation, particuliĂšrement dans la sphĂšre publique.
Je nâavais pas souvent rĂ©flĂ©chi Ă mon rendez-vous manquĂ© avec lâHolocauste avant dâentreprendre ma propre rĂ©flexion sur la nature de la commĂ©moration publique du Grand DĂ©rangement, qui fut aussi marquĂ©e par le silence pendant plus de cent cinquante ans. Peter Novick fait observer quâ« entre la fin de la guerre et les annĂ©es 1960 [âŠ] seule une poignĂ©e de livres traitait [de lâHolocauste], et ceux oĂč il en Ă©tait question, avec de rares exceptions comme le Journal dâAnne Frank, trouvĂšrent peu de lecteurs ». Au sujet des Ćuvres littĂ©raires traitant de la DĂ©portation, Robert Viau a Ă©crit que « le premier roman acadien de la DĂ©portation, publiĂ© en la nouvelle Acadie, le fut seulement en 1940 ». MĂȘme Ă lâoccasion du 250e anniversaire, en 2005, Ronnie-Gilles LeBlanc pouvait dire que si divers ouvrages abordaient la DĂ©portation, « peu de ces Ă©tudes traitent exclusivement de cet Ă©pisode ».
Il est vrai quâon va parfois trop loin dans les comparaisons entre le souvenir du traumatisme tel quâil fut vĂ©cu par les juifs amĂ©ricains et celui des Acadiens. La plupart des Acadiens peuvent faire remonter leur arbre gĂ©nĂ©alogique jusquâaux Ă©vĂ©nements de la fin du XVIIIe siĂšcle et peuvent donc se rĂ©clamer dâun lien immĂ©diat avec la DĂ©portation, alors que la plupart des juifs amĂ©ricains nâont pas ce lien avec lâHolocauste. En outre, les buts visĂ©s par les responsables des deux Ă©vĂ©nements Ă©taient tout Ă fait diffĂ©rents : dâun cĂŽtĂ©, le meurtre savamment planifiĂ© dâun peuple, et de lâautre, ce quâon appellerait aujourdâhui une opĂ©ration de « nettoyage ethnique ». Les Britanniques nâavaient pas rĂ©solu de massacrer tous les Acadiens, mĂȘme si un grand nombre dâentre eux pĂ©rirent en exil. En dispersant les Acadiens dans les colonies amĂ©ricaines au sud, on cherchait plutĂŽt Ă les assimiler et Ă anĂ©antir leur culture, ce quâon peut appeler un « ethnocide ». Comme lâa Ă©crit rĂ©cemment John Mark Faragher, la dĂ©finition de lâĂ©puration ethnique telle quâelle fut pratiquĂ©e dans les Balkans dans les annĂ©es 1990 « aurait pu ĂȘtre inspirĂ©e par une Ă©tude sur lâexpulsion des Acadiens. Au programme des opĂ©rations menĂ©es par les forces anglo-amĂ©ricaines en 1755 se trouvaient la dĂ©portation de populations civiles, le traitement cruel et inhumain des prisonniers, le pillage et la destruction aveugle des communautĂ©s, pratiques que lâon dĂ©finit aujourdâhui par le vocable âcrimes contre lâhumanitĂ©â ».
Le parallĂšle avec lâHolocauste tient au temps quâil fallut aux Acadiens pour commĂ©morer publiquement la DĂ©portation. CâĂ©tait Ă peine si lâon en parlait, surtout avant que nâĂ©merge lâinfrastructure de la nouvelle Acadie Ă la fin du XIXe siĂšcle. Ainsi, il nây eut aucune cĂ©rĂ©monie publique rappelant la DĂ©portation lors de son centenaire, en 1855. En fait, la seule dĂ©claration officielle sur ce sujet fut un mandement de Guillaume Walsh, lâarchevĂȘque dâHalifax, aux Acadiens de Nouvelle-Ăcosse et traitant de « la question des souffrances et des vertus de leurs ancĂȘtres ».
Puisque rares Ă©taient les Acadiens qui Ă©taient parvenus Ă rentrer en Nouvelle-Ăcosse, surtout quand on pense au grand nombre qui avait abouti au Nouveau-Brunswick, Walsh ne sâadressait quâĂ un infime pourcentage de la population acadienne. NĂ©anmoins, ses paroles anticipĂšrent les quelques moments de commĂ©moration publique de la DĂ©portation qui allaient suivre au XXe siĂšcle. Dans sa version des faits, les Acadiens nâavaient pas Ă©tĂ© dĂ©portĂ©s parce quâils gĂȘnaient les visĂ©es gĂ©opolitiques des Britanniques. Au contraire, lâarchevĂȘque Walsh prenait bien soin de ne pas blĂąmer ces derniers : il disait, par exemple, que les Acadiens avaient souffert de la « main cruelle de la persĂ©cution », mais sans prĂ©ciser Ă qui cette main appartenait. Ce qui Ă©tait clair dans son esprit, toutefois, câĂ©tait que les Acadiens avaient Ă©tĂ© chassĂ©s du fait de « leur attachement Ă la foi », et non parce quâon craignait de les voir lutter aux cĂŽtĂ©s de la France. La morale de cette histoire Ă©tait que les Acadiens Ă©taient restĂ©s fidĂšles au catholicisme ; ils avaient subi une Ă©preuve, ce qui en faisait un « peuple choisi ». LâarchevĂȘque implorait ainsi les Acadiens en 1855 : « MĂ©ditez sur ce quâils ont endurĂ©, et apprenez Ă vous soumettre avec rĂ©signation, dans toutes vos Ă©preuves, Ă la volontĂ© adorable de votre PĂšre cĂ©leste. »
Cinquante ans plus tard, lors du 150e anniversaire, les conventions nationales avaient donnĂ© aux Acadiens les symboles de leur identitĂ© nationale depuis dĂ©jĂ un quart de siĂšcle, câest-Ă -dire depuis les annĂ©es 1880. Ces conventions se poursuivirent au XXe siĂšcle, et lâune dâelles eut lieu en 1905 Ă Caraquet, dans le nord-est du Nouveau-Brunswick, oĂč quelques rescapĂ©s de la DĂ©portation avaient entrepris dâĂ©difier la nouvelle Acadie. Dans ce contexte, on aurait cru que cette rencontre des dirigeants de la sociĂ©tĂ© acadienne cent cinquante ans aprĂšs la DĂ©portation aurait p...