L'An 501
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L'An 501

La conquĂȘte continue

Noam Chomsky, Christian Labarre

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L'An 501

La conquĂȘte continue

Noam Chomsky, Christian Labarre

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L'An 501 tente de jeter un regard clairvoyant sur les 500 ans de la conquĂȘte europĂ©enne du monde, depuis l'arrivĂ©e de Christophe Colomb en AmĂ©rique le 12octobre 1492. Dans cet ouvrage publiĂ© initialement en 1993, Chomsky expose les mĂ©canismes et principes au fondement de cet envahissement et ce que celui-ci laisse entrevoir pour l'avenir. Car en l'an501, alors que les États-Unis d'AmĂ©rique ont pris le relais de l'hĂ©gĂ©monie mondiale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en dĂ©veloppant le plus puissant et implacable empire que le monde ait connu, force est de constater que la conquĂȘte continue.

Vingt-cinq ans aprĂšs sa parution, L'an 501 demeure un incontournable pour comprendre les dynamiques gĂ©opolitiques actuelles et pour s'initier Ă  la pensĂ©e politique de Noam Chomsky. Dans un style tout imprĂ©gnĂ© d'une Ăąpre ironie qui n'est pas sans rappeler Voltaire, le cĂ©lĂšbre linguistique et intellectuel analyse la situation en HaĂŻti, en AmĂ©rique latine, Ă  Cuba, en IndonĂ©sie et ailleurs, tout en dĂ©crivant la constitution d'un tiers-monde au coeur mĂȘme des États-Unis. Chomsky dresse des parallĂšles entre les gĂ©nocides de l'Ă©poque coloniale et l'exploitation et les meurtres associĂ©s Ă  l'impĂ©rialismecontemporain.

VĂ©ritable cours d'histoire des cinq derniers siĂšcles dont le propos est encore criant d'actualitĂ©, cette nouvelle Ă©dition est bonifiĂ©e d'une prĂ©face inĂ©dite de l'auteur dans laquelle il rappelle que la conquĂȘte sepoursuit toujours.

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PREMIÈRE PARTIE

Du vin dans de nouvelles bouteilles

CHAPITRE PREMIER

«La grande Ɠuvre d’assujettissement et de conquĂȘte»

L’ANNÉE 1992 pose aux classes privilĂ©giĂ©es des grandes puissances mondiales un dĂ©ïŹ moral et culturel capital. Ce dĂ©ïŹ est ampliïŹĂ© par le fait qu’à l’intĂ©rieur mĂȘme de ces sociĂ©tĂ©s, notamment dans la premiĂšre colonie Ă  s’ĂȘtre affranchie de l’autoritĂ© d’un empire europĂ©en, les luttes populaires, au cours des siĂšcles, ont permis d’atteindre un niveau Ă©levĂ© de libertĂ©, ouvrant par lĂ  de vastes possibilitĂ©s de pensĂ©e indĂ©pendante et d’action engagĂ©e. La façon dont ce dĂ©ïŹ sera relevĂ© au cours des annĂ©es Ă  venir aura des consĂ©quences dĂ©cisives.
La date du 11 octobre 1992 marque la ïŹn de la cinq centiĂšme annĂ©e de l’ancien ordre mondial, que l’on appelle parfois Ăšre colombienne de l’Histoire mondiale ou Ăšre de Vasco de Gama – d’aprĂšs ceux qui arrivĂšrent les premiers parmi les aventuriers assoiffĂ©s de pillage – ou encore «Le Reich de 500 ans», pour reprendre le titre d’un ouvrage commĂ©moratif qui compare aux mĂ©thodes et Ă  l’idĂ©ologie nazies celles des envahisseurs europĂ©ens qui assujettirent la plus grande partie du monde1. Le thĂšme principal de cet ancien ordre mondial Ă©tait la confrontation, Ă  l’échelon planĂ©taire, entre les conquĂ©rants et les peuples conquis. Cette confrontation a pris des formes diverses et a reçu diffĂ©rents noms: impĂ©rialisme, nĂ©o-colonialisme, conïŹ‚it Nord-Sud, centre contre pĂ©riphĂ©rie, G7 (groupe des sept pays les plus industrialisĂ©s) et leurs satellites contre le reste du monde. Ou, plus simplement, la conquĂȘte du monde par l’Europe.
Dans le terme «Europe», nous incluons les colonies de peuplement europĂ©en, dont l’une mĂšne Ă  prĂ©sent la croisade; conformĂ©ment aux conventions sud-africaines, les Japonais sont considĂ©rĂ©s comme «Blancs honoraires», puisqu’ils sont sufïŹsamment riches pour ĂȘtre admis (ou presque). Le Japon fut l’une des rares parties pĂ©riphĂ©riques Ă  Ă©chapper Ă  la conquĂȘte et, ce qui n’est peut-ĂȘtre pas une coĂŻncidence, Ă  rejoindre le centre avec, dans son sillage, quelques-unes de ses anciennes colonies. Il y a peut-ĂȘtre plus qu’une simple coĂŻncidence dans la corrĂ©lation entre indĂ©pendance et dĂ©veloppement, comme le laisse aussi supposer un regard sur l’Europe occidentale: les parties colonisĂ©es ont suivi un parcours fort semblable Ă  celui du tiers-monde. Un exemple remarquable est l’Irlande, conquise par la violence et empĂȘchĂ©e par la suite de se dĂ©velopper au moyen des doctrines de la «libertĂ© du commerce» appliquĂ©es de façon sĂ©lective pour assurer la subordination du Sud. Ces doctrines s’appellent aujourd’hui «ajustement structurel», «nĂ©olibĂ©ralisme» ou encore «nos nobles idĂ©aux» (qui, bien sĂ»r, ne s’appliquent pas Ă  nous2).
«La dĂ©couverte de l’AmĂ©rique et celle d’un passage aux Indes orientales par le cap de Bonne-EspĂ©rance sont les deux Ă©vĂ©nements les plus remarquables et les plus importants dont fassent mention les annales du genre humain», Ă©crivait Adam Smith en 1776. «Aucune sagesse humaine ne peut prĂ©voir quels bienfaits ou quelles infortunes ces deux grands Ă©vĂ©nements prĂ©parent aux hommes dans la suite des temps.» Mais un observateur honnĂȘte pouvait voir ce qui s’était passĂ©. «[L]a dĂ©couverte de l’AmĂ©rique [
] a produit un [changement] de la plus grande importance [
] dans l’état de l’Europe», Ă©crivait Smith, «ouvrant [
] un nouveau marchĂ© presque inĂ©puisable» qui suscita une augmentation importante de la «puissance productive» du travail ainsi que de la «richesse et [du] revenu rĂ©el». ThĂ©oriquement, la «nouvelle classe d’échanges [
] aurait dĂ» ĂȘtre pour le nouveau continent une source de biens aussi fĂ©conde que pour l’ancien». Cela n’allait toutefois pas ĂȘtre le cas.
«[L]a barbarie et l’injustice des EuropĂ©ens firent d’un Ă©vĂ©nement, qui eĂ»t dĂ» ĂȘtre avantageux aux deux mondes, une Ă©poque de destruction et de calamitĂ© pour plusieurs de ces malheureuses contrĂ©es», poursuivait Smith, qui se rĂ©vĂ©la ainsi ĂȘtre l’un des premiers Ă  commettre le crime de «rectitude politique», pour emprunter une tournure chĂšre Ă  l’intelligentsia contemporaine. Pour «les naturels des Indes orientales et occidentales, poursuivait-il, les avantages commerciaux qui peuvent avoir Ă©tĂ© le fruit de ces dĂ©couvertes ont Ă©tĂ© perdus et noyĂ©s dans un ocĂ©an de calamitĂ©s qu’elles ont entraĂźnĂ©es aprĂšs elles.» GrĂące Ă  la «supĂ©rioritĂ© de forces» dont ils disposaient, les EuropĂ©ens «se virent en Ă©tat de commettre impunĂ©ment toutes sortes d’injustices dans ces contrĂ©es reculĂ©es».
Smith passe sous silence les autochtones d’AmĂ©rique du Nord: «Il n’y avait en AmĂ©rique que deux nations [celles du PĂ©rou et du Mexique] qui fussent, Ă  quelques Ă©gards, supĂ©rieures aux sauvages, et elles furent dĂ©truites presque aussitĂŽt que dĂ©couvertes. Le reste Ă©tait tout Ă  fait sauvage» – une idĂ©e qui faisait l’affaire des conquĂ©rants britanniques et qui allait persister, mĂȘme dans les milieux universitaires, jusqu’à ce que l’éveil culturel des annĂ©es 1960 ouvre enïŹn les yeux Ă  beaucoup de personnes.
Plus d’un demi-siĂšcle plus tard, Hegel discourait doctement sur les mĂȘmes sujets dans ses cours de philosophie de l’Histoire. Il dĂ©bordait de conïŹance Ă  l’approche de la «phase ïŹnale de l’histoire mondiale», lorsque l’Esprit atteindrait «sa pleine maturitĂ© et sa pleine force» dans «le monde allemand». Du haut de ce noble sommet, il afïŹrmait que les autochtones amĂ©ricains Ă©taient «physiquement et psychiquement impuissants», que leur culture Ă©tait si limitĂ©e qu’elle «allait fatalement rendre le dernier soufïŹ‚e dĂšs que l’Esprit s’en approcherait». C’est ainsi que «les aborigĂšnes [
] disparurent progressivement au contact de la vitalitĂ© europĂ©enne». «Un tempĂ©rament doux et sans passion, un manque d’entrain et une prĂ©disposition Ă  la soumission
: voilĂ  les principales caractĂ©ristiques des autochtones d’AmĂ©rique.» Ils sont tellement «indolents» qu’à l’«instigation des bons religieux», «il fallait sonner une cloche Ă  minuit pour les rappeler Ă  leurs devoirs conjugaux». Ils Ă©taient mĂȘme infĂ©rieurs au NĂšgre, «l’homme naturel Ă  l’état complĂštement sauvage et inapprivoisé», au-dessous de toute «idĂ©e de respect et de moralitĂ© – de tout ce que nous appelons sentiment». Il n’y a «rien qui rappelle l’harmonie de la nature humaine [
] dans ce type de personnage». «Chez les NĂšgres, les valeurs morales sont trĂšs faibles, pour ne pas dire inexistantes.» «Les parents vendent leurs enfants et inversement, les enfants vendent leurs parents quand l’occasion se prĂ©sente.» «Chez les NĂšgres, le but de la polygamie est souvent d’avoir beaucoup d’enfants aïŹn de pouvoir les vendre tous comme esclaves.» CrĂ©atures au niveau de «l’objet, et mĂȘme d’un objet sans valeur», ils traitent d’«ennemis» ceux qui cherchent Ă  abolir l’esclavage. Cela a d’ailleurs «entraĂźnĂ© une augmentation du sentiment d’appartenance Ă  l’humanitĂ© chez les NĂšgres»; cela leur a permis de «participer Ă  une morale supĂ©rieure et Ă  la culture qui s’y rattache».
La conquĂȘte du Nouveau Monde dĂ©clencha deux Ă©normes cataclysmes dĂ©mographiques, sans prĂ©cĂ©dent dans l’Histoire: la quasi-destruction de la population indigĂšne de l’hĂ©misphĂšre occidental et la dĂ©vastation de l’Afrique oĂč la traite des Noirs se dĂ©veloppa rapidement pour rĂ©pondre aux besoins des conquĂ©rants, le continent lui-mĂȘme Ă©tant assujetti. Une grande partie de l’Asie subit Ă©galement «des malheurs Ă©pouvantables». Si les modalitĂ©s ont changĂ©, les thĂšmes fondamentaux de la conquĂȘte ont conservĂ© leur vitalitĂ© et leur vigueur, et cela continuera de la sorte tant que nous n’aurons pas examinĂ© honnĂȘtement les faits et les raisons de cette «injustice sauvage3».

1. «L’injustice sauvage des EuropĂ©ens»

Les conquĂȘtes hispano-portugaises eurent leur contrepartie Ă  domicile. En 1492, la communautĂ© juive d’Espagne fut expulsĂ©e ou forcĂ©e de se convertir. Des millions de Maures subirent le mĂȘme sort. La chute de Grenade, en 1492, mit ïŹn Ă  huit siĂšcles de souverainetĂ© mauresque et permit Ă  l’Inquisition espagnole d’étendre son emprise barbare. Les conquĂ©rants dĂ©truisirent des livres inestimables et des manuscrits qui recĂ©laient des trĂ©sors d’enseignement classique ainsi que la civilisation qui avait ïŹ‚euri sous le rĂšgne des Maures, bien plus tolĂ©rants et cultivĂ©s. La voie Ă©tait ouverte au dĂ©clin de l’Espagne ainsi qu’au racisme et Ă  la fĂ©rocitĂ© de la conquĂȘte du monde – «la malĂ©diction de Colomb», selon Basil Davidson, spĂ©cialiste de l’histoire de l’Afrique4.
L’Espagne et le Portugal allaient bientĂŽt ĂȘtre dĂ©logĂ©s de leur position dominante. Leur premier concurrent important fut la Hollande qui disposait de plus de capitaux que ses rivaux, en grande partie grĂące au contrĂŽle du commerce de la Baltique qu’elle s’était acquis au XVIe siĂšcle et qu’elle avait rĂ©ussi Ă  maintenir par la force. La Compagnie hollandaise des Indes orientales (VOC), crĂ©Ă©e en 1602, se vit octroyer pratiquement les pouvoirs d’un État, y compris le droit de faire la guerre et de conclure des traitĂ©s. Formellement, il s’agissait d’une entreprise indĂ©pendante, mais ce statut n’était qu’une illusion. «L’indĂ©pendance apparente du contrĂŽle politique de la mĂ©tropole dont jouissait la VOC», Ă©crit M.N. Pearson, provenait de ce qu’elle «s’identiïŹait Ă  l’État», lui-mĂȘme contrĂŽlĂ© par les nĂ©gociants et les ïŹnanciers hollandais. Nous voyons dĂ©jĂ  apparaĂźtre ici, sous une forme trĂšs simpliïŹĂ©e, des Ă©lĂ©ments de la structure de l’économie politique moderne, dominĂ©e par un rĂ©seau d’institutions ïŹnanciĂšres et industrielles multinationales, avec des investissements et un commerce contrĂŽlĂ©s de l’intĂ©rieur, une richesse et une inïŹ‚uence Ă©tablies et maintenues par le pouvoir de l’État qu’elles mobilisent et contrĂŽlent en grande partie.
«La VOC cumulait les fonctions d’une puissance souveraine et celles d’une association commerciale», Ă©crit un historien du capitalisme hollandais: «Les dĂ©cisions politiques et commerciales se prenaient Ă  l’intĂ©rieur de la mĂȘme hiĂ©rarchie d’administrateurs de la Compagnie et de hauts fonctionnaires, et l’échec comme le succĂšs Ă©taient en derniĂšre instance toujours mesurĂ©s en termes de proïŹt.» Les Hollandais Ă©tablirent des positions de force en IndonĂ©sie (qui allait demeurer une colonie nĂ©erlandaise jusqu’aux annĂ©es 1940), en Inde, au BrĂ©sil et dans les CaraĂŻbes. Ils enlevĂšrent le Sri Lanka aux Portugais et atteignirent les rivages de la Chine et du Japon. Toutefois, les Pays-Bas furent victimes de ce que l’on appela plus tard «la maladie hollandaise»: un pouvoir central inadĂ©quat, qui «donna peut-ĂȘtre la richesse Ă  ses citoyens, mais qui resta faible en tant qu’entité», comme le ïŹt remarquer, au XVIIIe siĂšcle, le Britannique Lord ShefïŹeld qui mit en garde ses concitoyens contre la mĂȘme erreur5.
Les empires ibĂ©riques encaissĂšrent encore plus de coups lorsque des pirates, des maraudeurs et des nĂ©griers anglais se mirent Ă  Ă©cumer les mers. Le plus cĂ©lĂšbre d’entre eux fut probablement Sir Francis Drake. Le butin qu’il ramena en Angleterre «peut ĂȘtre raisonnablement considĂ©rĂ© comme la source et l’origine des investissements britanniques Ă  l’étranger», Ă©crivit John Maynard Keynes: «Avec les sommes recueillies, Elizabeth put rembourser la totalitĂ© de sa dette extĂ©rieure et elle investit une partie du solde [
] dans la Compagnie du Levant. Or, c’est principalement Ă  partir des bĂ©nĂ©ïŹces de cette sociĂ©tĂ© que fut crĂ©Ă©e la Compagnie des Indes orientales, dont les bĂ©nĂ©ïŹces [
] furent les principaux fondements des relations d’affaires britanniques.» Dans l’Atlantique, toutes les opĂ©rations menĂ©es par les Anglais avant 1630 Ă©taient «des expĂ©ditions de pillage de nĂ©gociants armĂ©s et de maraudeurs pour s’approprier, par des moyens honnĂȘtes ou malhonnĂȘtes, une partie des richesses qu’y dĂ©tenaient les nations ibĂ©riques» (Kenneth Andrews). Les aventuriers qui jetĂšrent les bases des empires marchands des XVIIe et XVIIIe siĂšcles «poursuivaient une vieille tradition europĂ©enne de l’union de la guerre et du commerce», ajoute Thomas Brady; «la croissance de l’État europĂ©en conçue comme une opĂ©ration militaire» donna naissance Ă  «cette ïŹgure fonciĂšrement europĂ©enne du soldat-marchand». Plus tard, le jeune État anglais Ă  peine centralisĂ© reprit la tĂąche «de faire la guerre pour conquĂ©rir des marchĂ©s», fonction jusqu’alors assurĂ©e par «les raids de pillage des loups de mer Ă©lisabĂ©thains» (Christopher Hill). La Compagnie britannique des Indes orientales fut dotĂ©e de lettres patentes en 1600. En 1609, celles-ci furent renouvelĂ©es pour une pĂ©riode illimitĂ©e et accordĂšrent Ă  la Compagnie le monopole du commerce avec l’Orient, sous l’autoritĂ© de la Couronne. Il s’ensuivit des guerres brutales, menĂ©es frĂ©quemment avec une barbarie inouĂŻe, entre les rivaux europĂ©ens qui y attirĂšrent les populations indigĂšnes, souvent aux prises avec leurs propres luttes internes. En 1622, l’Angleterre chassa les Portugais du dĂ©troit d’Ormuz, «la clĂ© des Indes», et ïŹnit par gagner ce gros lot. On se partagea ensuite une grande partie du reste du monde de la façon bien connue.
La montĂ©e du pouvoir de l’État avait permis Ă  l’Angleterre de soumettre sa propre pĂ©riphĂ©rie celtique et d’appliquer ensuite les techniques rĂ©cemment mises au point avec encore plus de sauvagerie Ă  d’autres victimes de l’autre cĂŽtĂ© de l’Atlantique. Le mĂ©pris des Anglais pour «ces paysans celtes dĂ©goĂ»tants qui vivaient aux conïŹns de leur monde» aida Ă©galement ces «Anglais prospĂšres et civilisĂ©s» Ă  prendre une position clĂ© dans le commerce des esclaves, au fur et Ă  mesure que «le mĂ©pris [
] Ă©tendait son ombre des zones d’obscurantisme toutes proches aux contrĂ©es lointaines d’outre-mer», Ă©crit Thomas Brady.
À partir de la seconde moitiĂ© du XVIIe siĂšcle, l’Angleterre fut assez puissante pour imposer les Lois sur la navigation (1651, 1662) qui interdisaient aux commerçants Ă©trangers l’accĂšs Ă  ses colonies et donnaient aux navires britanniques «le monopole de la navigation de leur pays» (donc de l’importation), soit «par des prohibitions absolues», soit «par de fortes charges» imposĂ©es aux autres, Ă©crit Adam Smith, qui juge ces mesures avec un mĂ©lange de rĂ©serves et d’approbation. Les «deux objectifs» de ces initiatives Ă©taient d’acquĂ©rir «la puissance stratĂ©gique et la richesse Ă©conomique grĂące aux navires et au monopole colonial», peut-on lire dans Cambridge Economic History of Europe. Le but de la Grande-Bretagne, lors des guerres anglo-hollandaises qui s’étalĂšrent de 1652 Ă  1674, Ă©tait de limiter, voire de dĂ©truire la ïŹ‚otte et le commerce hollandais et de contrĂŽler la traite des esclaves, fort lucrative. Le point de mire Ă©tait l’Atlantique, oĂč les colonies du Nouveau Monde offraient d’énormes richesses. Les lois et les guerres contribuĂšrent Ă  l’expansion des zones commerciales dominĂ©es par les marchands anglais qui parvinrent Ă  s’enrichir grĂące Ă  la traite des esclaves et Ă  leur «commerce-pillage avec l’AmĂ©rique, l’Afrique et l’Asie» (Hill). Ils furent aidĂ©s en cela par «des guerres coloniales organisĂ©es sous le patronage de l’État» et par les divers moyens de contrĂŽle Ă©conomique qui permirent au pouvoir de l’État d’inventer une voie Ă  la fortune privĂ©e et une forme particuliĂšre d’expansion dĂ©terminĂ©e par ses exigences6.
Comme le ïŹt remarquer Adam Smith, les EuropĂ©ens devaient leur succĂšs Ă  leur maĂźtrise des moyens de la violence et Ă  leur immersion dans cette culture. «La guerre en Inde, c’était encore du sport», Ă©crit John Keay: «en Europe, c’était devenu une science.» D’un point de vue europĂ©en, les conquĂȘtes Ă  travers le monde Ă©taient de «petites guerres» et elles Ă©taient considĂ©rĂ©es comme telles par les autoritĂ©s militaires, Ă©crit Geoffrey Parker. Ce dernier fait remarquer Ă  ce propos que «CortĂšs conquit le Mexique avec tout au plus 500 Espagnols; Pizarro renversa l’empire inca avec moins de 200; et tout l’empire portugais (du Japon Ă  l’Afrique mĂ©ridionale) Ă©tait administrĂ© et dĂ©fendu par moins de 10 000 EuropĂ©ens». En 1757, les EuropĂ©ens sous les ordres de Robert Clive faisaient face Ă  des forces 10 fois plus nombreuses lors de la bataille dĂ©cisive de Plassey qui ouvrit la voie Ă  la prise du Bengale par la Compagnie des Indes orientales, puis Ă  la domination britannique de l’Inde. Quelques annĂ©es plus tard, les Britanniques parvinrent Ă  compenser leur infĂ©rioritĂ© numĂ©rique en mobilisant des mercenaires indigĂšnes. Ceux-ci constituĂšrent 90% des forces britanniques d’occupation en Inde et formĂšrent le noyau des armĂ©es britanniques qui envahirent la Chine au milieu du XIXe siĂšcle. Le fait que les colonies nord-amĂ©ricaines ne fournissaient pas «de forces militaires [
] au soutien de l’Empire» fut une des principales raisons avancĂ©es par Adam Smith pour dĂ©fendre l’idĂ©e que la Grande-Bretagne «s’affranchisse» d’en assurer la charge.
Les EuropĂ©ens «combattaient pour tuer» et ils avaient les moyens de satisfaire leur soif de sang. Dans les colonies amĂ©ricaines, les indigĂšnes Ă©taient abasourdis par la fĂ©rocitĂ© des Espagnols et des Britanniques. «Pendant ce temps, Ă  l’autre bout du monde, les peuples d’IndonĂ©sie Ă©taient tout aussi atterrĂ©s par la rage d’anĂ©antissement qui caractĂ©risait les guerres menĂ©es par les EuropĂ©ens», ajoute Parker. Les EuropĂ©ens avaient laissĂ© loin derriĂšre eux l’époque du XIIe siĂšcle que dĂ©crivait un pĂšlerin espagnol en route vers La Mecque: «Les guerriers vaquent Ă  leurs occupations guerriĂšres, tandis que le peuple vit tranquille.» Les EuropĂ©ens Ă©taient peut-ĂȘtre venus pour faire du commerce, mais ils restĂšrent pour conquĂ©rir: «impossible de maintenir le commerce sans la guerre ni la guerre sans le commerce», Ă©crivait en 1614 un des conquĂ©rants hollandais des Indes orientales. Seuls la Chine et le Japon parvinrent Ă  garder les EuropĂ©ens hors de chez eux Ă  l’époque, parce qu’«ils connaissaient dĂ©jĂ  les rĂšgles du jeu». La domination du monde par l’Europe «reposait de façon dĂ©cisive sur l’usage constant de la force», Ă©crit Parker: «Ce fut grĂące Ă  leur supĂ©rioritĂ© militaire et non Ă  un quelconque avantage social, moral ou naturel que les Blancs parvinrent Ă  crĂ©er et Ă  maintenir, ne fĂ»t-ce que pour une brĂšve pĂ©riode, la premiĂšre hĂ©gĂ©monie mondiale de l’Histoire7.» Quant Ă  savoir s’il s’agit vraiment d’une «brĂšve pĂ©riode», c’est lĂ  une question d’opinion.
«Les historiens du XXe siĂšcle sont d’accord pour dire que ce furent gĂ©nĂ©ralement les EuropĂ©ens qui provoquĂšrent brutalement l’écroulement des systĂšmes commerciaux asiatiques, lesquels avaient Ă©tĂ© relativement paisibles avant leur arrivĂ©e»: c’est ainsi que James Tracy rĂ©sume la situation dans un savant ouvrage sur les empires marchands dont il a dirigĂ© la publication. Ils introduisirent le commerce d’État dans une rĂ©gion de marchĂ©s relativement libres, «ouverts Ă  tous ceux qui venaient paciïŹquement, Ă  des conditions qui Ă©taient bien connues et gĂ©nĂ©ralement acceptĂ©es». Leur incursion violente dans ce monde entraĂźna un «mĂ©lange, typiquement sinon uniquement europĂ©en, de pouvoir de l’État et d’intĂ©rĂȘts commerciaux, sous la forme d’un organisme public qui dirige le commerce ou d’une compagnie commerciale qui se comporte comme un État». «Le trait principal qui diffĂ©rencie les entreprises europĂ©ennes des rĂ©seaux commerciaux indigĂšnes dans diverses parties du monde», conclut cet auteur, c’est que les EuropĂ©ens «organisĂšrent leurs principales entreprises commerciales soit comme une extension de l’État [
] soit comme des compagnies commerciales autonomes [
] dotĂ©es de plusieurs des principales caractĂ©ristiques de l’État», tout en Ă©tant soutenus par le pouvoir central de la mĂšre-patrie.
C’es...

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