Écrits sur l'éducation
eBook - ePub

Écrits sur l'éducation

Bertrand Russell

Share book
  1. 308 pages
  2. French
  3. ePUB (mobile friendly)
  4. Available on iOS & Android
eBook - ePub

Écrits sur l'éducation

Bertrand Russell

Book details
Book preview
Table of contents
Citations

About This Book

Considéré l'une des plus importantes figures intellectuelles du XXe siècle, Bertrand Russell a écrit sur de nombreux sujets, parmi lesquels l'éducation occupe une place de choix. Dans cette anthologie, la première du genre en français, Normand Baillargeon et Chantal Santerre ont réuni 18 textes qui présentent les principaux aspects de la vision de l'éducation développée par Russell et son rôle central pour toute société démocratique. Pour Russell, nous devrions éduquer les enfants afin de leur donner le savoir et les habitudes d'esprit nécessaires à la formation d'une opinion indépendante. Favoriser l'esprit de liberté, en respectant la personnalité de l'enfant et en stimulant «l'amour de la pensée aventureuse».

Qu'il soit question des finalités de l'éducation, du curriculum, de rôle de l'université ou encore des liens de l'éducation avec le politique ou la pensée critique, les écrits rassemblés dans ce recueil reflètent la grande cohérence des idées défendues par le célèbre mathématicien et philosophe anglais. Des décennies plus tard, il est frappant de découvrir la grande pertinence et l'actualité de ses réflexions, que ce soit concernant les pratiques éducatives, la formation de la personnalité des jeunes enfants, l'éducation intellectuelle, la délicate question de la discipline et de l'autorité, la compétition, l'éducation à la sexualité ou encore les rapports entre éducation et économie.

Écrits sur l'éducation intéressera autant philosophes et pédagogues, qui pourront prendre la mesure de l'intérêt de Russell pour l'éducation et de son action dans ce domaine, que les personnes simplement intéressées par les nombreux et passionnés débats à ce sujet.

Frequently asked questions

How do I cancel my subscription?
Simply head over to the account section in settings and click on “Cancel Subscription” - it’s as simple as that. After you cancel, your membership will stay active for the remainder of the time you’ve paid for. Learn more here.
Can/how do I download books?
At the moment all of our mobile-responsive ePub books are available to download via the app. Most of our PDFs are also available to download and we're working on making the final remaining ones downloadable now. Learn more here.
What is the difference between the pricing plans?
Both plans give you full access to the library and all of Perlego’s features. The only differences are the price and subscription period: With the annual plan you’ll save around 30% compared to 12 months on the monthly plan.
What is Perlego?
We are an online textbook subscription service, where you can get access to an entire online library for less than the price of a single book per month. With over 1 million books across 1000+ topics, we’ve got you covered! Learn more here.
Do you support text-to-speech?
Look out for the read-aloud symbol on your next book to see if you can listen to it. The read-aloud tool reads text aloud for you, highlighting the text as it is being read. You can pause it, speed it up and slow it down. Learn more here.
Is Écrits sur l'éducation an online PDF/ePUB?
Yes, you can access Écrits sur l'éducation by Bertrand Russell in PDF and/or ePUB format, as well as other popular books in Éducation & Théorie et pratique de l'éducation. We have over one million books available in our catalogue for you to explore.

Information

Publisher
Écosociété
Year
2019
ISBN
9782897194581

PARTIE 1

Nature et finalités de l’éducation

L’éducation (1916)

AUCUNE THÉORIE POLITIQUE n’est complète à moins qu’elle ne soit applicable aux enfants aussi bien qu’aux hommes et aux femmes. La plupart des théoriciens n’ont pas d’enfants ou, s’ils en ont, ils se tiennent soigneusement à l’abri du vacarme causé par leur juvénile turbulence. Quelques-uns d’entre eux ont écrit des livres sur l’éducation, mais sans avoir présente à leur esprit, pendant qu’ils écrivaient, la réalité d’aucun enfant. Les théoriciens de l’éducation qui avaient une connaissance effective des enfants, comme les inventeurs des Kindergarten21 ou du système de Montessori22, n’ont tout de même pas tendu suffisamment leur pensée vers le but ultime de l’éducation, ce qui les empêche de traiter avantageusement de l’instruction supérieure. Je n’ai pas une connaissance suffisante des enfants et de leur éducation pour me permettre de suppléer aux lacunes des écrits d’autrui. Mais tout espoir de reconstruction sociale suppose qu’on affronte des questions concernant l’éducation en tant qu’institution politique, et tout programme de reconstruction doit leur donner des réponses; mais elles sont généralement négligées par les théoriciens de l’éducation. Ce sont ces questions que je veux aborder.
On reconnaît généralement que l’éducation a un très grand pouvoir pour former le caractère et l’opinion. La plupart des enfants acquièrent presque inconsciemment les croyances de leurs parents et de leurs maîtres, et si même plus tard ils s’éloignent de ces croyances, il leur en reste quelque chose de profondément implanté, prêt à émerger en période de crise ou de détresse. L’éducation est ordinairement la force la plus puissante pesant du côté de ce qui est et s’opposant à tout changement profond: les institutions menacées s’emparent du système d’éducation pendant qu’elles sont encore puissantes et inculquent le respect de leur propre excellence à l’esprit malléable de la jeunesse. Les réformateurs répliquent en essayant d’ôter à leurs adversaires leur supériorité. Aucun des partis ne considère les enfants en eux-mêmes: ils représentent simplement une quantité de matériel que l’on doit recruter pour une armée ou une autre. Si les enfants étaient considérés pour eux-mêmes, l’éducateur ne chercherait pas à les enrégimenter dans un parti spécial. Il essaierait de les faire penser, non pas à travers leurs maîtres, mais avec leur propre cerveau. L’éducation en tant qu’arme politique n’existerait pas si nous respections les droits des enfants. Si nous respections ces droits, nous devrions éduquer les enfants de façon à leur donner le savoir et les habitudes d’esprit nécessaires à la formation d’une opinion indépendante; mais l’éducation, en tant qu’arme politique, s’efforce d’installer des habitudes et de diriger le savoir dans un but tellement tendancieux qu’il en résultera l’adhésion à une opinion donnée.
Les deux principes de justice et de liberté qui tiennent une large part dans un essai de reconstruction sociale ne suffisent pas quand il s’agit d’éducation. La justice, prise dans son sens littéral d’égalité de droits, n’est évidemment pas possible quand il est question de l’enfance. Et quant à la liberté, elle est dans ce cas entièrement négative: elle ne peut que maintenir une sorte de servage, sans pouvoir toutefois donner un principe constructif. Mais l’éducation est essentiellement constructive et demande une conception positive de ce qui constitue une vie bonne. Et bien qu’elle doive respecter la liberté dans la mesure où cela est compatible avec l’instruction, et qu’elle puisse élargir cette liberté plus qu’on ne le fait sans causer aucun préjudice aux études, il est cependant clair qu’on ne peut tout de même pas livrer les enfants entièrement à eux-mêmes si l’on veut qu’ils s’instruisent, sauf dans le cas d’enfants exceptionnellement intelligents, qui peuvent être isolés de leurs compagnons plus ordinaires. C’est une des raisons qui explique la grande responsabilité qui incombe aux maîtres: les enfants doivent plus ou moins dépendre de leurs supérieurs, et ne peuvent se constituer les gardiens de leurs propres intérêts. L’autorité, en matière d’éducation, est presque inévitable, et les pédagogues doivent trouver un moyen d’exercer l’autorité tout en respectant l’esprit de liberté.
Où l’autorité est inévitable, le respect est nécessaire. Un homme qui est un bon éducateur et qui doit veiller à ce que la jeunesse grandisse et atteigne son parfait développement doit posséder profondément le respect de la personnalité. C’est ce respect de la personnalité d’autrui qui manque chez ceux qui se font les avocats de ces systèmes mécaniques semblables à des moules de fonte: le militarisme, le capitalisme, l’organisation scientifique prônée par les Fabian23, et toutes les autres prisons dans lesquelles les réformateurs et les réactionnaires essaient d’enfermer l’esprit humain. Le mépris de la personnalité de l’enfant est malheureusement universel dans l’éducation actuelle, avec ses règlements émanant d’un cabinet ministériel, ses grandes classes, son programme d’études fixe, ses professeurs surmenés, sa détermination de produire un terne niveau de médiocrité facile. Ce respect requiert de l’imagination et une chaleur vitale: il en faut d’autant plus quand il s’adresse à ceux qui sont réellement dénués de toute puissance. L’enfant est faible et, considéré superficiellement, quelque peu bêta; le maître est fort et, au sens ordinaire du terme, plus sage que l’enfant. Le maître sans respect, ou le bureaucrate sans respect, méprise facilement l’enfant en raison de ces infériorités extérieures. Il pense qu’il est de son devoir de mouler l’enfant: en imagination il est le potier devant l’argile. Et ainsi il donne à l’enfant une forme antinaturelle qui s’accentue avec l’âge, produisant des efforts et un mécontentement de l’esprit desquels naissent la cruauté et l’envie, et la croyance qu’on doit obliger les autres à subir les mêmes déformations.
L’homme imbu de respect ne pensera pas qu’il a pour devoir de brider la jeunesse dans un moule. Il sent dans tout ce qui vit, mais particulièrement chez les êtres humains, et par-dessus tout chez l’enfant, quelque chose de sacré, d’indéfinissable, d’illimité, d’unique et d’étrangement précieux, le principe croissant de vie, un fragment personnifié de l’effort muet du monde. En présence d’un enfant, il ressent une humilité inaccoutumée, une humilité qu’on ne peut aisément justifier au point de vue rationnel, et qui est cependant plus près de la sagesse que la facile confiance en soi de la plupart des parents et des maîtres. L’impuissance extérieure de l’enfant, sa dépendance envers lui le rendent conscient de la responsabilité de sa charge et du lien de confiance qui l’unit à cet enfant. Son imagination lui montre ce que l’enfant peut devenir dans le bien ou dans le mal, comment ses pulsions peuvent être développées ou contrariées, comment ses espoirs peuvent s’affaiblir et la vie en lui croître moins vivante, comment sa confiance peut être meurtrie et ses ardents désirs remplacés par une volonté hésitante. Tout ceci lui fait désirer d’aider l’enfant dans ses propres luttes. Il voudrait l’équiper et le fortifier, non en vue d’un but extérieur proposé par l’État ou par quelque autre autorité impersonnelle, mais en vue des buts que l’esprit de l’enfant cherche obscurément. L’homme qui sent cela peut se servir de l’autorité d’un éducateur sans enfreindre le principe de liberté.
Ce n’est pas avec un tel esprit de respect et de révérence que les États et les Églises, ainsi que les institutions qui en dépendent, conduisent l’éducation. En éducation, c’est à peine si l’on considère le garçon ou la fillette, le jeune homme ou la jeune femme, le maintien de l’ordre existant étant presque toujours, sous quelque forme, la seule chose jugée importante. Quand on regarde l’individu, c’est presque exclusivement au point de vue de son succès dans le monde: gagner de l’argent ou obtenir une bonne situation. Être médiocre et acquérir l’art de réussir est l’idéal que l’on propose aux jeunes esprits, exception faite de quelques rares maîtres qui ont assez d’énergie pour rompre avec le système d’après lequel on leur demande de travailler. Presque toute l’éducation a un but politique, elle vise à renforcer un groupe national, ou religieux, ou même social, en concurrence avec d’autres groupes. C’est principalement ce motif qui détermine les programmes d’études, la connaissance offerte, la connaissance soustraite, et qui décide aussi quelles habitudes d’esprit seront données aux élèves. Presque rien n’est fait pour favoriser le développement intérieur de l’intelligence ou de l’esprit; en fait, chez ceux qui ont reçu le plus d’éducation, la vie de l’intelligence et de l’esprit est souvent atrophiée, dépourvue de pulsions, et possède seulement certaines aptitudes mécaniques qui tiennent lieu de pensée vivante.
Certains des buts atteints actuellement par l’éducation devront toujours être poursuivis dans toutes les contrées civilisées. Tous les enfants devront continuer d’apprendre à lire et à écrire; et certains devront continuer d’acquérir les connaissances indispensables pour embrasser certaines professions, médicales, juridiques ou de science appliquée. L’éducation supérieure requise pour les sciences et les arts est nécessaire à ceux qui peuvent s’y adonner. Sauf en histoire, en religion et en certains sujets, l’instruction actuelle est davantage incomplète que dangereuse. Elle pourrait être donnée dans un esprit plus libéral, en essayant de mieux montrer ses avantages définitifs; mais, naturellement, une grande partie de celle-ci est traditionnelle et morte. Mais elle est somme toute nécessaire, et devrait faire partie de tout système d’éducation.
C’est sur les questions d’histoire, de religion et autres sujets à controverse que l’instruction actuelle est positivement dangereuse. Ces sujets touchent aux intérêts qui maintiennent les écoles, et ces intérêts maintiennent les écoles afin que leurs vues sur ces sujets puissent être préservées. L’Histoire, dans chaque pays, est enseignée de manière à glorifier ce pays: les enfants apprennent à croire que leur nation a toujours eu raison et a presque toujours été victorieuse, qu’elle a produit presque tous les grands personnages, et qu’elle est à tous égards supérieure à toutes les autres nations. Comme ces croyances sont flatteuses, elles sont acceptées facilement, et une connaissance plus fine de ces questions aura peine à les déloger plus tard.
Pour prendre un exemple simple et presque insignifiant: les faits concernant la bataille de Waterloo sont connus avec beaucoup de détails et avec une minutieuse exactitude. Mais les faits enseignés dans les écoles élémentaires seront grandement différents en Angleterre, en France et en Allemagne. Le petit garçon Anglais moyen s’imaginera que les Prussiens y jouèrent à peine un rôle; le petit Allemand, que Wellington24 était pratiquement défait quand la victoire fut gagnée par la vaillance de Blücher25. Si on enseignait exactement les faits dans les deux pays, l’orgueil national ne serait pas poussé au même degré, et ni l’une ni l’autre nation ne se sentirait si certaine de la victoire en cas de guerre: le désir de combattre serait ainsi diminué. C’est ce dernier résultat que l’on devrait chercher à atteindre. Or, chaque État veut susciter l’orgueil national et a conscience que cela ne peut être fait que par l’enseignement partial de l’histoire. Les enfants sans défense sont instruits au moyen de déformations, de suppressions, de suggestions. Les idées fausses concernant l’histoire du monde qui sont enseignées dans les différents pays sont de nature à encourager les querelles et à maintenir vivace un nationalisme fanatique. Si l’on voulait arriver à de bonnes relations entre États, une des premières mesures devrait être de soumettre tout enseignement historique à une commission internationale qui produirait des livres neutres exempts de tout l’esprit chauvin qui est exigé actuellement26.
La même chose s’applique exactement à la religion. Les écoles élémentaires sont toujours pratiquement entre les mains d’un corps religieux ou d’un État qui a une certaine attitude vis-à-vis de la religion. Un corps religieux existe du fait que ses membres partagent tous certaines croyances définies à propos de sujets dont on ne peut affirmer la vérité. Les écoles dirigées par des corps religieux doivent empêcher les enfants, qui sont souvent curieux par nature, de découvrir que ces croyances définies sont en opposition avec d’autres qui ne sont pas plus déraisonnables, et que la plupart des hommes les mieux qualifiés pour en juger pensent qu’il n’y a aucune preuve véritable en faveur de l’une ou l’autre de ces croyances. Quand l’État est d’une irréligion militante, comme en France, les écoles de l’État deviennent aussi dogmatiques que celles qui sont entre les mains des Églises (on me dit que le mot «Dieu» ne doit pas être mentionné dans une école primaire française). Le résultat est identique dans tous ces cas: on met obstacle au libre examen, et sur la question la plus importante du monde, l’enfant rencontre le dogme ou un silence glacé.
Ce n’est pas seulement dans l’éducation élémentaire que ces maux existent. Dans une éducation plus avancée, ils prennent des formes plus subtiles, on essaie davantage de les cacher, mais ils sont toujours là. Les collèges d’Eton et d’Oxford donnent une certaine empreinte à l’esprit d’un homme, tout comme le fait un collège de Jésuites. On peut à peine dire que les collèges d’Eton et d’Oxford ont un but conscient, mais ils ont un but qui n’en est pas moins fort et réel, bien que non formulé. Chez presque tous ceux qui y ont passé, ils ont produit une adoration pour les convenances, qui est aussi nuisible à la vie et à la pensée que l’Église médiévale. Cette «convenance» est tout à fait compatible avec une largeur d’idées superficielle, une promptitude à entendre tous les partis et une certaine urbanité envers les adversaires. Mais elle n’est pas compatible avec une réelle largeur d’idées, ou une volonté profonde de choisir un parti. Son essence est l’assurance que ce qui est le plus important, c’est un certain maintien, maintien qui réduira au minimum les chocs entre égaux et convaincra délicatement les subordonnés de leurs carences. En tant qu’arme politique pour préserver les privilèges des riches dans une démocratie snob, son efficacité ne peut être dépassée. Comme moyen de créer un milieu social agréable pour ceux qui ont de l’argent et n’ont ni fortes convictions ni désirs rares, cela a bien quelque mérite. Sous tous les autres rapports, c’est abominable.
Les inconvénients de la convenance viennent de deux sources: la parfaite assurance de l’excellence de son droit et la croyance que les bonnes manières sont plus désirables que l’intelligence, la création artistique, l’énergie vitale ou toute autre source de progrès dans le monde. La parfaite confiance en soi suffit à détruire tout progrès de l’esprit. Et quand elle est mêlée au mépris de la gaucherie et de la maladresse que l’on rencontre presque invariablement chez les grands esprits, elle devient une source de destruction pour tout ce qui est mis en contact avec elle. La convenance est en elle-même morte et incapable de développement et, par son attitude envers eux, elle contamine ceux qui ne la connaissent pas et tend à atrophier chez eux les principes de vie. Le mal qu’elle cause à certaines classes anglaises et aux hommes dont elles ont daigné remarquer les capacités est incalculable.
Le libre examen sera entravé aussi longtemps que l’éducation se proposera de produire la croyance plutôt que la pensée et obligera la jeunesse à avoir des opinions positives sur des questions incertaines, plutôt que de la laisser hésiter devant le doute en encourageant son indépendance d’esprit. L’éducation devrait favoriser le désir d’arriver à connaître la vérité, plutôt que la conviction qu’un credo particulier est la vérité. Mais ce sont les credos qui unissent les hommes dans les organisations de combat: les Églises, les États, les partis politiques. C’est l’intensité de la foi en une croyance qui produit l’efficacité de la lutte: la victoire vient à ceux qui sentent la plus absolue certitude concernant des questions au sujet desquelles le doute est la seule attitude rationnelle. Pour obtenir cette intensité de la croyance et cette efficacité du combat, on gauchit la nature de l’enfant, on entrave sa liberté de jugement en faisant valoir des interdictions qui mettent en échec le développement des idées nouvelles. Chez les êtres dont l’esprit n’est pas très actif, il en résulte une toute-puissance des préjugés, pendant que ceux dont la pensée ne peut pas être entièrement mise à mort deviennent cyniques, sans espoir de développement intellectuel: stériles critiques essayant de démontrer que tout ce qui est vivant est folie, incapables d’avoir eux-mêmes des pulsions créatrices et les détruisant chez les autres.
Le succès obtenu dans ce combat et qui supprime la liberté de pensée est rapide mais sans valeur. À la longue, la vigueur de l’esprit est aussi essentielle au succès qu’elle l’est à une vie complète. La conception de l’éducation considérée comme une sorte de gymnastique, comme un moyen de produire l’unanimité par l’esclavage, est très répandue et pour la défendre on objecte qu’elle mène à la victoire. Ceux qui aiment les parallèles tirés de l’histoire ancienne montreront, pour renforcer leur thèse, la victoire de Sparte sur Athènes. Mais c’est Athènes qui a eu le pouvoir sur les pensées et l’imagination des hommes, et non pas Sparte: si chacun de nous pouvait renaître dans une époque passée, il voudrait être Athénien plutôt que Spartiate. Et dans le monde moderne, il faut tant d’intelligence pour les affaires pratiques, que c’est l’intelligence plutôt que la docilité qui remportera plus probablement la victoire. L’éducation basée sur la crédulité conduit rapidement à la décadence mentale: c’est seulement en maintenant vivant l’esprit de libre examen qu’on peut obtenir ce minimum indispensable par lequel le progrès peut être obtenu.
Certaines habitudes mentales sont ordinairement inculquées par ceux qui s’occupent d’éducation: l’obéissance et la discipline, la cruauté dans le combat en vue d’un succès mondain, le mépris pour les groupes auxquels on est opposés, une crédulité aveugle et une acceptation passive de la sagesse du maître. Toutes ces habitudes sont contre la vie: au lieu de l’obéissance et de la discipline, on devrait inculquer l’indépendance et la passion. L’éducation devrait essayer de développer le sentiment de la justice dans les jugements, au lieu de la dureté de cœur. Au lieu du mépris, elle devrait inculquer le respect et inspirer le désir de comprendre; envers les opinions d’autrui, elle devrait produire, non pas un acquiescement servile, mais une opposition raisonnée et une compréhension nette des causes d’opposition. Au lieu de la crédulité, on devrait se proposer de stimuler le doute constructif, l’amour des aventures de l’esprit, le sentiment de mondes à conquérir par l’entreprise et la témérité de la pensée. Par suite de l’indifférence qu’on apporte aux choses de l’esprit, l’acquiescement au statu quo et la soumission de l’élève dans l’acceptation des buts politiques sont les causes immédiates de ces maux. Mais au-dessous de ces causes, il y en a une plus fondamentale, celle qui consiste à regarder l’éducation comme un moyen d’acquérir un pouvoir sur l’élève et non de favoriser son développement futur. C’est en cela que se manifeste le manque de respect; et c’est seulement par plus de respect qu’on peut effectuer une réforme devenue essentielle.
On suppose que l’obéissance et la discipline sont indispensables si l’on veut maintenir l’ordre dans une classe pendant les leçons. C’est vrai dans une certaine mesure, mais beaucoup moins que ne le pensent ceux qui regardent l’obéissance et la discipline comme désirables en elles-mêmes. L’obéissance, l’abandon de sa propre volonté à une direction extérieure, est la contrepartie de l’autorité. Toutes deux peuvent être nécessaires en certains cas. Les enfants rebelles, lunatiques, pervers ou criminels, ont besoin de l’autorité et doivent être contraints d’obéir. Mais c’est une triste nécessité: ce que l’on doit désirer, c’est le libre choix des buts où il n’est pas nécessaire d’intervenir. Et les réformateurs de l’éducation ont montré que la chose est beaucoup plus possible que nos pères ne l’auraient jamais cru27.
Ce qui fait que l’obéissance semble nécessaire dans les écoles, ce sont les classes nombreuses et le surmenage qu’on impose aux maîtres pour de fausses économies. Ceux qui n’ont aucune expérience de l’enseignement sont incapables d’imaginer la dépense cérébrale exigée par une véritable instruction. Ils pensent qu’on peut raisonnablement demander aux professeurs de travailler autant d’heures que des employés de banque. Il en résulte une fatigue intense, une irritabilité nerveuse, et la nécessité absolue de faire mécaniquement son devoir quotidien. Mais le travail ne peut être fait d’une façon mécanique qu’en imposant une stricte obéissance.
Si nous prenions l’éducation au sérieux, et si nous considérions aussi important de maintenir l’esprit des enfants alerte que d’assurer la victoire dans la guerre, nous dirigerions cette éducation de façon toute différente: nous ferions le nécessaire pour arriver à nos fins, même si nous devions dépenser cent fois plus que maintenant. Pour beaucoup d’hommes et de femmes, donner un léger enseignement est un plaisir, et ils et elles peuvent s’y livrer avec une ferveur nouvelle et un entrain qui maintiennent l’intérêt des enfants sans qu’il soit besoin de discipline. Les enfants distraits pourraient être séparés des autres et recevoir un autre genre d’instruction. Un professeur ne devrait pas excéder ses forces, pour éviter de cultiver le dégoût de son travail et l’indifférence vis-à-vis des besoins intellec...

Table of contents