Les souffrances invisibles
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Les souffrances invisibles

Pour une science du travail Ă  l'Ă©coute des gens

Karen Messing, Marianne Champagne

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Les souffrances invisibles

Pour une science du travail Ă  l'Ă©coute des gens

Karen Messing, Marianne Champagne

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Karen Messing a consacrĂ© sa vie Ă  la santĂ© des travailleurs et des travailleuses et Ă  «l'invisible qui fait mal». À travers le rĂ©cit de son parcours professionnel, d'abord de gĂ©nĂ©ticienne puis d'ergonome, l'auteure dĂ©montre comment certains environnements de travail rendent les gens malades, en particulier les femmes. Des ouvriers d'usine exposĂ©s Ă  des poussiĂšres radioactives aux prĂ©posĂ©es au nettoyage, en passant par les caissiĂšres, les serveuses ou les enseignantes, elle s'est employĂ©e Ă  porter leur voix dans les cercles scientifiques.

L'Ă©cart entre la rĂ©alitĂ© des scientifiques et celle des travailleurs et travailleuses de statut social infĂ©rieur est d'ailleurs Ă  l'origine de graves problĂšmes de santĂ© qui sont gĂ©nĂ©ralement ignorĂ©s, soutient l'auteure. Pour combler ce «fossĂ© empathique» qui empĂȘche les scientifiques d'orienter correctement leurs recherches, il est primordial d'Ă©couter attentivement les travailleurs et travailleuses parler de leurs difficultĂ©s et de tenir compte de leur expertise. Karen Messing plaide Ă©galement en faveur d'une pratique scientifique davantage interdisciplinaire.

Lier l'intime au politique, voilà le vaste défi auquel nous invite Karen Messing dans cet essai trÚs personnel qui devrait interpeller autant les employeurs et les scientifiques que les syndicats et le grand public.

«Les souffrances invisibles est un ouvrage important qui nous informe sur combien mal informĂ©s et mal avisĂ©s nous sommes en regard des problĂšmes de stress et de pollution vĂ©cus par les masses laborieuses, auxquels on pourrait remĂ©dier si on les prenait au sĂ©rieux et si on se donnait la peine d'Ă©couter ce qu'en disent eux-mĂȘmes les travailleurs et travailleuses.

– David Suzuki, environnementaliste et gĂ©nĂ©ticien

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Information

Year
2016
ISBN
9782897192747
CHAPITRE PREMIER

Les travailleurs d’usine

UN JOUR QUAND J’ÉTAIS PETITE, mon pĂšre m’a emmenĂ©e passer la matinĂ©e Ă  l’usine oĂč il travaillait comme cadre. À ma plus grande joie, il m’a autorisĂ©e Ă  m’asseoir Ă  la chaĂźne de montage pour regarder les femmes assembler les radios en production. Elles devaient souder des fils rouges, bleus et jaunes au bon endroit sur chacun des appareils. Les ouvriĂšres m’ont mĂȘme laissĂ©e jouer avec les fils de couleur tandis que mon pĂšre faisait ses affaires. Cela m’a tenue occupĂ©e quelque temps, mais ensuite j’ai quittĂ© ma chaise et je suis allĂ©e le voir dans son bureau. Une question me trottait dans la tĂȘte.
— Est-ce qu’elles ne s’ennuient pas Ă  la longue, Ă  faire la mĂȘme chose toute la journĂ©e?
— Non, m’a-t-il rĂ©pondu. Elles ne sont pas aussi intelligentes que toi, Karen.
J’étais sans voix. Mon pĂšre m’affirmait que ces femmes adultes Ă©taient moins Ă©veillĂ©es que moi, une fillette qui avait sa petite idĂ©e quant au rang infĂ©rieur qu’elle occupait dans la sociĂ©tĂ©. Ce qu’il disait paraissait peu plausible, pourtant il avait l’air sĂ»r de lui. J’ai longuement retournĂ© ses propos dans ma tĂȘte, et je ne les ai jamais oubliĂ©s.
Bien des annĂ©es plus tard, par un concours de circonstances, j’allais en venir Ă  penser qu’il s’était peut-ĂȘtre trompĂ© sur l’intelligence des ouvriĂšres. À l’ñge de 17 ans, j’ai Ă©tĂ© temporairement exclue de mon universitĂ© pour une bĂȘtise sans consĂ©quence, et j’allais devoir attendre trois mois avant de reprendre mes cours. J’ai posĂ© ma candidature pour travailler en librairie et dans plusieurs restaurants, avant d’ĂȘtre finalement embauchĂ©e comme serveuse dans une cafĂ©tĂ©ria bien connue pour ses repas express du midi. Je devais fournir Ă  chaque client un plateau, une serviette et des couverts, prendre sa commande et la crier au personnel de cuisine avec le bon nom de code pour chaque prĂ©paration, sans en oublier les dĂ©tails (un spĂ©cial pas de vert, un burger New York
). Pour chacune des assiettes proposĂ©es, une dizaine environ, je devais servir le bon accompagnement ou les bons condiments. Si le plat avec toutes ses garnitures apparaissait en temps voulu Ă  la fenĂȘtre de la cuisine, je devais l’apporter au bon client. Sinon, je devais nĂ©gocier avec les commis de cuisine en composant au mieux avec les rĂ©criminations du client et l’impatience du chef Henry, un bonhomme pas trĂšs rassurant que mes demandes agaçaient.
J’étais une trĂšs mauvaise serveuse. Les femmes qui servaient au comptoir depuis plusieurs annĂ©es arrivaient Ă  gĂ©rer les commandes de quatre clients en mĂȘme temps. Bing bang bing bang! faisaient les plateaux sur le comptoir et les plats et les couverts sur les plateaux. Personnellement, je n’ai jamais su jongler avec plus de deux clients Ă  la fois. Et, humiliation suprĂȘme pour une Ă©tudiante de l’Ivy League, le plus grand obstacle n’était pas physique, mais mental. J’étais franchement incapable de surmonter le dĂ©fi cognitif qui consistait Ă  retenir les commandes en dĂ©tail et Ă  en suivre la progression pour plus de deux personnes en mĂȘme temps. Beverly, une fille de mon Ăąge recrutĂ©e juste avant moi, a Ă©tĂ© d’un grand rĂ©confort. Elle m’a confiĂ© des petits trucs qu’elle avait mis au point, comme d’oublier le persil sur un Ɠuf quand il y avait beaucoup de clients en attente. Et c’est en apprenant Ă  la connaĂźtre que mes doutes se sont dĂ©finitivement envolĂ©s sur le fait qu’on pouvait ĂȘtre Ă  la fois de la classe ouvriĂšre et intelligent. Si elle prĂ©sentait tous les stigmates de la pauvretĂ© (mĂšre seule Ă  17 ans, elle avait des dents en moins, elle parlait mal, etc.), Beverly Ă©tait aussi vive d’esprit que moi, sinon plus. Nous nous sommes beaucoup amusĂ©es Ă  rire des gĂ©rants et des employĂ©s de cuisine, jusqu’à ce que je retourne Ă  l’universitĂ© et que je reprenne ma vie normale.
C’est aussi avec ce travail que j’ai commencĂ© Ă  comprendre les relations de pouvoir entre employeurs et employĂ©s. Beverly et moi Ă©tions payĂ©es un dollar de l’heure, le salaire minimum Ă  l’époque. Pour moi, mĂȘme en 1960, c’était une somme dĂ©risoire et j’avais du mal Ă  croire que Beverly puisse vivre et faire vivre son enfant avec si peu d’argent. D’autant que notre patron nous faisait payer le nettoyage des uniformes, injustement Ă  mon avis dans la mesure oĂč ils ne nous appartenaient pas. Mais le gĂ©rant m’a bien vite fait comprendre que si je voulais ce travail, je devrais payer et me taire. Et quelques clients de la cafĂ©tĂ©ria m’ont tout aussi clairement laissĂ© entendre que si je voulais garder mon emploi, je ne devais surtout pas me plaindre de leurs remarques condescendantes ou taquines. À condition que je sois gĂ©nĂ©reuse en sourires, ils me laisseraient mĂȘme un 25 cents sur leur plateau.
Dans les annĂ©es qui ont suivi, j’ai su bien me tenir et j’ai prolongĂ© mes Ă©tudes universitaires jusqu’au doctorat. Mes rapports avec les employĂ©s Ă  faible revenu se limitaient aux Ă©changes entre cliente et commis de magasin; ce n’est qu’une fois embauchĂ©e Ă  l’UQAM (l’UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă  MontrĂ©al) comme professeure de biologie que j’ai vĂ©cu des rencontres d’un tout autre genre.
En 1978, un problĂšme est survenu dans une raffinerie de phosphate prĂšs de MontrĂ©al. Les travailleurs avaient entendu dire que le minerai traitĂ© Ă  l’usine Ă©tait contaminĂ© par des poussiĂšres radioactives. La raffinerie avait vendu ses scories Ă  la province pour le remblayage de la chaussĂ©e. Un technicien avait constatĂ© une Ă©mission radioactive sur les routes traitĂ©es, et il s’inquiĂ©tait des risques d’exposition pour les usagers qui passaient par lĂ  pour aller au travail. C’est en lisant le journal que les ouvriers ont appris qu’ils manipulaient une matiĂšre radioactive dangereuse pour la santĂ©. Ils ont appelĂ© la centrale syndicale, qui a appelĂ© le service aux collectivitĂ©s de l’universitĂ©, lequel Ă  son tour m’a contactĂ©e. J’étais la seule personne ressource qui s’y connaissait un peu en radiations et en dommages gĂ©nĂ©tiques. Par une journĂ©e froide, la conseillĂšre en santĂ©-sĂ©curitĂ© et moi nous sommes donc rendues en voiture sur la rive sud du Saint-Laurent pour y rencontrer l’exĂ©cutif syndical de la raffinerie, dans le petit local de l’organisation. Il y avait avec lui six hommes dans la trentaine et dans la quarantaine, qui travaillaient tous depuis des annĂ©es Ă  l’usine. Ils nous ont dit que non seulement les installations Ă©taient saturĂ©es de poussiĂšres radioactives, mais qu’en plus les ouvriers avaient rapportĂ© chez eux les rĂ©sidus de l’usine pour s’en servir comme engrais phosphatĂ© dans leur jardin. Je ne connaissais pas grand-chose aux effets des radiations sur les humains, mais j’ai donnĂ© Ă  ces hommes un cours d’introduction en gĂ©nĂ©tique et radiations: l’énergie Ă©mise peut abĂźmer les chromosomes et par le fait mĂȘme altĂ©rer les gĂšnes. Les gĂšnes mutĂ©s fonctionnent moins bien, ce qui peut causer des problĂšmes de santĂ©. D’un ton dĂ©gagĂ©, j’ai aussi mentionnĂ© que les dommages pouvaient se transmettre d’une gĂ©nĂ©ration Ă  l’autre, voire au-delĂ .
— Alors le problĂšme de ma fille pourrait venir de mon travail?, a demandĂ© le prĂ©sident du syndicat, «Jean-Jacques».
Sa question m’a brutalement fait comprendre que je n’étais pas dans une salle de classe et que j’aurais dĂ» faire preuve de plus de tact. Trop tard: j’avais provoquĂ© un choc. Sur les six hommes assis Ă  la table, cinq d’entre eux Ă©taient mariĂ©s et quatre avaient des enfants, et chacun de ces quatre pĂšres avait un enfant atteint d’un problĂšme de santĂ© grave, comme une fente palatine ou un pied bot. La femme du cinquiĂšme homme mariĂ© Ă©tait enceinte: lui et soudain moi aussi, nous nous sommes inquiĂ©tĂ©s pour son futur enfant. Et effectivement, plusieurs mois plus tard, sa petite fille est nĂ©e avec une grave dĂ©ficience, une fistule trachĂ©o-Ɠsophagienne, c’est-Ă -dire un trou entre le conduit respiratoire et le tube digestif qui va de la bouche Ă  l’estomac.
Je ne savais pas du tout comment aborder la gĂ©nĂ©tique humaine dans une perspective professionnelle, mais il m’apparaissait Ă©vident que quelqu’un devait faire quelque chose pour Ă©claircir la situation Ă  la raffinerie. J’ai alors vĂ©cu une pĂ©riode de frustration et d’incomprĂ©hension, durant laquelle j’ai tentĂ© de contacter des personnes qualifiĂ©es, des professeurs d’universitĂ© et des chercheurs en mĂ©decine, afin qu’elles viennent en aide Ă  cette centaine d’hommes exposĂ©s Ă  des sources de radiation, et ce, pour qu’on comprenne ce qui leur arrivait Ă  eux et Ă  leurs familles. Je parle d’incomprĂ©hension parce que, pour une raison ou une autre, aucun de ces spĂ©cialistes qu’il Ă©tait logique de contacter n’a manifestĂ© le moindre intĂ©rĂȘt Ă  s’impliquer dans cette situation, qui m’interpellait autant d’un point de vue humain qu‘elle me fascinait comme scientifique. J’ai d’abord appelĂ© un chercheur en gĂ©nĂ©tique d’un hĂŽpital pour enfants de MontrĂ©al et, naĂŻve comme j’étais, je suis partie du mauvais pied.
— Je m’appelle Karen Messing, je suis professeure de biologie Ă  l’UQAM. Nous avons passĂ© une entente avec un syndicat pour lui fournir de l’information sur les risques en santĂ©-sĂ©curitĂ© au travail, et nous aurions besoin d’un expert en gĂ©nĂ©tique humaine.
— Non, je ne veux pas travailler pour un syndicat, a rĂ©pondu le chercheur.
— Je ne voulais pas dire que le syndicat allait vous engager, ai-je expliquĂ©. C’est simplement que ces ouvriers sont exposĂ©s Ă  des sources de radiation et que leurs enfants sont atteints de malformations. Je n’ai pas l’expertise requise pour Ă©tablir que cette radioexposition est la cause du problĂšme.
— Non, je ne veux pas travailler pour un syndicat, a rĂ©pĂ©tĂ© mon interlocuteur.
L’un des dirigeants syndicaux dont l’enfant Ă©tait nĂ© avec une dĂ©ficience a Ă©tĂ© orientĂ© vers un conseiller gĂ©nĂ©tique de l’hĂŽpital voisin, que j’appellerai le Dr Tremblay6.
— Ce sont des choses qui arrivent, et que nous ne comprendrons jamais, lui a dit le mĂ©decin. Mais elles n’ont rien Ă  voir avec votre travail.
Quand on m’a racontĂ© ce qu’il avait dit, j’ai voulu prendre contact avec le Dr Tremblay pour savoir comment il en arrivait Ă  exclure tout rapport avec le travail. Je lui ai laissĂ© plusieurs messages, avant d’en laisser Ă  ses collĂšgues du mĂȘme service, mais personne ne m’a rappelĂ©e. Et les choses ont continuĂ© comme cela, mĂȘme si je me suis bien gardĂ©e par la suite de mentionner le syndicat dans mes appels tĂ©lĂ©phoniques. Aucune de ces personnes dont c’était le travail, aucun de ces chercheurs dont c’était l’expertise n’a voulu rencontrer le groupe de travailleurs ni se pencher sur leur cas. Le simple fait d’entrevoir un conflit potentiel avec un employeur suffisait Ă  dissuader mes confrĂšres qui, si je veux ĂȘtre juste, n’avaient pas rencontrĂ© ces pĂšres bouleversĂ©s avec lesquels, bien sincĂšrement, il valait peut-ĂȘtre mieux ne pas discuter. Je me souviens encore du visage de cet homme qui m’a dit:
— J’ai travaillĂ© toute ma vie dans cette usine minable pour que ma famille soit en sĂ©curitĂ© et en bonne santĂ©, et maintenant vous me dites que j’ai peut-ĂȘtre donnĂ© son problĂšme cardiaque Ă  mon fils.
Je n’ai pas non plus oubliĂ© la fois oĂč la future Ă©pouse d’un salariĂ© m’a expliquĂ© qu’elle avait rompu leurs fiançailles parce qu’elle voulait des enfants et qu’elle craignait pour eux des lĂ©sions causĂ©es par les radiations.
À l’époque, je venais d’intĂ©grer le dĂ©partement de biologie et mon programme de recherche en gĂ©nĂ©tique visait Ă  dĂ©velopper un champignon et Ă  le rendre assez fort pour qu’il soit capable d’éradiquer les moustiques. J’avais obtenu une subvention avec deux de mes collĂšgues, des entomologistes qui savaient comment s’y prendre pour tuer des moustiques, et nos recherches avançaient rondement. J’avais recrutĂ© des Ă©tudiantes qui s’affairaient Ă  cultiver le champignon sur des bĂ©chers en plastique et Ă  faire flotter ses spores Ă  la surface de l’eau, lĂ  oĂč vivent les larves de l’insecte. Mon dĂ©partement Ă©tait heureux de m’avoir embauchĂ©e parce que j’avais prouvĂ© que je pouvais dĂ©crocher des subventions auprĂšs de sources tant fĂ©dĂ©rales que provinciales.
Que devais-je faire pour les travailleurs de la raffinerie? J’en ai parlĂ© avec Micheline Cyr, Ana MarĂ­a Seifert et Claire Marien, trois jeunes et trĂšs brillantes Ă©tudiantes de premier cycle en biologie qui cherchaient un sujet d’étude pour leur travail de fin d’études, et elles ont proposĂ© d’examiner ce cas de radioexposition avec moi. Semaine aprĂšs semaine, nous avons lu sur les radiations et envisagĂ© diffĂ©rentes façons d’aborder la situation Ă  l’usine, Ă  la fois dans ses dimensions humaines et scientifiques. Nous nous sentions trĂšs mal parce que nous n’avions aucun moyen de savoir si c’était l’emploi des ouvriers qui causait les problĂšmes de leurs enfants, et personne ne voulait nous aider Ă  Ă©claircir les choses. Devait-on rassurer la fiancĂ©e ou compatir avec elle?
Nos craintes ont redoublĂ© quand nous en avons appris un peu plus sur les conditions de travail Ă  la raffinerie. Un ouvrier d’expĂ©rience nous a dit qu’il y avait de la poussiĂšre partout et nous a expliquĂ© que lorsque les travailleurs devaient recevoir des soins dentaires, le dentiste les mettait en arrĂȘt plusieurs semaines avant l’intervention parce qu’il craignait d’endommager leurs mĂąchoires, trop affaiblies par l’exposition au phosphore prĂ©sent dans la poussiĂšre. (Un an plus tard, quand l’employeur nous a autorisĂ©es Ă  visiter la raffinerie pour la premiĂšre fois, toutes les surfaces Ă©taient couvertes de poussiĂšre. Au bout de quelques minutes seulement dans l’usine, nous nous sentions nous-mĂȘmes poussiĂ©reuses, Ă  l’intĂ©rieur comme Ă  l’extĂ©rieur.)
Le syndicat a organisĂ© un petit-dĂ©jeuner un dimanche matin avec les hommes et leurs familles pour qu’ils remplissent un questionnaire sur leur historique de reproduction, afin qu’on sache s’il y avait trop de fausses couches, de morts Ă  la naissance ou de malformations chez les enfants des employĂ©s. Micheline, Ana MarĂ­a, Claire et moi nous sommes prĂ©sentĂ©es dans le sous-sol d’une petite Ă©glise oĂč les Ă©pouses nous ont alors servi des crĂȘpes, des Ɠufs et du bacon. J’ai expliquĂ© l’effet des radiations sur la santĂ©. MalgrĂ© mes efforts ce jour-lĂ  pour me montrer plus dĂ©licate, l’atmosphĂšre Ă©tait tendue dans l’auditoire, Ă  juste titre. Mais les femmes Ă©taient heureuses de pouvoir poser leurs nombreuses questions. La plupart des ouvriers Ă©tant trop jeunes pour avoir des enfants, 30 femmes seulement ont rempli le questionnaire. Leurs rĂ©ponses pouvaient confirmer qu’il y avait un problĂšme, sans que nous puissions en ĂȘtre certaines en raison de la taille rĂ©duite de l’échantillon.
La littĂ©rature scientifique ne nous a pas Ă©tĂ© d’un grand secours, parce que les chercheurs n’y traitaient que de rayonnements radioactifs externes. Les textes foisonnaient de calculs sur les doses reçues par exposition Ă  des sources externes de rayons X ou gamma, mais je ne trouvais rien sur les effets causĂ©s par l’absorption de poussiĂšres radioactives. Combien de temps restaient-elles dans l’organisme? Les Ă©lĂ©ments radioactifs se concentraient-ils dans certains organes? Dans la mesure oĂč les radiations n’émanaient pas de l’extĂ©rieur, tous les calculs mentionnĂ©s dans la littĂ©rature sur la distance du corps humain Ă  la source radioactive ne me servaient Ă  rien. Il fallait qu’on trouve un moyen de vĂ©rifier si la radioexposition Ă©tait Ă  l’origine des problĂšmes de santĂ© observĂ©s.
J’avais Ă©tudiĂ© avec Abby Lippman, devenue professeure Ă  l’UniversitĂ© McGill et docteure en conseil gĂ©nĂ©tique. GrĂące Ă  elle, j’ai rencontrĂ© une clinicienne spĂ©cialisĂ©e dans l’observation des chromosomes humains, Naomi Fitch, qui m’a gentiment proposĂ© de me montrer comment faire mes propres analyses, et je me suis rendue Ă  son laboratoire dans cet objectif de perfectionnement professionnel. (C’était Ă  une Ă©poque oĂč les institutions scientifiques Ă©taient moins rigides; aujourd’hui, aucun dĂ©partement ni bailleur de fonds n’autoriserait une professeure nouvellement embauchĂ©e Ă  explorer d’autres domaines de recherche que sa spĂ©cialitĂ©.) Les reprĂ©sentants des ouvriers de la raffinerie sont parvenus Ă  mobiliser des fonds en vertu de l’accord UQAM-syndicats, grĂące auxquels j’ai pu affecter Micheline, Ana MarĂ­a et Claire Ă  la recherche sur les chromosomes. Nous avons recueilli des prĂ©lĂšvements sanguins auprĂšs d’un petit Ă©chantillon de travailleurs et prĂ©parĂ© des lames de microscope avec une coloration spĂ©ciale qui rendrait visibles les chromosomes. AprĂšs les avoir examinĂ©es (combinĂ©es Ă  des prĂ©lĂšvements d’autres individus afin de garantir un test «à l’insu»), les Ă©tudiantes et moi en avons pensĂ© que les Ă©chantillons des travailleurs prĂ©sentaient des signes de lĂ©sions bien plus nombreux que ceux des individus n’étant pas Ă  l’emploi de la raffinerie.
Lorsque nous avons remis notre rapport au syndicat et Ă  l’employeur, d’autres gĂ©nĂ©ticiens se sont enfin intĂ©ressĂ©s Ă  l’affaire. En fait, j’ai reçu un appel du prĂ©sident de la SociĂ©tĂ© de gĂ©nĂ©tique du Canada qui a demandĂ© Ă  voir nos lames; il avait Ă©tĂ© contactĂ© par la direction de l’usine et souhaitait effectuer une contre-expertise (un avis contraire moyennant paiement). Par ailleurs, aprĂšs plus d’un an de silence, le conseiller en gĂ©nĂ©tique, le Dr Tremblay, m’a finalement rappelĂ©e: l’employeur lui aussi l’avait contactĂ© et, Ă  la demande de ce dernier, il m’a brandi la menace d’une poursuite en justice. On m’intimait d’abandonner l’étude.
Mon initiation aux rouages de la science nord-amĂ©ricaine n’était pas terminĂ©e. Toujours prĂ©occupĂ©es par notre manque d’expĂ©rience dans l’analyse de cellules humaines, mes Ă©tudiantes et moi dĂ©sirions obtenir une confirmation indĂ©pendante de nos rĂ©sultats auprĂšs d’une personne non associĂ©e au syndicat ni Ă  l’employeur. L’ami d’un ami Ă©tait un expert rĂ©putĂ© en santĂ© au travail aux États-Unis, professeur dans une grande Ă©cole de santĂ© publique. Lorsque nous l’avons contactĂ©, il a proposĂ© de refaire notre Ă©tude, Ă  notre plus grande joie puisque nous cherchions Ă  confirmer les cas de lĂ©sions sur les chromosomes des travailleurs. Le «Professeur Ivy» est venu collecter les Ă©chantillons de sang, mais ensuite, il n’a plus donnĂ© de nouvelles. Quelques mois plus tard, tous les ouvriers (francophones) de l’usine ont reçu une lettre en anglais sur laquelle figurait l’en-tĂȘte de sa prestigieuse universitĂ©, les avisant que les tests chromosomiques Ă©taient nĂ©gatifs et qu’ils Ă©taient en bonne santĂ©. Nous n’en avons pas obtenu copie, toutefois le syndicat nous a contactĂ©es par tĂ©lĂ©phone pour nous dire que nos rĂ©sultats Ă©taient erronĂ©s. Quand j’ai appelĂ© le Professeur Ivy pour vĂ©rifier l’affaire avec lui, il m’a dit qu’une secrĂ©taire avait envoyĂ© la lettre par erreur et qu’il n’avait pas encore examinĂ© les prĂ©lĂšvements, parce qu’il Ă©tait occupĂ© Ă  obtenir sa titularisation. Il m’a proposĂ© d’envoyer une lettre aux ouvriers pour rectifier le tir, mais sans donner suite Ă  cette offre non plus, ce qui n’a fait qu’ajouter Ă  la confusion. Cela dit, durant notre conversation tĂ©lĂ©phonique, il m’a demandĂ© l’autorisation de reproduire dans un manuel qu’il dirigeait la photographie des prĂ©lĂšvements sanguins d’un des employĂ©s, parce qu’il n’avait encore jamais vu de telles lĂ©sions chromosomiques chez un t...

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