CHAPITRE PREMIER
Les travailleurs dâusine
UN JOUR QUAND JâĂTAIS PETITE, mon pĂšre mâa emmenĂ©e passer la matinĂ©e Ă lâusine oĂč il travaillait comme cadre. Ă ma plus grande joie, il mâa autorisĂ©e Ă mâasseoir Ă la chaĂźne de montage pour regarder les femmes assembler les radios en production. Elles devaient souder des fils rouges, bleus et jaunes au bon endroit sur chacun des appareils. Les ouvriĂšres mâont mĂȘme laissĂ©e jouer avec les fils de couleur tandis que mon pĂšre faisait ses affaires. Cela mâa tenue occupĂ©e quelque temps, mais ensuite jâai quittĂ© ma chaise et je suis allĂ©e le voir dans son bureau. Une question me trottait dans la tĂȘte.
â Est-ce quâelles ne sâennuient pas Ă la longue, Ă faire la mĂȘme chose toute la journĂ©e?
â Non, mâa-t-il rĂ©pondu. Elles ne sont pas aussi intelligentes que toi, Karen.
JâĂ©tais sans voix. Mon pĂšre mâaffirmait que ces femmes adultes Ă©taient moins Ă©veillĂ©es que moi, une fillette qui avait sa petite idĂ©e quant au rang infĂ©rieur quâelle occupait dans la sociĂ©tĂ©. Ce quâil disait paraissait peu plausible, pourtant il avait lâair sĂ»r de lui. Jâai longuement retournĂ© ses propos dans ma tĂȘte, et je ne les ai jamais oubliĂ©s.
Bien des annĂ©es plus tard, par un concours de circonstances, jâallais en venir Ă penser quâil sâĂ©tait peut-ĂȘtre trompĂ© sur lâintelligence des ouvriĂšres. Ă lâĂąge de 17 ans, jâai Ă©tĂ© temporairement exclue de mon universitĂ© pour une bĂȘtise sans consĂ©quence, et jâallais devoir attendre trois mois avant de reprendre mes cours. Jâai posĂ© ma candidature pour travailler en librairie et dans plusieurs restaurants, avant dâĂȘtre finalement embauchĂ©e comme serveuse dans une cafĂ©tĂ©ria bien connue pour ses repas express du midi. Je devais fournir Ă chaque client un plateau, une serviette et des couverts, prendre sa commande et la crier au personnel de cuisine avec le bon nom de code pour chaque prĂ©paration, sans en oublier les dĂ©tails (un spĂ©cial pas de vert, un burger New YorkâŠ). Pour chacune des assiettes proposĂ©es, une dizaine environ, je devais servir le bon accompagnement ou les bons condiments. Si le plat avec toutes ses garnitures apparaissait en temps voulu Ă la fenĂȘtre de la cuisine, je devais lâapporter au bon client. Sinon, je devais nĂ©gocier avec les commis de cuisine en composant au mieux avec les rĂ©criminations du client et lâimpatience du chef Henry, un bonhomme pas trĂšs rassurant que mes demandes agaçaient.
JâĂ©tais une trĂšs mauvaise serveuse. Les femmes qui servaient au comptoir depuis plusieurs annĂ©es arrivaient Ă gĂ©rer les commandes de quatre clients en mĂȘme temps. Bing bang bing bang! faisaient les plateaux sur le comptoir et les plats et les couverts sur les plateaux. Personnellement, je nâai jamais su jongler avec plus de deux clients Ă la fois. Et, humiliation suprĂȘme pour une Ă©tudiante de lâIvy League, le plus grand obstacle nâĂ©tait pas physique, mais mental. JâĂ©tais franchement incapable de surmonter le dĂ©fi cognitif qui consistait Ă retenir les commandes en dĂ©tail et Ă en suivre la progression pour plus de deux personnes en mĂȘme temps. Beverly, une fille de mon Ăąge recrutĂ©e juste avant moi, a Ă©tĂ© dâun grand rĂ©confort. Elle mâa confiĂ© des petits trucs quâelle avait mis au point, comme dâoublier le persil sur un Ćuf quand il y avait beaucoup de clients en attente. Et câest en apprenant Ă la connaĂźtre que mes doutes se sont dĂ©finitivement envolĂ©s sur le fait quâon pouvait ĂȘtre Ă la fois de la classe ouvriĂšre et intelligent. Si elle prĂ©sentait tous les stigmates de la pauvretĂ© (mĂšre seule Ă 17 ans, elle avait des dents en moins, elle parlait mal, etc.), Beverly Ă©tait aussi vive dâesprit que moi, sinon plus. Nous nous sommes beaucoup amusĂ©es Ă rire des gĂ©rants et des employĂ©s de cuisine, jusquâĂ ce que je retourne Ă lâuniversitĂ© et que je reprenne ma vie normale.
Câest aussi avec ce travail que jâai commencĂ© Ă comprendre les relations de pouvoir entre employeurs et employĂ©s. Beverly et moi Ă©tions payĂ©es un dollar de lâheure, le salaire minimum Ă lâĂ©poque. Pour moi, mĂȘme en 1960, câĂ©tait une somme dĂ©risoire et jâavais du mal Ă croire que Beverly puisse vivre et faire vivre son enfant avec si peu dâargent. Dâautant que notre patron nous faisait payer le nettoyage des uniformes, injustement Ă mon avis dans la mesure oĂč ils ne nous appartenaient pas. Mais le gĂ©rant mâa bien vite fait comprendre que si je voulais ce travail, je devrais payer et me taire. Et quelques clients de la cafĂ©tĂ©ria mâont tout aussi clairement laissĂ© entendre que si je voulais garder mon emploi, je ne devais surtout pas me plaindre de leurs remarques condescendantes ou taquines. Ă condition que je sois gĂ©nĂ©reuse en sourires, ils me laisseraient mĂȘme un 25 cents sur leur plateau.
Dans les annĂ©es qui ont suivi, jâai su bien me tenir et jâai prolongĂ© mes Ă©tudes universitaires jusquâau doctorat. Mes rapports avec les employĂ©s Ă faible revenu se limitaient aux Ă©changes entre cliente et commis de magasin; ce nâest quâune fois embauchĂ©e Ă lâUQAM (lâUniversitĂ© du QuĂ©bec Ă MontrĂ©al) comme professeure de biologie que jâai vĂ©cu des rencontres dâun tout autre genre.
En 1978, un problĂšme est survenu dans une raffinerie de phosphate prĂšs de MontrĂ©al. Les travailleurs avaient entendu dire que le minerai traitĂ© Ă lâusine Ă©tait contaminĂ© par des poussiĂšres radioactives. La raffinerie avait vendu ses scories Ă la province pour le remblayage de la chaussĂ©e. Un technicien avait constatĂ© une Ă©mission radioactive sur les routes traitĂ©es, et il sâinquiĂ©tait des risques dâexposition pour les usagers qui passaient par lĂ pour aller au travail. Câest en lisant le journal que les ouvriers ont appris quâils manipulaient une matiĂšre radioactive dangereuse pour la santĂ©. Ils ont appelĂ© la centrale syndicale, qui a appelĂ© le service aux collectivitĂ©s de lâuniversitĂ©, lequel Ă son tour mâa contactĂ©e. JâĂ©tais la seule personne ressource qui sây connaissait un peu en radiations et en dommages gĂ©nĂ©tiques. Par une journĂ©e froide, la conseillĂšre en santĂ©-sĂ©curitĂ© et moi nous sommes donc rendues en voiture sur la rive sud du Saint-Laurent pour y rencontrer lâexĂ©cutif syndical de la raffinerie, dans le petit local de lâorganisation. Il y avait avec lui six hommes dans la trentaine et dans la quarantaine, qui travaillaient tous depuis des annĂ©es Ă lâusine. Ils nous ont dit que non seulement les installations Ă©taient saturĂ©es de poussiĂšres radioactives, mais quâen plus les ouvriers avaient rapportĂ© chez eux les rĂ©sidus de lâusine pour sâen servir comme engrais phosphatĂ© dans leur jardin. Je ne connaissais pas grand-chose aux effets des radiations sur les humains, mais jâai donnĂ© Ă ces hommes un cours dâintroduction en gĂ©nĂ©tique et radiations: lâĂ©nergie Ă©mise peut abĂźmer les chromosomes et par le fait mĂȘme altĂ©rer les gĂšnes. Les gĂšnes mutĂ©s fonctionnent moins bien, ce qui peut causer des problĂšmes de santĂ©. Dâun ton dĂ©gagĂ©, jâai aussi mentionnĂ© que les dommages pouvaient se transmettre dâune gĂ©nĂ©ration Ă lâautre, voire au-delĂ .
â Alors le problĂšme de ma fille pourrait venir de mon travail?, a demandĂ© le prĂ©sident du syndicat, «Jean-Jacques».
Sa question mâa brutalement fait comprendre que je nâĂ©tais pas dans une salle de classe et que jâaurais dĂ» faire preuve de plus de tact. Trop tard: jâavais provoquĂ© un choc. Sur les six hommes assis Ă la table, cinq dâentre eux Ă©taient mariĂ©s et quatre avaient des enfants, et chacun de ces quatre pĂšres avait un enfant atteint dâun problĂšme de santĂ© grave, comme une fente palatine ou un pied bot. La femme du cinquiĂšme homme mariĂ© Ă©tait enceinte: lui et soudain moi aussi, nous nous sommes inquiĂ©tĂ©s pour son futur enfant. Et effectivement, plusieurs mois plus tard, sa petite fille est nĂ©e avec une grave dĂ©ficience, une fistule trachĂ©o-Ćsophagienne, câest-Ă -dire un trou entre le conduit respiratoire et le tube digestif qui va de la bouche Ă lâestomac.
Je ne savais pas du tout comment aborder la gĂ©nĂ©tique humaine dans une perspective professionnelle, mais il mâapparaissait Ă©vident que quelquâun devait faire quelque chose pour Ă©claircir la situation Ă la raffinerie. Jâai alors vĂ©cu une pĂ©riode de frustration et dâincomprĂ©hension, durant laquelle jâai tentĂ© de contacter des personnes qualifiĂ©es, des professeurs dâuniversitĂ© et des chercheurs en mĂ©decine, afin quâelles viennent en aide Ă cette centaine dâhommes exposĂ©s Ă des sources de radiation, et ce, pour quâon comprenne ce qui leur arrivait Ă eux et Ă leurs familles. Je parle dâincomprĂ©hension parce que, pour une raison ou une autre, aucun de ces spĂ©cialistes quâil Ă©tait logique de contacter nâa manifestĂ© le moindre intĂ©rĂȘt Ă sâimpliquer dans cette situation, qui mâinterpellait autant dâun point de vue humain quâelle me fascinait comme scientifique. Jâai dâabord appelĂ© un chercheur en gĂ©nĂ©tique dâun hĂŽpital pour enfants de MontrĂ©al et, naĂŻve comme jâĂ©tais, je suis partie du mauvais pied.
â Je mâappelle Karen Messing, je suis professeure de biologie Ă lâUQAM. Nous avons passĂ© une entente avec un syndicat pour lui fournir de lâinformation sur les risques en santĂ©-sĂ©curitĂ© au travail, et nous aurions besoin dâun expert en gĂ©nĂ©tique humaine.
â Non, je ne veux pas travailler pour un syndicat, a rĂ©pondu le chercheur.
â Je ne voulais pas dire que le syndicat allait vous engager, ai-je expliquĂ©. Câest simplement que ces ouvriers sont exposĂ©s Ă des sources de radiation et que leurs enfants sont atteints de malformations. Je nâai pas lâexpertise requise pour Ă©tablir que cette radioexposition est la cause du problĂšme.
â Non, je ne veux pas travailler pour un syndicat, a rĂ©pĂ©tĂ© mon interlocuteur.
Lâun des dirigeants syndicaux dont lâenfant Ă©tait nĂ© avec une dĂ©ficience a Ă©tĂ© orientĂ© vers un conseiller gĂ©nĂ©tique de lâhĂŽpital voisin, que jâappellerai le Dr Tremblay.
â Ce sont des choses qui arrivent, et que nous ne comprendrons jamais, lui a dit le mĂ©decin. Mais elles nâont rien Ă voir avec votre travail.
Quand on mâa racontĂ© ce quâil avait dit, jâai voulu prendre contact avec le Dr Tremblay pour savoir comment il en arrivait Ă exclure tout rapport avec le travail. Je lui ai laissĂ© plusieurs messages, avant dâen laisser Ă ses collĂšgues du mĂȘme service, mais personne ne mâa rappelĂ©e. Et les choses ont continuĂ© comme cela, mĂȘme si je me suis bien gardĂ©e par la suite de mentionner le syndicat dans mes appels tĂ©lĂ©phoniques. Aucune de ces personnes dont câĂ©tait le travail, aucun de ces chercheurs dont câĂ©tait lâexpertise nâa voulu rencontrer le groupe de travailleurs ni se pencher sur leur cas. Le simple fait dâentrevoir un conflit potentiel avec un employeur suffisait Ă dissuader mes confrĂšres qui, si je veux ĂȘtre juste, nâavaient pas rencontrĂ© ces pĂšres bouleversĂ©s avec lesquels, bien sincĂšrement, il valait peut-ĂȘtre mieux ne pas discuter. Je me souviens encore du visage de cet homme qui mâa dit:
â Jâai travaillĂ© toute ma vie dans cette usine minable pour que ma famille soit en sĂ©curitĂ© et en bonne santĂ©, et maintenant vous me dites que jâai peut-ĂȘtre donnĂ© son problĂšme cardiaque Ă mon fils.
Je nâai pas non plus oubliĂ© la fois oĂč la future Ă©pouse dâun salariĂ© mâa expliquĂ© quâelle avait rompu leurs fiançailles parce quâelle voulait des enfants et quâelle craignait pour eux des lĂ©sions causĂ©es par les radiations.
Ă lâĂ©poque, je venais dâintĂ©grer le dĂ©partement de biologie et mon programme de recherche en gĂ©nĂ©tique visait Ă dĂ©velopper un champignon et Ă le rendre assez fort pour quâil soit capable dâĂ©radiquer les moustiques. Jâavais obtenu une subvention avec deux de mes collĂšgues, des entomologistes qui savaient comment sây prendre pour tuer des moustiques, et nos recherches avançaient rondement. Jâavais recrutĂ© des Ă©tudiantes qui sâaffairaient Ă cultiver le champignon sur des bĂ©chers en plastique et Ă faire flotter ses spores Ă la surface de lâeau, lĂ oĂč vivent les larves de lâinsecte. Mon dĂ©partement Ă©tait heureux de mâavoir embauchĂ©e parce que jâavais prouvĂ© que je pouvais dĂ©crocher des subventions auprĂšs de sources tant fĂ©dĂ©rales que provinciales.
Que devais-je faire pour les travailleurs de la raffinerie? Jâen ai parlĂ© avec Micheline Cyr, Ana MarĂa Seifert et Claire Marien, trois jeunes et trĂšs brillantes Ă©tudiantes de premier cycle en biologie qui cherchaient un sujet dâĂ©tude pour leur travail de fin dâĂ©tudes, et elles ont proposĂ© dâexaminer ce cas de radioexposition avec moi. Semaine aprĂšs semaine, nous avons lu sur les radiations et envisagĂ© diffĂ©rentes façons dâaborder la situation Ă lâusine, Ă la fois dans ses dimensions humaines et scientifiques. Nous nous sentions trĂšs mal parce que nous nâavions aucun moyen de savoir si câĂ©tait lâemploi des ouvriers qui causait les problĂšmes de leurs enfants, et personne ne voulait nous aider Ă Ă©claircir les choses. Devait-on rassurer la fiancĂ©e ou compatir avec elle?
Nos craintes ont redoublĂ© quand nous en avons appris un peu plus sur les conditions de travail Ă la raffinerie. Un ouvrier dâexpĂ©rience nous a dit quâil y avait de la poussiĂšre partout et nous a expliquĂ© que lorsque les travailleurs devaient recevoir des soins dentaires, le dentiste les mettait en arrĂȘt plusieurs semaines avant lâintervention parce quâil craignait dâendommager leurs mĂąchoires, trop affaiblies par lâexposition au phosphore prĂ©sent dans la poussiĂšre. (Un an plus tard, quand lâemployeur nous a autorisĂ©es Ă visiter la raffinerie pour la premiĂšre fois, toutes les surfaces Ă©taient couvertes de poussiĂšre. Au bout de quelques minutes seulement dans lâusine, nous nous sentions nous-mĂȘmes poussiĂ©reuses, Ă lâintĂ©rieur comme Ă lâextĂ©rieur.)
Le syndicat a organisĂ© un petit-dĂ©jeuner un dimanche matin avec les hommes et leurs familles pour quâils remplissent un questionnaire sur leur historique de reproduction, afin quâon sache sâil y avait trop de fausses couches, de morts Ă la naissance ou de malformations chez les enfants des employĂ©s. Micheline, Ana MarĂa, Claire et moi nous sommes prĂ©sentĂ©es dans le sous-sol dâune petite Ă©glise oĂč les Ă©pouses nous ont alors servi des crĂȘpes, des Ćufs et du bacon. Jâai expliquĂ© lâeffet des radiations sur la santĂ©. MalgrĂ© mes efforts ce jour-lĂ pour me montrer plus dĂ©licate, lâatmosphĂšre Ă©tait tendue dans lâauditoire, Ă juste titre. Mais les femmes Ă©taient heureuses de pouvoir poser leurs nombreuses questions. La plupart des ouvriers Ă©tant trop jeunes pour avoir des enfants, 30 femmes seulement ont rempli le questionnaire. Leurs rĂ©ponses pouvaient confirmer quâil y avait un problĂšme, sans que nous puissions en ĂȘtre certaines en raison de la taille rĂ©duite de lâĂ©chantillon.
La littĂ©rature scientifique ne nous a pas Ă©tĂ© dâun grand secours, parce que les chercheurs nây traitaient que de rayonnements radioactifs externes. Les textes foisonnaient de calculs sur les doses reçues par exposition Ă des sources externes de rayons X ou gamma, mais je ne trouvais rien sur les effets causĂ©s par lâabsorption de poussiĂšres radioactives. Combien de temps restaient-elles dans lâorganisme? Les Ă©lĂ©ments radioactifs se concentraient-ils dans certains organes? Dans la mesure oĂč les radiations nâĂ©manaient pas de lâextĂ©rieur, tous les calculs mentionnĂ©s dans la littĂ©rature sur la distance du corps humain Ă la source radioactive ne me servaient Ă rien. Il fallait quâon trouve un moyen de vĂ©rifier si la radioexposition Ă©tait Ă lâorigine des problĂšmes de santĂ© observĂ©s.
Jâavais Ă©tudiĂ© avec Abby Lippman, devenue professeure Ă lâUniversitĂ© McGill et docteure en conseil gĂ©nĂ©tique. GrĂące Ă elle, jâai rencontrĂ© une clinicienne spĂ©cialisĂ©e dans lâobservation des chromosomes humains, Naomi Fitch, qui mâa gentiment proposĂ© de me montrer comment faire mes propres analyses, et je me suis rendue Ă son laboratoire dans cet objectif de perfectionnement professionnel. (CâĂ©tait Ă une Ă©poque oĂč les institutions scientifiques Ă©taient moins rigides; aujourdâhui, aucun dĂ©partement ni bailleur de fonds nâautoriserait une professeure nouvellement embauchĂ©e Ă explorer dâautres domaines de recherche que sa spĂ©cialitĂ©.) Les reprĂ©sentants des ouvriers de la raffinerie sont parvenus Ă mobiliser des fonds en vertu de lâaccord UQAM-syndicats, grĂące auxquels jâai pu affecter Micheline, Ana MarĂa et Claire Ă la recherche sur les chromosomes. Nous avons recueilli des prĂ©lĂšvements sanguins auprĂšs dâun petit Ă©chantillon de travailleurs et prĂ©parĂ© des lames de microscope avec une coloration spĂ©ciale qui rendrait visibles les chromosomes. AprĂšs les avoir examinĂ©es (combinĂ©es Ă des prĂ©lĂšvements dâautres individus afin de garantir un test «à lâinsu»), les Ă©tudiantes et moi en avons pensĂ© que les Ă©chantillons des travailleurs prĂ©sentaient des signes de lĂ©sions bien plus nombreux que ceux des individus nâĂ©tant pas Ă lâemploi de la raffinerie.
Lorsque nous avons remis notre rapport au syndicat et Ă lâemployeur, dâautres gĂ©nĂ©ticiens se sont enfin intĂ©ressĂ©s Ă lâaffaire. En fait, jâai reçu un appel du prĂ©sident de la SociĂ©tĂ© de gĂ©nĂ©tique du Canada qui a demandĂ© Ă voir nos lames; il avait Ă©tĂ© contactĂ© par la direction de lâusine et souhaitait effectuer une contre-expertise (un avis contraire moyennant paiement). Par ailleurs, aprĂšs plus dâun an de silence, le conseiller en gĂ©nĂ©tique, le Dr Tremblay, mâa finalement rappelĂ©e: lâemployeur lui aussi lâavait contactĂ© et, Ă la demande de ce dernier, il mâa brandi la menace dâune poursuite en justice. On mâintimait dâabandonner lâĂ©tude.
Mon initiation aux rouages de la science nord-amĂ©ricaine nâĂ©tait pas terminĂ©e. Toujours prĂ©occupĂ©es par notre manque dâexpĂ©rience dans lâanalyse de cellules humaines, mes Ă©tudiantes et moi dĂ©sirions obtenir une confirmation indĂ©pendante de nos rĂ©sultats auprĂšs dâune personne non associĂ©e au syndicat ni Ă lâemployeur. Lâami dâun ami Ă©tait un expert rĂ©putĂ© en santĂ© au travail aux Ătats-Unis, professeur dans une grande Ă©cole de santĂ© publique. Lorsque nous lâavons contactĂ©, il a proposĂ© de refaire notre Ă©tude, Ă notre plus grande joie puisque nous cherchions Ă confirmer les cas de lĂ©sions sur les chromosomes des travailleurs. Le «Professeur Ivy» est venu collecter les Ă©chantillons de sang, mais ensuite, il nâa plus donnĂ© de nouvelles. Quelques mois plus tard, tous les ouvriers (francophones) de lâusine ont reçu une lettre en anglais sur laquelle figurait lâen-tĂȘte de sa prestigieuse universitĂ©, les avisant que les tests chromosomiques Ă©taient nĂ©gatifs et quâils Ă©taient en bonne santĂ©. Nous nâen avons pas obtenu copie, toutefois le syndicat nous a contactĂ©es par tĂ©lĂ©phone pour nous dire que nos rĂ©sultats Ă©taient erronĂ©s. Quand jâai appelĂ© le Professeur Ivy pour vĂ©rifier lâaffaire avec lui, il mâa dit quâune secrĂ©taire avait envoyĂ© la lettre par erreur et quâil nâavait pas encore examinĂ© les prĂ©lĂšvements, parce quâil Ă©tait occupĂ© Ă obtenir sa titularisation. Il mâa proposĂ© dâenvoyer une lettre aux ouvriers pour rectifier le tir, mais sans donner suite Ă cette offre non plus, ce qui nâa fait quâajouter Ă la confusion. Cela dit, durant notre conversation tĂ©lĂ©phonique, il mâa demandĂ© lâautorisation de reproduire dans un manuel quâil dirigeait la photographie des prĂ©lĂšvements sanguins dâun des employĂ©s, parce quâil nâavait encore jamais vu de telles lĂ©sions chromosomiques chez un t...