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CHERCHERIE : UN PETIT ART
DE LA RECHERCHE LIVE
Steve Savage — Samuel, chez toi, le nom semble être la question du nom, toujours reformulée. Tes pseudos, par exemple, ne se comptent plus. Dans tes livres se croisent, innombrables, personnages réels, fictifs et composites. Toutes – tu les appelles « figurines » – vivent, sont revitalisées. Tu échanges avec elles, sembles même les laisser aller. Dans Label Ventriloquie, tu fais du livre un « personnage général »... Que trouve-t-on derrière cette pratique? Une entourloupe? On pourrait se demander pourquoi tu ne joues pas franc jeu, pourquoi tu t’abstiens en quelque sorte de parler en ton propre nom.
Samuel Rochery — Cette expression, « jouer franc jeu », j’aime la prendre au pied de la lettre, quitte à en vicier l’esprit. Elle voudrait dire l’exact opposé d’entourlouper (le « franc » de « franc jeu »), tout en ne pouvant pas se débarrasser de l’entourloupe comme fond de la règle (le « jeu » de « franc jeu »). La règle, c’est de ne pas mentir. Sauf que, si tu veux te mettre vraiment à nu, tu dois te déguiser (le « jouer » de « jouer franc jeu »). Prendre au sérieux ce déguisement, en tant que déguisement. Tout le contraire de se prendre au sérieux – dans un habit de langage qui nous échappe. Le principe le plus honnête, c’est le jeu. « Entourloupe » (mauvais tour) est un peu fort. Mais il y a peut-être de ça quand même : je change de nom comme de chemise, mais pas de voix (angle mort), alors que les lecteurs sont habitués aux personnages littéraires comme aux variations des registres de langue. Aucun de mes personnages, inventés ou non, n’est littéraire, en ce sens. Le principe du livre veut que le nom de l’auteur soit inconnu, puisqu’il s’agit de le fabriquer, ou, du moins, d’ouvrir le courant et d’envoyer des électrons comme des appels. Il n’est pas sûr que tout ait déjà été dit, même si nous connaissons nos classiques. Il n’est pas sûr que nous ayons plus besoin de grandes figures universelles que de petits agents de la dispersion, qui recadrent ou réévaluent un peu notre désir de commun. Enfin, l’image du ventriloque m’aide à comprendre en quoi on ne « tire les ficelles » de rien du tout dans nos histoires, du poème au conte : la marionnette part d’un ventre qui se demande d’où il gronde, ce qu’il fait là, et comment il va exploser. En revanche, question ficelles, on n’arrête pas de démêler et d’extraire (si le ventre est une pelote). La marionnette, elle, bien sûr, ne se pose pas de questions quant à ses origines. Elle est juste l’écho entêté d’une inadaptation fondamentale, le moyen de créer un contact, coûte que coûte.
S. S. — Dans Label Ventriloquie, tu donnes un rôle à la figurine : elle « dédramatis[e] ». Je crois voir que tu fais la même chose avec le livre, au moyen, cependant, de recours hyperdramatiques, de mises en scène. Tu dépassionnes l’idée du livre vu comme tout conforme, uniforme, parfait – intouchable, pour ainsi dire. 7 × 2 passantes enfile des « fiches », notices biographiques à demi bâclées, croirait-on, bourrées de mots coupés, abrégés, pour raccourcir, aller plus vite. Tubes apostilles regroupe une conférence, des appogiatures – ou petites notes d’agrément –, un album et quatre « didactiques mineures ». Dans Oxbow-p., tu donnes à lire de l’essai « au double sens essayiste et préparatoire […], une pensée parlée », sorte d’avant-dire, donc, si dire, c’est écrire le livre. Tu publies une Lettre à Chuck Norris, dont le genre et le destinataire décapent une à une les couches du « sérieux ». Mon Klovak se présente, lui, comme une « esquisse théorique sous forme de poème long provisoire […] plus ou moins improvisé ». Enfin, Vient de paraître un livre performant, sous-titré « Éléments pour poèmes d’une chronique fictive », comprend même un « supplément coloriage » de Christophe Boursault… Toujours du prototype, toujours du composite. On dirait que tu prends les livres comme des démos ou des maquettes. Mais le mot « maquette », je l’entends de deux façons. Au sens d’ébauche, oui, mais aussi au sens de modèle réduit, peut-être même au sens de modèle à monter, à construire. Un modèle et un jouet.
S. R. — L’idée du « produit fini » prend toujours déjà trop d’avance sur le sens de la communication : le contraire de jouer franc jeu! Le poète parle rarement de son écriture en simples termes de « communication ». Il chercherait plutôt (d’après ce que j’en comprends) à intensifier le sentiment d’une communauté « plus profonde, plus essentielle » dans la langue. On y désire (verbe d’action, de mouvement) moins du « commun » qu’on aime croire qu’il y a toujours déjà une fraternité de langue, au-delà des singularités. C’est témoigner d’une confiance un peu gloutonne. Je préfère m’apprendre à faire fonctionner des conjectures (et non mettre en voix une pétition de principe), quitte à minimiser le chant, brouiller les fréquences, donner les intensités en pâture, les envoyer à la dérive (d’où les modèles à monter). Bien sûr, la poésie sert toujours à quelque chose : à défendre le « noble sentiment » de la poésie envers et contre tout, comme la domotique dans une église, jusqu’à faire semblant de la haïr. Je comprends qu’on puisse aimer les églises. En réalité, mon « poète » à moi ne fait que communiquer avec des tendances qu’on peut estimer incompatibles avec une sensibilité dite « poétique », des activités artistiques parallèles aussi (notamment musicale), qui me conduisent à penser la forme (le souci de ce qui est « important ») en termes a-poétiques – question de fair-play. Cela expliquerait-il l’allure de mes « livres »? Oh, il doit bien y avoir des poèmes parmi mes poèmes; ce qui est sûr, c’est que j’aime les ébauches pour ce qu’elles sont, en essayant d’explorer, d’accentuer, de « finaliser » leur caractère même d’ébauche. (La dédramatisation, c’est du fair-play). La question formelle ne se pose, pour moi, qu’en tant qu’elle touche au fonctionnement du volume qui n’en a pas l’air (son genre étant problématique). Les textes et les poèmes à l’intérieur, pris un par un, peuvent bien avoir un aspect passe-partout, mais ils peuvent aussi tracer des vumètres à la place des vers, parce que le volume est en train de s’enregistrer. Le livre est un ensemble de vumètres, visuel de sens et de sons, qui n’exclut pas le bruit. Il n’y a pas de quoi haïr « la poésie » – personne ne l’a jamais assez figée pour cela. Il n’y a même pas à combattre la poésie-poésie des clichés : il suffit de la semer. Le modélisme, ou la maquette, laissent une chance de donner le dernier mot à autre chose que de la littérature. J’encourage les poèmes à décrocher gentiment de « la poésie »; les poèmes décrocheurs suivent cependant une espèce de formation buissonnière, improvisée – ce que j’appelle un « livre ». Le risque, je te l’accorde, est d’en attendre un peu trop, ou pas assez, de certains lecte...