Le municipalisme libertaire
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Le municipalisme libertaire

La politique de l'Ă©cologie sociale

Biehl Janet, Nicole Daignault

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La politique de l'Ă©cologie sociale

Biehl Janet, Nicole Daignault

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Projet politique Ă©laborĂ© par le philosophe Murray Bookchin (1921-2006) pour donner une armature institutionnelle Ă  son programme d'Ă©cologie sociale, le municipalisme libertairepropose une solution de rechange radicale Ă  nos dĂ©mocraties reprĂ©sentatives en dĂ©liquescence: une dĂ©mocratie participative, directe, exercĂ©e au niveau local grĂące Ă  une profonde dĂ©centralisation du pouvoir. En quinze courts chapitres, Janet Biehl prĂ©sente avec clartĂ© cet ambitieux projet, dans ses aspects tant thĂ©oriques que pratiques.À la diffĂ©rence de beaucoup d'anarchistes, Bookchin reconnaĂźt un rĂŽle aux institutions politiques, du moment qu'elles favorisent la libertĂ©. Les municipalitĂ©s recĂšlent selon lui un tel potentiel. Celles d'aujourd'hui ne sont qu'un pĂąle reflet des fiĂšres citĂ©s qui, de la polis athĂ©nienne aux «towns» anglo-amĂ©ricains en passant par les villes mĂ©diĂ©vales, ont fait le pari de l'autogestion citoyenne. Janet Biehl en retrace l'histoire, Ă  la recherche non pas de modĂšles, mais de matĂ©riaux pour reconstruire un champ politique dynamique dans le cadre d'une confĂ©dĂ©ration de municipalitĂ©s, la «commune des communes». Elle dĂ©taille ensuite les dĂ©fis concrets qui attendent un mouvement municipaliste, notamment l'opposition inĂ©luctable du systĂšme capitaliste et de l'État-nation. Comme le souligne la philosophe Annick Stevens en prĂ©face de cette Ă©dition rĂ©visĂ©e, «Janet Biehl nous aide Ă  ancrer la quĂȘte de l'autonomie politique dans la meilleure part de notre hĂ©ritage historique, Ă  anticiper toutes les difficultĂ©s qui ne manqueront pas d'accompagner ce long processus, et surtout Ă  retrouver l'Ă©nergie et l'enthousiasme sans lesquels il n'est pas de changement radical possible».

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PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Les deux politiques
LE MUNICIPALISME LIBERTAIRE est une des nombreuses thĂ©ories politiques qui s’intĂ©ressent aux principes et Ă  la pratique de la dĂ©mocratie. Contrairement Ă  la plupart de ces thĂ©ories, cependant, il n’accepte pas la convention selon laquelle l’État et les systĂšmes de gouvernement aujourd’hui typiques des pays occidentaux sont vĂ©ritablement dĂ©mocratiques. Le municipalisme libertaire les considĂšre plutĂŽt comme des États rĂ©publicains ayant des prĂ©tentions dĂ©mocratiques.
Bien sĂ»r, puisqu’ils possĂšdent diverses institutions reprĂ©sentatives, ils sont plus « dĂ©mocratiques » que d’autres formes d’État telles que la monarchie et la dictature. Mais ce n’en sont pas moins des États, de grandes structures de domination oĂč quelques personnes rĂ©gentent tous les autres. Un État, par sa nature mĂȘme, est structurellement et professionnellement sĂ©parĂ© de l’ensemble de la population ; en fait, il est placĂ© au-dessus des simples citoyens. Il exerce le pouvoir sur eux et prend des dĂ©cisions qui affectent leur vie. En derniĂšre instance, son pouvoir repose sur la violence, dont il s’est arrogĂ© le monopole lĂ©gal avec l’armĂ©e et la police. Dans une structure oĂč le pouvoir est distribuĂ© si inĂ©galement, la dĂ©mocratie est impossible. Loin d’incarner le gouvernement par le peuple, mĂȘme un État rĂ©publicain est incompatible avec lui.
Le municipalisme libertaire propose une dĂ©mocratie qui n’est pas simplement le cache-sexe du gouvernement par l’État. Sa dĂ©mocratie est directe, c’est-Ă -dire que les citoyens, dans leur communautĂ©, dirigent leurs affaires au moyen de dĂ©libĂ©rations et de prises de dĂ©cision faites en prĂ©sence les uns des autres, au lieu que l’État le fasse pour eux.
Contrastant avec les thĂ©ories de la « dĂ©mocratie » reprĂ©sentative, le municipalisme libertaire fait une nette distinction entre la politique (politics) et l’exercice du pouvoir (statecraft). Dans leur sens traditionnel, bien sĂ»r, ces deux notions sont presque interchangeables. La politique comme on la conçoit couramment est une composante essentielle des systĂšmes de gouvernement reprĂ©sentatifs. C’est l’ensemble des procĂ©dures et des pratiques par lesquelles le « peuple » choisit un petit groupe d’individus (les politiciens) pour ĂȘtre ses porte-parole et le reprĂ©senter au sein d’un corps lĂ©gislatif ou exĂ©cutif.
Ces politiciens, dans la politique telle qu’on la connaĂźt, sont affiliĂ©s Ă  des partis censĂ©s ĂȘtre des associations de personnes qui Ă©pousent un programme ou une philosophie politique. En thĂ©orie, ils font la promotion du programme et de la philosophie de leur parti. Quand approche une Ă©lection visant Ă  combler un poste de gouvernement, les diffĂ©rents partis prĂ©sentent des politiciens comme candidats et, Ă  l’aide de nombreux consultants, ils mĂšnent une campagne Ă©lectorale visant Ă  persuader les citoyens de voter pour eux. Chaque parti vante son propre candidat comme Ă©tant le mieux indiquĂ© pour le poste et dĂ©nigre ceux de ses adversaires. Pendant la campagne, les candidats expriment leurs positions respectives sur les questions importantes de l’heure, ce qui rĂ©vĂšle leurs divergences, de sorte que les Ă©lecteurs peuvent saisir tout l’éventail des choix offerts.
Avec un peu de chance, les Ă©lecteurs (maintenant devenus un « corps Ă©lectoral ») rĂ©flĂ©chissent aux problĂšmes et considĂšrent calmement les positions de chaque candidat avant de faire leur choix. Les candidats dont les positions s’accordent le mieux avec celles de la majoritĂ© sont rĂ©compensĂ©s par l’obtention du poste qu’ils convoitent. PĂ©nĂ©trant dans les couloirs du gouvernement, ces nouveaux Ă©lus, dit-on, vont travailler d’arrache-pied pour ceux qui ont votĂ© pour eux (et qui portent maintenant un autre nom, ce sont des « commettants »). Les Ă©lus respectent scrupuleusement les engagements qu’ils ont pris pendant la campagne Ă©lectorale, du moins c’est ce qu’on nous dit. Quand ils se prononcent sur une loi ou prennent des dĂ©cisions, ils dĂ©fendent avant tout les points de vue de leurs commettants. RĂ©sultat : les lois, les dĂ©crets et les rĂšglements reflĂštent la volontĂ© de la majoritĂ© des citoyens.
Tout lecteur sensĂ© aura dĂ©jĂ  compris que ce tableau n’est qu’une illusion, et son caractĂšre « dĂ©mocratique » une chimĂšre. Loin d’incarner la volontĂ© du peuple, les politiciens sont des professionnels dont les intĂ©rĂȘts carriĂ©ristes dĂ©pendent de l’obtention du pouvoir par l’élection ou la nomination Ă  un poste. Pendant leurs campagnes Ă©lectorales, qui ne portent que partiellement ou mĂȘme trĂšs superficiellement sur les prĂ©occupations des hommes et des femmes ordinaires, le plus souvent ils se servent des mĂ©dias de masse pour influencer et manipuler ces prĂ©occupations, ou mĂȘme pour en crĂ©er de toutes piĂšces afin de dĂ©tourner l’attention. La nature manipulatrice de ce systĂšme apparaĂźt de façon particuliĂšrement flagrante aux États-Unis, oĂč les campagnes Ă©lectorales rĂ©centes, financĂ©es par de puissants intĂ©rĂȘts, mettent de plus en plus l’accent sur des sujets insignifiants mais Ă©motionnellement explosifs, dĂ©tournent l’attention de l’« Ă©lectorat » et masquent les problĂšmes de fond qui affectent rĂ©ellement la vie de celui-ci. Les programmes des candidats sont de plus en plus insipides et, tout le monde le reconnaĂźt, ils ont de moins en moins de rapport avec le comportement qu’adoptera le candidat une fois Ă©lu.
En effet, une fois en poste, les politiciens renient trĂšs volontiers leurs promesses Ă©lectorales. Au lieu de s’occuper des besoins de ceux qui ont votĂ© pour eux ou de faire avancer les politiques qu’ils ont dĂ©fendues, ils trouvent souvent plus avantageux de servir les intĂ©rĂȘts financiers qui sont prĂȘts Ă  faire mousser leur carriĂšre. D’énormes sommes d’argent sont nĂ©cessaires pour mener une campagne Ă©lectorale, et, par consĂ©quent, les candidats dĂ©pendent des gros donateurs pour se faire Ă©lire. À des degrĂ©s divers, ceux qui sont Ă©lus pour reprĂ©senter la population finiront par soutenir des politiques qui protĂšgent les intĂ©rĂȘts des riches dĂ©jĂ  Ă©tablis plutĂŽt que ceux du groupe qu’ils sont censĂ©s reprĂ©senter.
Si les politiciens font ces choix, ce n’est pas parce qu’ils sont « mĂ©chants » ; de fait, plusieurs sont entrĂ©s dans la vie publique par idĂ©alisme. Ils le font parce qu’ils sont pris dans un systĂšme de pouvoir dont les impĂ©ratifs en sont venus Ă  les gouverner. Ce systĂšme, disons-le simplement, c’est l’État lui-mĂȘme, dominĂ© par la puissance de l’argent. En fonctionnant dans le cadre de ce systĂšme, les politiciens en partagent bientĂŽt les buts, qui sont d’assurer le monopole du pouvoir Ă  une Ă©lite de professionnels et de protĂ©ger et promouvoir les intĂ©rĂȘts des riches, et non de rendre la multitude autonome et de redistribuer la richesse.
De leur cĂŽtĂ©, les partis politiques auxquels les « politiciens » sont affiliĂ©s ne sont pas nĂ©cessairement des regroupements de nobles citoyens partageant certaines opinions politiques. Essentiellement, ce sont des structures hiĂ©rarchisĂ©es, des bureaucraties qui cherchent Ă  s’approprier le pouvoir d’État par l’entremise de leurs candidats. Leurs prĂ©occupations principales sont les exigences pratiques des luttes de pouvoir et de la mobilisation, et non le mieux-ĂȘtre des Ă©lecteurs du parti, si ce n’est en paroles, en vue d’attirer des votes. Mais ces partis politiques ne sont nullement des expressions du corps politique formĂ© par les citoyens. Loin d’incarner la volontĂ© de ceux-ci, les partis fonctionnent prĂ©cisĂ©ment pour rĂ©frĂ©ner le corps politique, pour le contrĂŽler et le manipuler — en fait, pour l’empĂȘcher de dĂ©velopper une volontĂ© indĂ©pendante.
Quelle que soit la concurrence entre les partis, quelles que soient les divergences rĂ©elles qu’ils puissent avoir sur des questions prĂ©cises, tous renforcent la lĂ©gitimitĂ© de l’État et fonctionnent Ă  l’intĂ©rieur de ses paramĂštres. Le parti qui n’est pas au pouvoir n’est rien d’autre qu’un gouvernement fantĂŽme qui attend son tour.
Affirmer qu’un tel systĂšme dĂ©finit ce qu’est la politique n’aurait guĂšre de sens ; il s’agit plutĂŽt de politique politicienne, l’art de prendre et d’exercer le pouvoir d’État (statecraft). ProfessionnalisĂ©, manipulateur et immoral, ce systĂšme de gouvernement des masses par une Ă©lite usurpe l’identitĂ© de la dĂ©mocratie et travestit les idĂ©aux dĂ©mocratiques auxquels il rend cyniquement hommage lors d’appels pĂ©riodiques Ă  l’« Ă©lectorat ». Loin d’habiliter ou d’autonomiser la population, ce systĂšme prĂ©suppose l’abdication gĂ©nĂ©ralisĂ©e du pouvoir par les citoyens. Il les rĂ©duit au statut de « contribuables », d’« Ă©lecteurs » et de « commettants », comme s’ils Ă©taient trop immatures ou incompĂ©tents pour s’occuper eux-mĂȘmes des affaires publiques. On attend d’eux qu’ils soient passifs et qu’ils laissent les Ă©lites s’occuper de leur bien-ĂȘtre. Ils doivent participer Ă  la « politique » les jours d’élection, quand le « taux de participation » donne de la lĂ©gitimitĂ© au systĂšme lui-mĂȘme, et bien sĂ»r au moment de payer les impĂŽts qui le financent. Le reste de l’annĂ©e, les maĂźtres de l’art du pouvoir prĂ©fĂšrent que le peuple s’occupe de ses affaires privĂ©es et oublie l’activitĂ© des politiciens. En effet, quand les gens secouent leur passivitĂ© et commencent Ă  prendre un intĂ©rĂȘt actif Ă  la vie politique, ils peuvent causer des problĂšmes Ă  l’État en attirant l’attention sur le dĂ©calage entre la rĂ©alitĂ© sociale et sa rhĂ©torique.

La politique comme démocratie directe

Bien que l’usage les ait rendus interchangeables, la politique n’est en rien assimilable Ă  l’art du pouvoir, et l’État n’est pas le domaine naturel oĂč elle s’exerce. Au cours des siĂšcles passĂ©s, avant l’émergence de l’État-nation, la politique signifiait l’activitĂ© des citoyens au sein d’un corps public, exerçant le pouvoir grĂące Ă  des institutions partagĂ©es et participatives. Au contraire de l’État, la politique, telle qu’elle a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© et telle qu’elle pourrait redevenir, est directement dĂ©mocratique. Dans la forme que propose le municipalisme libertaire, c’est la gestion directe des affaires communautaires par les citoyens en personne au sein d’institutions participatives, notamment les assemblĂ©es populaires.
Dans la sociĂ©tĂ© de masse d’aujourd’hui, la possibilitĂ© que le peuple gĂšre un jour ses propres affaires dans de telles assemblĂ©es peut sembler terriblement mince. Et pourtant, les pĂ©riodes de l’histoire oĂč les gens le faisaient sont bien plus prĂšs de nous qu’on pourrait le croire. La dĂ©mocratie directe Ă©tait au cƓur de la tradition politique que les sociĂ©tĂ©s occidentales prĂ©tendent chĂ©rir ; elle est sa source mĂȘme. Car la tradition politique dĂ©mocratique ne commence pas avec l’État-nation, mais dans la dĂ©mocratie participative de l’antique AthĂšnes, vers le milieu du Ve siĂšcle avant l’ùre chrĂ©tienne. La politique telle que l’a dĂ©crite Aristote signifiait Ă  l’origine « dĂ©mocratie directe » ; le mot politique lui-mĂȘme dĂ©rive de polis, terme grec (souvent mal traduit par « citĂ©-État ») dĂ©signant la dimension participative et publique d’une communautĂ©.
Dans la polis athĂ©nienne, la dĂ©mocratie directe a atteint un degrĂ© remarquable. Pendant l’une des pĂ©riodes les plus fascinantes de l’histoire europĂ©enne et mĂȘme mondiale, entre le VIIIe et le Ve siĂšcle avant notre Ăšre, les hommes d’AthĂšnes et leurs porte-parole tels que Solon, ClisthĂšne et PĂ©riclĂšs (trois renĂ©gats de l’aristocratie) dĂ©membrĂšrent graduellement le systĂšme fĂ©odal traditionnel qui existait depuis le temps d’HomĂšre et crĂ©Ăšrent des institutions qui ouvraient la vie publique Ă  tous les hommes adultes d’AthĂšnes. Le pouvoir cessa d’ĂȘtre la prĂ©rogative d’une petite caste aristocratique et devint plutĂŽt l’activitĂ© du citoyen. À son apogĂ©e, le corps public d’AthĂšnes comprenait probablement quelque 40 000 citoyens adultes de sexe masculin. (Malheureusement, il excluait de toute participation politique les femmes, les esclaves et les rĂ©sidants Ă©trangers, parmi lesquels figurait Aristote lui-mĂȘme.)
La conception de la vie politique de l’AthĂšnes antique offre un contraste frappant avec celle Ă  laquelle sont aujourd’hui habituĂ©s la plupart des citoyens des « dĂ©mocraties » occidentales. De nos jours, nous considĂ©rons presque toujours les individus comme des ĂȘtres essentiellement privĂ©s qui trouvent parfois nĂ©cessaire ou utile d’entrer dans la vie publique, peut-ĂȘtre mĂȘme Ă  leur corps dĂ©fendant, de maniĂšre Ă  protĂ©ger ou Ă  favoriser leurs intĂ©rĂȘts privĂ©s. Selon l’opinion courante, la participation politique est un fardeau (habituellement) dĂ©plaisant mais nĂ©anmoins inĂ©vitable, qu’il faut supporter avec stoĂŻcisme avant de retourner Ă  sa « vraie vie » dans la sphĂšre privĂ©e.
Les AthĂ©niens de l’AntiquitĂ© pensaient au contraire que les hommes adultes sont des ĂȘtres intrinsĂšquement politiques, qu’il est dans leur nature mĂȘme de socialiser les uns avec les autres pour organiser et gĂ©rer leur vie communautaire. Bien que la nature humaine ait des facettes publiques et privĂ©es, sa marque distinctive reposait selon eux dans l’élĂ©ment politique. Par consĂ©quent, en tant qu’ĂȘtres politiques, les hommes grecs ne pouvaient s’accomplir entiĂšrement Ă  moins de participer Ă  la vie communautaire organisĂ©e ; sans leur participation, il n’y avait pas de vie communautaire, pas de communautĂ© organisĂ©e — et donc pas de libertĂ©.
Contrairement aux professionnels qui aujourd’hui gĂšrent les citadelles de l’État et se livrent aux machinations du pouvoir, les AthĂ©niens de l’AntiquitĂ© maintenaient un systĂšme d’autogouvernement dont le caractĂšre amateur Ă©tait dĂ©libĂ©rĂ©. Ses institutions — particuliĂšrement les rĂ©unions quasi hebdomadaires de l’assemblĂ©e des citoyens et le systĂšme judiciaire aux Ă©normes jurys — rendaient possible une participation politique gĂ©nĂ©rale et continuelle. La plupart des postes civiques Ă©taient remplis par tirage au sort et frĂ©quemment alternĂ©s. C’était une communautĂ© dans laquelle les citoyens Ă©taient considĂ©rĂ©s comme capables non seulement de se gouverner eux-mĂȘmes, mais encore d’assumer un poste quand le sort les y appelait.
La dĂ©mocratie directe d’AthĂšnes dĂ©clina dans la foulĂ©e de la guerre du PĂ©loponnĂšse. Sous l’Empire romain et aprĂšs, l’idĂ©e de dĂ©mocratie directe devint de plus en plus mal vue parce qu’on en fit l’équivalent du « rĂšgne de la populace », surtout dans les Ă©crits des thĂ©oriciens et des auteurs au service d’un maĂźtre impĂ©rial, royal ou ecclĂ©siastique. Mais la notion de politique comme autogestion populaire ne s’est jamais totalement Ă©teinte : l’idĂ©e et sa rĂ©alitĂ© ont persistĂ© pendant les siĂšcles qui sĂ©parent ces Ă©poques de la nĂŽtre. Dans bien des communes de l’Europe mĂ©diĂ©vale, dans la Nouvelle-Angleterre coloniale et le Paris rĂ©volutionnaire, parmi tant d’autres lieux, les citoyens se rĂ©unissaient pour discuter de la communautĂ© dans laquelle ils vivaient et pour la diriger. Évidemment, les papes, les princes, les rois ont souvent surimposĂ© des structures de pouvoir, mais Ă  l’échelon local, dans les villages, les villes et les quartiers, les gens ont contrĂŽlĂ© une grande partie de leur vie communautaire jusque tard dans l’ùre moderne.
(Disons tout de suite qu’on ne trouve pas dans l’histoire d’exemple de dĂ©mocratie directe idĂ©ale. Tous les cas les plus notables, y compris celui de l’antique AthĂšnes, sont gravement entachĂ©s d’un Ă©lĂ©ment patriarcal et d’autres formes d’oppression. NĂ©anmoins, on peut sĂ©lectionner les meilleurs Ă©lĂ©ments de ces exemples et les rĂ©unir en un rĂ©gime politique qui ne serait ni parlementaire, ni bureaucratique, ni centralisĂ©, ni professionnalisĂ©, mais qui serait proprement dĂ©mocratique.)
LĂ , Ă  la base de la sociĂ©tĂ©, de riches cultures politiques s’épanouissaient. Les discussions publiques quotidiennes bouillonnaient dans les parcs, au coin des rues, dans les Ă©coles, les cafĂ©s, les clubs, partout oĂč le hasard rĂ©unissait les gens. Bien des petites places dans les villes de l’AntiquitĂ©, du Moyen Âge et de la Renaissance Ă©taient des lieux oĂč les citoyens s’assemblaient spontanĂ©ment, discutaient de leurs problĂšmes et adoptaient une ligne de conduite. Ces cultures politiques vivantes touchaient aux aspects culturels autant qu’à ceux qui Ă©taient purement politiques : elles s’accompagnaient de rituels civiques, de festivals, de cĂ©lĂ©brations et d’expressions partagĂ©es de joie et de deuil. Dans les villages, les villes, les quartiers et les citĂ©s, la participation politique Ă©tait un processus autoformateur au sein duquel les citoyens, parce qu’ils Ă©taient habilitĂ©s Ă  gĂ©rer leur communautĂ©, dĂ©veloppaient non seulement un fort esprit de corps politique, mais aussi une riche identitĂ© personnelle.

Recréer la politique

Avec la montĂ©e et la consolidation des États-nations, le pouvoir centralisĂ© commença Ă  Ă©touffer cette participation publique, en assujettissant au contrĂŽle de l’État mĂȘme les localitĂ©s Ă©loignĂ©es et en mettant fin Ă  l’autonomie dont elles avaient joui jusque-lĂ . Au dĂ©but, cette invasion fut menĂ©e au nom de monarques se rĂ©clamant du droit divin. AprĂšs que le concept de dĂ©mocratie fut devenu l’objet d’une aspiration populaire passionnĂ©e au dĂ©but du XIXe siĂšcle, les bĂątisseurs des États rĂ©publicains se l’appropriĂšrent pour donner un vernis Ă  leurs institutions « reprĂ©sentatives » — les Parlements et les CongrĂšs — et, en mĂȘme temps, ils s’en servirent comme d’un manteau pour dissimuler leur nature Ă©litiste, paternaliste et coercitive, tant et si bien qu’on rĂ©fĂšre sans l’ombre d’une objection aux États-nations actuels comme Ă  des « dĂ©mocraties ». Avec l’apparition de l’État-providence, le pouvoir de l’État — tout autant que son acceptab...

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