CHAPITRE 1
Le bien commun
Aristote, un dangereux extrémiste
DAVID BARSAMIAN : En janvier 1997, vous donniez une confĂ©rence Ă Washington dans le cadre dâune assemblĂ©e convoquĂ©e par plusieurs organismes, dont le Congressional Progressive Caucus (CPC), un groupe parlementaire progressiste formĂ© dâune cinquantaine dâĂ©lus du CongrĂšs. Quâavez-vous pensĂ© de lâĂ©vĂ©nement ?
NOAM CHOMSKY : Ce que jâen ai perçu mâa semblĂ© trĂšs encourageant. Il y rĂ©gnait une bonne ambiance, trĂšs animĂ©e. Chez les participants, lâimpression dominante (que je partage) Ă©tait quâune vaste majoritĂ© dâAmĂ©ricains sont plus ou moins favorables aux politiques progressistes inspirĂ©es du New Deal. VoilĂ qui est assez frappant, la plupart de mes concitoyen.ne.s nâentendant pratiquement jamais personne dĂ©fendre une telle position.
On prĂ©tend que le marchĂ© a rĂ©vĂ©lĂ© le caractĂšre nĂ©faste du progressisme ; câest du moins le message que les mĂ©dias ne cessent de marteler. Pourtant, de nombreux membres du CPC (dont le sĂ©nateur dĂ©mocrate du Minnesota Paul Wellstone et le reprĂ©sentant dĂ©mocrate du Massachusetts Jim McGovern) ont publiquement dĂ©fendu des politiques du New Deal. Le groupe a dâailleurs vu ses effectifs augmenter aprĂšs les Ă©lections de 1996.
Je ne crois cependant pas quâil faille sâen tenir aux politiques progressistes du New Deal, loin de lĂ . NĂ©anmoins, ses acquis, fruits dâinnombrables luttes populaires, valent la peine dâĂȘtre dĂ©fendus et consolidĂ©s.
Votre confĂ©rence sâintitulait Le bien communâŠ
On mâavait imposĂ© ce titre, et, comme je suis un type aimable et docile, câest ce dont jâai parlĂ©. Jâai commencĂ© par le commencement, avec la Politique dâAristote, qui a nourri la plupart des thĂ©ories politiques ultĂ©rieures.
Pour Aristote, la dĂ©mocratie doit nĂ©cessairement ĂȘtre participative (mĂȘme sâil en exclut notamment les femmes et les esclaves) et viser le bien commun. Pour fonctionner, elle doit veiller Ă ce que tous les citoyens jouissent dâune Ă©galitĂ© relative, dâ« une fortune moyenne, mais suffisante » et dâun accĂšs durable Ă la propriĂ©tĂ©.
Autrement dit, Aristote considĂšre quâun rĂ©gime ne peut ĂȘtre sĂ©rieusement qualifiĂ© de dĂ©mocratique si les inĂ©galitĂ©s entre riches et pauvres y sont trop grandes. La vĂ©ritable dĂ©mocratie correspond pour lui Ă ce quâon qualifierait aujourdâhui dâĂtat-providence, mais dans une forme radicale allant bien au-delĂ de tout ce quâon a pu envisager au XXe siĂšcle. (Ă la suite dâune confĂ©rence de presse que jâai donnĂ©e Ă Majorque, les journaux espagnols ont Ă©crit que, sâil vivait de nos jours, Aristote serait qualifiĂ© de dangereux extrĂ©miste ; câest sans doute vrai.)
LâidĂ©e voulant que grandes fortunes et dĂ©mocratie ne puissent coexister fera son chemin jusquâaux LumiĂšres et au libĂ©ralisme classique, notamment chez des figures comme Alexis de Tocqueville, Adam Smith et Thomas Jefferson, qui en assumeront plus ou moins les implications.
Aristote insiste Ă©galement sur le fait que, si un rĂ©gime parfaitement dĂ©mocratique comptait une minoritĂ© de citoyens trĂšs riches et un grand nombre de gens trĂšs pauvres, ces derniers exerceraient leurs droits pour dĂ©possĂ©der les nantis. Il considĂšre quâune telle situation serait injuste et y voit deux solutions possibles : rĂ©duire la pauvretĂ© (solution quâil prĂ©conise) ou limiter la dĂ©mocratie.
James Madison [quatriĂšme prĂ©sident des Ătats-Unis, de 1809 Ă 1817], loin dâĂȘtre bĂȘte, Ă©tait conscient du problĂšme, mais, contrairement Ă Aristote, il sâemployait Ă limiter la dĂ©mocratie. Selon lui, le principal objectif dâun gouvernement consistait à « protĂ©ger la minoritĂ© des possĂ©dants contre la majoritĂ© ». Son collĂšgue John Jay [rĂ©volutionnaire, diplomate et juriste amĂ©ricain (1745-1829)] se plaisait Ă dire que « les gens qui possĂšdent le pays doivent le gouverner ».
Les fortes inĂ©galitĂ©s qui affligeaient la sociĂ©tĂ© faisaient craindre Ă Madison quâune part grandissante de la population ne « rĂȘve secrĂštement dâune rĂ©partition plus Ă©galitaire des bienfaits [de la vie] ». Si lâon accordait Ă la majoritĂ© un pouvoir dĂ©mocratique, affirmait-il, celle-ci pourrait ne plus se contenter de rĂȘver. Il a abordĂ© cette question de maniĂšre explicite lors de la Convention constitutionnelle de Philadelphie, prĂ©occupĂ© quâil Ă©tait par lâĂ©ventualitĂ© de voir la majoritĂ© pauvre user de son pouvoir pour imposer une rĂ©forme agraire.
Madison a donc conçu un systĂšme destinĂ© Ă empĂȘcher la dĂ©mocratie de fonctionner, oĂč le pouvoir serait dĂ©tenu par « une Ă©quipe dâhommes parmi les plus compĂ©tents », ceux auxquels appartenait « la richesse de la nation ». Au fil des ans, les autres citoyens seraient relĂ©guĂ©s aux marges ou divisĂ©s de diverses façons : dĂ©coupage des circonscriptions Ă©lectorales, obstacles aux luttes syndicales et Ă la coopĂ©ration ouvriĂšre, exploitation des conflits interethniques, etc. (PrĂ©cisons que Madison se situait dans une perspective prĂ©capitaliste, et que son « Ă©quipe dâhommes parmi les plus compĂ©tents » Ă©tait censĂ©e ĂȘtre composĂ©e dâ« hommes dâĂtat Ă©clairĂ©s » et de « philosophes bienveillants », et non dâinvestisseurs et de cadres supĂ©rieurs cherchant Ă sâenrichir sans Ă©gard aux consĂ©quences de leurs actes sur autrui. Entreprise par Alexander Hamilton et ses partisans, la transformation des Ătats-Unis en Ătat capitaliste lâa dâailleurs passablement consternĂ©. Sâil vivait aujourdâhui, je crois quâil serait anticapitaliste, tout comme le seraient Jefferson et Adam Smith.)
Il est fort peu probable que ce que lâon considĂšre aujourdâhui comme les « consĂ©quences inĂ©vitables du marchĂ© » puisse ĂȘtre tolĂ©rĂ© dans une sociĂ©tĂ© vraiment dĂ©mocratique. On peut emprunter la voie dâAristote et sâassurer que presque tout le monde dispose dâ« une fortune moyenne, mais suffisante » â autrement dit, garantir lâexistence dâune classe moyenne â, ou on peut opter pour la solution de Madison et limiter la dĂ©mocratie.
Pendant toute lâhistoire [des Ătats-Unis], les propriĂ©taires ont dĂ©tenu lâessentiel du pouvoir politique. On a cependant connu quelques moments dâexception, comme le New Deal : contraint de rĂ©agir au fait que la population nâallait pas tolĂ©rer longtemps la situation dans laquelle elle se trouvait, Franklin D. Roosevelt a laissĂ© le pouvoir aux riches, mais en les soumettant Ă une sorte de contrat social. Il nây avait lĂ rien de nouveau, et cela va assurĂ©ment se reproduire.
LâĂ©galitĂ©
Doit-on seulement lutter pour lâĂ©galitĂ© des chances ou revendiquer lâĂ©galitĂ© des revenus, oĂč chacun vivrait Ă peu prĂšs dans les mĂȘmes conditions Ă©conomiques ?
De nombreux penseurs, Ă commencer par Aristote, ont soutenu que lâĂ©galitĂ© des revenus doit ĂȘtre un objectif fondamental dans toute sociĂ©tĂ© se voulant libre et juste. (Il nâest pas question ici de revenus identiques, mais de conditions de vie relativement Ă©gales.)
Lâacceptation de lâinĂ©galitĂ© extrĂȘme dĂ©note une nette rupture avec la tradition humaniste et libĂ©rale, aussi loin que celle-ci puisse remonter. En fait, en dĂ©fendant le libre marchĂ©, Adam Smith prĂ©sumait que, dans des conditions de libertĂ© parfaite, celui-ci mĂšnerait Ă lâĂ©galitĂ© parfaite des revenus, quâil considĂ©rait comme une bonne chose.
Tocqueville, autre grande figure du panthĂ©on, sâĂ©merveillait de lâĂ©galitĂ© relative quâil croyait constater dans la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine (il exagĂ©rait nettement, mais laissons de cĂŽtĂ© la question de la justesse de ses perceptions). Il a Ă©crit de maniĂšre assez catĂ©gorique quâune « inĂ©galitĂ© permanente des conditions » entraĂźnerait la mort de la dĂ©mocratie.
Au fait, dans des parties de son Ćuvre quâon a plus rarement citĂ©es, Tocqueville condamnait lâ« aristocratie manufacturiĂšre » alors en plein essor aux Ătats-Unis, laquelle Ă©tait selon lui lâ« une des plus dures qui aient paru sur la Terre ». Si elle prenait le pouvoir, prĂ©venait-il, le pays connaĂźtrait de graves problĂšmes. Ses craintes Ă©taient partagĂ©es par Jefferson et dâautres figures des LumiĂšres. Malheureusement, lâhistoire montre que les choses sont allĂ©es bien au-delĂ de leurs pires cauchemars.
Ron Daniels, directeur du Center for Constitutional Rights, basĂ© Ă New York, use de la mĂ©taphore des deux coureurs, lâun partant de la ligne de dĂ©part et lâautre Ă 1,5 mĂštre de la ligne dâarrivĂ©eâŠ
Lâanalogie est intĂ©ressante, mais je crois quâelle passe Ă cĂŽtĂ© de lâessentiel. Il est vrai que lâĂ©galitĂ© des chances est loin dâĂȘtre une rĂ©alitĂ© aux Ătats-Unis, mais, mĂȘme si elle se concrĂ©tisait, le systĂšme demeurerait intolĂ©rable.
Imaginons deux coureurs partant exactement du mĂȘme point, portant les mĂȘmes chaussures, etc. Celui qui finirait premier obtiendrait tout ce quâil dĂ©sire, alors que le perdant mourrait de faim.
Parmi les mesures de lutte contre lâinĂ©galitĂ© se trouve la discrimination positive. Quâen pensez-vous ?
Dans de nombreuses sociĂ©tĂ©s, celle-ci va de soi. Par exemple, Ă la fin des annĂ©es 1940, au moment de lâindĂ©pendance de lâInde, on a instituĂ© une certaine formule de discrimination positive, les « places rĂ©servĂ©es », dans le but de surmonter les inĂ©galitĂ©s de caste et de genre, profondĂ©ment ancrĂ©es dans lâhistoire [des Ătats-Unis].
Afin de rendre, espĂšre-t-on, une sociĂ©tĂ© plus juste et plus Ă©quitable, de telles politiques ne vont pas sans imposer de privations Ă certaines personnes. Leur mise en Ćuvre peut ĂȘtre dĂ©licate, et je ne crois pas quâil existe de rĂšgles simples pour les appliquer.
Une bonne partie des attaques contre la discrimination positive traduisent une volonté de justifier les structures discriminatoires et oppressives du passé. En revanche, il faut voir à ce que la discrimination positive ne nuise pas aux personnes démunies qui ne font pas partie des catégories sociales visées, ce qui est tout à fait possible.
La discrimination positive sâavĂšre parfois trĂšs efficace, comme on lâa vu Ă lâuniversitĂ©, dans lâindustrie de la construction, dans les services publics et ailleurs. En chipotant sur les dĂ©tails, on trouve Ă©videmment bien des choses Ă critiquer, mais, dans ses grandes lignes, le programme est adĂ©quat et empreint dâhumanitĂ©.
Les bibliothĂšques
Les bibliothĂšques ont jouĂ© un rĂŽle trĂšs important dans votre formation intellectuelle, nâest-ce pas ?
Enfant, je frĂ©quentais assidĂ»ment la principale bibliothĂšque publique du centre-ville de Philadelphie, qui Ă©tait trĂšs bien tenue. Câest lĂ que jâai lu tous ces Ă©crits anarchistes et marxistes que je nâarrĂȘte pas de citer. Ă cette Ă©poque, les gens lisaient beaucoup, et les bibliothĂšques Ă©taient trĂšs frĂ©quentĂ©es. Ă la fin des annĂ©es 1930 et dans les annĂ©es 1940, les services publics Ă©taient Ă bien des Ă©gards supĂ©rieurs Ă ce quâils sont aujourdâhui.
Selon moi, câest une des raisons pour lesquelles les pauvres et les chĂŽmeurs des bas quartiers semblaient alors moins dĂ©sespĂ©rĂ©s. Je fais peut-ĂȘtre montre de sensiblerie en mettant ainsi mes perceptions dâenfant sur un pied dâĂ©galitĂ© avec ma conscience dâadulte, mais je crois quand mĂȘme que câĂ©tait le cas.
Les bibliothĂšques ne reprĂ©sentaient quâune des sources de cet espoir populaire. TrĂšs frĂ©quentĂ©es, elles nâĂ©taient pas seulement destinĂ©es aux gens instruits. Ce nâest plus aussi vrai de nos jours.
Permettez-moi de vous expliquer pourquoi je vous ai posĂ© cette question. DerniĂšrement, je suis allĂ© Ă la bibliothĂšque que je frĂ©quentais quand jâĂ©tais petit, Ă lâangle de la 78e Rue et de lâavenue York, Ă New York. Je nây avais pas mis les pieds depuis 35 ans. Ce quartier est devenu lâun des plus riches du pays.
Jâai rĂ©alisĂ© que la bibliothĂšque compte maintenant trĂšs peu dâouvrages politiques. Lorsque le bibliothĂ©caire mâa expliquĂ© que les succursales du rĂ©seau public de bibliothĂšques tiennent surtout des best-sellers, je lui ai dit que jâaimerais bien faire don de certains de mes livres.
RĂ©agissant sans grand intĂ©rĂȘt, il mâa invitĂ© Ă remplir un formulaire. En arrivant au comptoir oĂč mâen procurer un, jâai constatĂ© quâon devait payer 30 cents pour recommander un achat de livre Ă la bibliothĂšque !
VoilĂ qui semble conforme Ă la tendance quâon observe dans tout le domaine de lâĂ©dition, y compris dans les librairies. Comme je voyage beaucoup, il mâarrive dâĂȘtre coincĂ© dans un aĂ©roport⊠parce quâil neige Ă Chicago, disons. Autrefois, jâarrivais Ă trouver quelque chose que jâavais envie de lire Ă la librairie de lâaĂ©roport, quâil sâagisse dâun classique ou dâun ouvrage rĂ©cent. Aujourdâhui, câest pratiquement impossible (et pas seulement aux Ătats-Unis, dâailleurs ; derniĂšrement, je me suis trouvĂ© coincĂ© Ă lâaĂ©roport de Naples, dont la librairie est dâune mĂ©diocritĂ© tout aussi lamentable).
Je crois que cette situation est essentiellement attribuable aux pressions du marchĂ©. Les best-sellers ne restent pas longtemps sur les tablettes, et la conservation de titres qui sâĂ©coulent lentement coĂ»te cher. Des changements aux lois fiscales ont aggravĂ© le problĂšme en faisant grimper les coĂ»ts liĂ©s au maintien dâun fonds pour les maisons dâĂ©dition, si bien que celles-ci soldent maintenant leurs livres beaucoup plus tĂŽt.
Je crois que les essais politiques pĂątissent de cette situation. Dans les grandes chaĂźnes qui dominent actuellement le marchĂ© du livre, on nâen trouve pas beaucoup â quoiquâon pourrait dire la mĂȘme chose de la plupart des livres. Je ne crois pas quâil sâagisse de censure politique.
La droite propose dâimposer des frais aux usagers des bibliothĂšques.
Cette idĂ©e sâinscrit dans son grand projet de rĂ©ingĂ©nierie sociale au profit des riches. Remarquez que ses militants ne recommandent pas le dĂ©mantĂšlement du Pentagone. Ils ne sont pas assez fous pour croire que celui-ci protĂšge le peuple contre les Martiens ou quelque autre envahisseur, mais ils ont parfaitement compris que son existence mĂȘme est une subvention aux riches. Donc, va pour le Pentagone, mais pas pour les bibliothĂšques.
Jâhabite Lexington, en banlieue de Boston, une ville de professionnels de la classe moyenne supĂ©rieure. Mes concitoyens sont bien disposĂ©s Ă faire des dons Ă la bibliothĂšque municipale et en ont les moyens. Je contribue moi-mĂȘme Ă son financement et je la frĂ©quente, profitant du fait quâil sâagit dâune trĂšs bonne bibliothĂšque.
Cependant, je dĂ©plore que les rĂšglements de zonage et la mĂ©diocritĂ© du rĂ©seau de transport en commun fassent en sorte que seuls les riches peuvent vivre Ă Lexington. Dans les quartiers pauvres, rares sont les gens qui peuvent contribuer au financement dâune bibliothĂšque, ont le temps de la frĂ©quenter ou savent quoi y chercher une fois sur les lieux.
Laissez-moi vous raconter une triste histoire. Une de mes filles vivait dans une vieille ville industrielle en dĂ©clin. Celle-ci nâĂ©tait pas dĂ©labrĂ©e, mais avait manifestement connu de meilleurs jours. Sa bibliothĂšque publique Ă©tait tout Ă fait correcte. Sa collection nâĂ©tait pas extraordinaire, mais comprenait de bons livres pour enfants. Joliment dĂ©corĂ©e, amĂ©nagĂ©e avec intelligence, elle Ă©tait gĂ©rĂ©e par un couple de bibliothĂ©caires.
Un ...