CHAPITRE II
ROMPRE AVECâŠ
Je ne suis pas, je lâai dit, un porte-parole des « indignĂ©s ». Mais je propose ma lecture des courants souterrains irriguant le mouvement dâindignation qui semble se rĂ©pandre partout sur la planĂšte : je mâefforce de mettre des mots sur plusieurs des raisons de cette colĂšre qui gronde et qui cherche Ă sâexprimer pour « un autre monde possible ». Il sâagit bien sĂ»r de ma vision subjective, mais dans laquelle plusieurs pourront, jâen suis sĂ»r, se retrouver en tout ou en partie.
Mon but ici nâest pas de peindre un portrait de tout ce qui pose problĂšme, mais de chercher plutĂŽt Ă identifier un certain nombre des racines des problĂšmes qui sont les nĂŽtres. Je mâintĂ©resse aux causes de la maladie, mĂȘme si pour les illustrer je devrai brosser un portrait rapide dâun certain nombre des symptĂŽmes.
Quelles sont donc ces forces dominantes ou ces caractĂ©ristiques importantes de notre sociĂ©tĂ© avec lesquelles je suis convaincu quâil nous faut ROMPRE si nous voulons Ă©viter les culs-de-sac vers lesquels nous filons Ă vive allure ?
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Vous connaissez peut-ĂȘtre le conte dâAndersen, « Les habits neufs de lâempereur », dans lequel seule la naĂŻvetĂ© dâun enfant (pas encore dĂ©formĂ© ou formatĂ© comme les adultes) lui permet de voir et dâoser dire tout haut que « le roi est nu ». Il est grand temps de retrouver ce regard neuf de lâenfant. Et de nommer, haut et fort, le rĂ©el tel quâil est, dĂ©pouillĂ© des innombrables couches de justifications, de nuances et de fatalitĂ© quâon y a superposĂ©es au fil des annĂ©es. Souvent en lâemballant dans lâargument de la complexitĂ©, ce qui finit de nous dĂ©pouiller de tout pouvoir pour nous en remettre aux mains des seuls « experts ».
ROMPRE AVEC LâARGENT !
Lâargent est devenu notre Dieu, lâidole de notre monde. Aucun responsable nâose prendre quelque dĂ©cision que ce soit sans lâĂ©valuer dâabord en fonction des coĂ»ts et bĂ©nĂ©fices. Lâargent est devenu omniprĂ©sent, contaminant absolument tout, mĂȘme les domaines les plus « purs » de lâhumanitaire, de la solidaritĂ© et du fair play : la campagne du ruban rose pour le cancer du sein cache une redoutable industrie de la charitĂ©, lâaide au dĂ©veloppement sert trĂšs souvent dâalibi Ă lâexportation de notre expertise et de nos produits ; et le sport amateur est depuis longtemps profondĂ©ment viciĂ© par lâinfluence financiĂšre (comme le montrent le rĂ©cent scandale du football universitaire Ă Penn State et des Jeux olympiques oĂč publicitĂ© et commanditaires ont remplacĂ© lâidĂ©al de fraternitĂ© du baron de Coubertin).
Cette pollution par lâargent atteint de plus en plus les domaines traditionnellement considĂ©rĂ©s comme un patrimoine commun de toute lâhumanitĂ©. Lâeau, lâair et lâespace sont de plus en plus considĂ©rĂ©s comme de simples marchandises soumises aux seules rĂšgles du marchĂ©. Cette marchandisation du monde atteint les services publics, lâĂ©ducation et la santĂ©, mais aussi la culture, les relations humaines et mĂȘme le vivant (libre disposition de son corps, brevet sur les gĂšnes, etc.).
Pour beaucoup de jeunes, la rĂ©ussite matĂ©rielle et financiĂšre a remplacĂ©, comme principal objectif de vie, la fondation dâune famille ou lâĂ©tablissement de relations humaines significatives. Et le bonheur est peu Ă peu devenu, pour un trĂšs grand nombre, insĂ©parable de la richesse et du niveau de vie. Ce lien Ă©troit quâon a rĂ©ussi Ă Ă©tablir entre bonheur et consommation Ă©tant dâailleurs le principal moteur de notre sociĂ©tĂ© marchande et de notre croissance Ă©conomique. Qui oserait encore chercher le bonheur sans « tĂ©lĂ©phone intelligent » et toute la panoplie, sans cesse en expansion, des gadgets Ă©lectroniques ?
Dâailleurs lâargent est devenu encore plus insidieux et pervers depuis quâil sâest dĂ©matĂ©rialisĂ©. Autrefois, SĂ©raphin comptait son or, cachĂ© dans sa chambre. Maintenant, les symboles que sont la monnaie et les billets de banque disparaissent de plus en plus au profit de morceaux de plastique (les cartes de dĂ©bit ou de crĂ©dit), de puces Ă©lectroniques, de colonnes dâopĂ©rations comptables dans des ordinateurs centraux ou de transactions virtuelles rendues possibles par lâinformatique. On touche ou voit de moins en moins dâargent rĂ©el, et pourtant nos vies nâont jamais Ă©tĂ© aussi prisonniĂšres des filets invisibles de lâendettement par le jeu de « produits financiers » de plus en plus complexes et abscons, par lesquels les banquiers ont crĂ©Ă©, de toutes piĂšces, la terrible crise Ă©conomique de 2008-2009 et pour lesquels ils se sont ensuite payĂ© des bonus aussi considĂ©rables quâindĂ©cents !
Lâargent, qui nâĂ©tait au dĂ©part quâun simple instrument dâĂ©change de vĂ©ritables biens et services, pour plus de commoditĂ©, est devenu un objectif en soi : le signe matĂ©riel de la rĂ©ussite, de la richesse et de lâaccumulation de celle-ci. De serviteur, lâargent est devenu le maĂźtre. Et il impose sa tyrannie dans toutes les sphĂšres de la vie, individuelle et collective. Essayez dâimaginer un monde sans argent ! Sans les agences de notation, les banques centrales, le Fonds monĂ©taire international, et tous ceux et celles qui font la pluie et le beau temps dans les « affaires » du monde. Comme si les pays et les Ătats nâĂ©taient que des enfants ou des marionnettes, soumis aux diktats de forces Ă©conomiques devenues anonymes et incontrĂŽlables.
Et si on reprenait le contrĂŽle de nos vies ? Et si on pouvait vivre sans argent ou hors de la logique de lâargent ? Impossible ? Allez lire La mort de lâargent, de lâanthropologue Denis Blondin : un tel monde existe, et il est plus urgent que jamais !
ROMPRE AVEC LA VITESSE !
LâaccĂ©lĂ©ration de la vie a Ă©tĂ© tout simplement phĂ©nomĂ©nale. Pendant des dizaines de milliers dâannĂ©es, lâĂȘtre humain sâest dĂ©placĂ© Ă la vitesse de son pas. Il a fallu des millĂ©naires avant quâil puisse se dĂ©placer Ă la vitesse du cheval. Il y a moins de deux siĂšcles, suivant lâinvention de la machine Ă vapeur, il a dĂ©veloppĂ© le train, puis lâautomobile, puis lâavion. En moins de 100 ans, la vitesse de communication a progressĂ© Ă travers les journaux, le tĂ©lĂ©graphe, le tĂ©lĂ©phone, la radio, puis avec la tĂ©lĂ©vision et le tĂ©lĂ©copieur. Depuis 50 ans, les fusĂ©es sâenvolent vers lâespace et les satellites arrivent à « faire le tour du monde » en 80 minutes, au lieu des 80 jours de Jules Verne. Et depuis 25 ans Ă peine, lâinformatique fait littĂ©ralement exploser la vitesse en permettant la quasi-instantanĂ©itĂ© : on suit les Ă©vĂ©nements de partout « en temps rĂ©el », on communique par courriels, on se rassemble Ă distance par lâintermĂ©diaire de « Skype » et les transactions commerciales et financiĂšres se font dĂ©sormais en permanence.
Les fabuleuses inventions humaines ont rĂ©duit la planĂšte Ă la dimension dâun grand village et elles ont graduellement aboli les distances gĂ©ographiques et temporelles. Il nây a plus, pour notre technologie, ni jour, ni nuit, ni fin de semaine, ni calendrier. Tout (et tous !) est dĂ©sormais accessible « 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 », Ă la grandeur du cyberespace. Nos outils permettent dĂ©sormais des travaux impensables auparavant, parce quâon a su remplacer lâeffort physique par lâĂ©nergie des machines, les capacitĂ©s de calcul du cerveau par celles des ordinateurs, les limites corporelles par les possibilitĂ©s prodigieuses du virtuel. Avec les dĂ©sirs et les tentations quâentraĂźne cet univers en apparence dĂ©sormais illimitĂ©âŠ
On a seulement oubliĂ© une toute petite chose : lâĂȘtre humain nâa pas vĂ©ritablement changĂ©, pendant que ses inventions et ses outils dĂ©multipliaient ses possibilitĂ©s⊠et ses rĂȘves. Il nâa toujours quâun corps mortel (mĂȘme si on le connaĂźt mieux et quâon lui permet de vivre plus longtemps). Il nâa toujours que deux bras et deux jambes, et pas plus de 24 heures dans une journĂ©e. De plus, les capacitĂ©s dâabsorption de son cerveau nâont aucunement suivi lâaccĂ©lĂ©ration proprement inhumaine des possibilitĂ©s de sa technologie. DâoĂč les collisions de plus en plus nombreuses et brutales entre un humain limitĂ© et ses moyens apparemment illimitĂ©s !
Les maladies du travail (Ă©puisement, stress, dĂ©pression) ne sont que la pointe de lâiceberg de la nouvelle condition humaine. Les pressions pour ĂȘtre performant (Ă la mesure de nos outils) sont devenues la rĂšgle quasi universelle : le cellulaire et le portable rendent lâemployĂ© joignable en tout temps et ont transportĂ© lâunivers du travail non seulement Ă la maison mais souvent mĂȘme en vacances. Les courriels Ă©tant instantanĂ©s, on sâattend Ă une rĂ©ponse rapide, sinon immĂ©diate. Notre capacitĂ© dâattente et de patience sâest sĂ©rieusement Ă©moussĂ©e : quâun logiciel mette une minute Ă se mettre en marche ou une page Internet Ă sâafficher et on sâarrache les cheveux. Le sentiment dâĂȘtre submergĂ© ou oppressĂ© par la surabondance des possibilitĂ©s de choix (de loisirs, de marques dâĂ©lectromĂ©nagers ou de chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision) crĂ©e une lourdeur et une tension latente que les populations rurales ou moins « nanties » Ă©prouvent gĂ©nĂ©ralement beaucoup moins.
Le rythme humain, celui de notre corps comme celui de notre esprit, nâest pas celui de nos machines. LâĂȘtre humain est partie intĂ©grante de la nature (lâĂ©cologie nous lâa fait redĂ©couvrir) et ne peut survivre sans elle ou contre elle. Celle-ci a aussi son rythme : celui des saisons, des annĂ©es, du temps long. Nulle part, on nây trouve la course effrĂ©nĂ©e dans laquelle nos inventions nous ont entraĂźnĂ©s. De plus en plus de gens en prennent conscience : il nous faut ralentir ! Pour notre propre santĂ© comme pour celle de la planĂšte.
ROMPRE AVEC LA PROPRIĂTĂ !
Jâai Ă©tĂ© avocat pendant 20 ans. Un avocat « non pratiquant », parce quâayant choisi de travailler plutĂŽt en milieu communautaire, mais un avocat connaissant bien les rĂšgles de ce quâon appelle le droit et la justice. Et lâun des fondements mĂȘme de notre droit civil, câest prĂ©cisĂ©ment la propriĂ©tĂ© privĂ©e. Comment puis-je donc remettre en question cette pierre angulaire de notre droit⊠et du capitalisme ?
La propriĂ©tĂ© est fonciĂšrement antisociale, Ă©goĂŻste, excluante et fractionnelle. Elle accapare pour soi (« moi » ou « nous », selon le cas) au dĂ©triment des « autres » : ceci mâappartient en propre, et je nâai de comptes Ă rendre Ă personne Ă son sujet. (On pourrait dâailleurs sâinterroger longuement sur « de quel droit » cela mâappartient-il : mais câest une question qui dĂ©borde du prĂ©sent cadre.)
La nature, dont lâĂȘtre humain tire incontestablement son origine, ne connaĂźt pas de telle « propriĂ©tĂ© ». Elle est le patrimoine commun de toutes les espĂšces. Certes, certains animaux vont marquer leur « territoire » ; mais câest un territoire dâusage, plus ou moins permanent, au seul service de la vie et de sa transmission. Et les forces de la nature se chargent dâempĂȘcher toute « possession » stĂ©rile, et encore plus toute accumulation ou tout accaparement au dĂ©triment du bien collectif (du troupeau, de lâespĂšce, de lâĂ©cosystĂšme).
Et si les divers mythes fondateurs des peuples varient dans leur expression, il semble bien quâils placent tous lâĂȘtre humain soit comme partie prenante (sans supĂ©rioritĂ© ou pouvoir de domination) de la CrĂ©ation elle-mĂȘme, soit comme intendant ou jardinier de celle-ci (et dans ce cas, avec un certain « pouvoir » mais sans autoritĂ© de possession et encore moins de propriĂ©tĂ©). LâĂȘtre humain, par son « intelligence », a certainement une place particuliĂšre au sein de la CrĂ©ation. Mais est-il pour autant « au-dessus » de celle-ci ? Chaque fois quâil a tentĂ© dâagir ainsi, il a Ă©tĂ© durement rappelĂ© Ă lâordre par la nature elle-mĂȘme, comme le montre bien lâhistoire du dĂ©clin de diffĂ©rentes civilisations (voir entre autres Effondrement de Jared Diamond). Et lâurgence des problĂšmes Ă©cologiques semble bien en ĂȘtre la plus rĂ©cente illustration.
On justifie souvent la propriĂ©tĂ© privĂ©e par la responsabilitĂ© individuelle quâelle engendre chez son ...