CHAPITRE 1
Aux sources de la marchandisation totale
Parmi les conceptions qui composent lâoccidentalisme, il en est une qui prend ou, plutĂŽt, reprend aujourdâhui une extrĂȘme vigueur: câest celle qui fait du marchĂ© le modĂšle unique des rapports humains.
â Christian Laval
LES DĂNONCIATIONS DE LA MAINMISE toujours plus grande des impĂ©ratifs Ă©conomiques sur la conduite de nos sociĂ©tĂ©s ne datent pas dâhier. Au fil de ces critiques pionniĂšres, on trouve lâanalyse des monopoles et du colonialisme Ă laquelle se sont ajoutĂ©es par la suite celles de lâimpĂ©rialisme, de lâĂtat bourgeois, de la propriĂ©tĂ© privĂ©e des moyens de production et de la pensĂ©e libĂ©rale. Ă ces dĂ©nonciations se greffent, depuis bientĂŽt 40 ans, les prises de parole sur la mondialisation, le rĂ©trĂ©cissement de lâĂtat-providence, le consensus de Washington. Ces prises de position critiques ne sont pas restĂ©es uniquement livresques, comme en attestent les nombreuses mobilisations et luttes ayant soulevĂ© des enjeux primordiaux sur tous les fronts: Ă©ducation, santĂ©, pouvoir dâachat, droits sociaux, protection de lâenvironnement, privatisation de biens et services publics.
Or, malgrĂ© tous ces Ă©crits, toutes ces paroles, toutes ces mobilisations â essentielles, et devant persister â, cette domination de lâĂ©conomique sur tous les volets de nos existences ne cesse de sâaffirmer. Pourquoi? Comment expliquer que, en dĂ©pit des maux connus de cette omnipotence, celle-ci persiste? Serait-il possible que nos Ă©crits, manifestes et slogans, bien que nommant le «tout au marché» de nos sociĂ©tĂ©s, ratent la cible? Concurremment, notre histoire recĂšlerait-elle des reprĂ©sentations si bien ancrĂ©es que nous ne serions plus Ă mĂȘme de dĂ©terrer les racines de notre sociĂ©tĂ© de marchĂ©? Savons-nous dâailleurs comment le marchĂ© est devenu synonyme de sociĂ©tĂ©?
Une morale fondée sur le calcul
Il nous faut remonter au XVIIIe siĂšcle, alors que philosophes et moralistes â tels que Hobbes, Smith, Locke, Rousseau, Bentham, pour ne nommer que ceux-lĂ â tentent dâexpliquer comment la sociĂ©tĂ© pourrait ĂȘtre conduite dâune maniĂšre qui ne reproduise plus les rĂ©gimes absolutistes qui sâĂ©taient imposĂ©s jusque-lĂ , pour voir les premiĂšres inflexions dans la pensĂ©e qui allait finir par justifier que la condition humaine soit comprise comme Ă©tant essentiellement Ă©conomique. On cherchait alors dans la «nature humaine» les origines des mĂ©canismes marchands, sur le point de devenir les principaux engrenages de lâencore mystĂ©rieuse machine de la civilisation matĂ©rielle des hommes. La conduite de la sociĂ©tĂ©, qui relĂšve de la philosophie politique et du droit, et celle des hommes, dictĂ©e par la morale, devaient sâharmoniser, lâabsence dâadĂ©quation entre les deux ne pouvant mener quâĂ la tyrannie, Ă la dĂ©chĂ©ance et au chaos. Un mĂȘme principe devait donc prĂ©sider au fonctionnement de la sociĂ©tĂ© et rĂ©gir le comportement des humains. Et ce principe ne pouvait plus ĂȘtre importĂ© dâun ordre divin, lâhistoire ayant montrĂ© que cela entraĂźne inĂ©vitablement violences et guerres. Aucun concept transcendant ne pouvait non plus sâaccorder au dĂ©ploiement des marchĂ©s qui commençaient Ă sâĂ©tendre aux quatre coins du globe, enrichissaient la nouvelle classe propriĂ©taire de fabriques, et transformaient la terre en rente et les activitĂ©s nĂ©cessaires Ă la subsistance en travail salariĂ©.
Comment donc Ă©laborer cette adĂ©quation entre bonne marche de la sociĂ©tĂ© et bonne conduite des humains? On affirme depuis des temps antiques que lâHomme se distingue de lâanimal par la facultĂ© de la raison. Le comportement des individus suit les voies que lui trace sa comprĂ©hension rationnelle de ses intĂ©rĂȘts. En effet, qui pourrait, hors le fou, lâilluminĂ© ou le dĂ©pravĂ©, adopter de maniĂšre autre que provisoire, Ă©garĂ© par ses passions ou trompĂ© par autrui, des conduites contraires Ă ses intĂ©rĂȘts? Au SiĂšcle des LumiĂšres, la raison sâaffranchit des passions antiques et de la foi chrĂ©tienne. Non pas que les passions soient niĂ©es ni la foi reniĂ©e, mais lâHomme est convaincu que par la raison il peut saisir le monde de la mĂȘme maniĂšre que le calcul mathĂ©matique a ordonnĂ© le Cosmos.
On avance alors, suivant les traces de Jeremy Bentham, que les humains agissent sous une double ordonnance naturelle et rationnelle: Ă©viter la peine, rechercher le plaisir. Et dans le contexte dâune production multipliĂ©e de biens, dâune division du travail Ă©largie qui exige lâĂ©change par lâentremise dâun Ă©quivalent universel, la monnaie, dont la valeur est de plus en plus garantie, et dâune urbanisation, encore balbutiante, mais accĂ©lĂ©rĂ©e, qui centralise les lieux de consommation, les plaisirs se centrent sur la consommation non seulement des denrĂ©es nĂ©cessaires Ă la subsistance, mais aussi dâarticles dont la possession mime la richesse. On lâaura compris: cette quĂȘte soutenue de plaisirs, cet Ă©vitement espĂ©rĂ© des peines ont lâindividu pour seul protagoniste.
La sociĂ©tĂ© entiĂšre est alors prise dans un jeu de calcul dâĂ©quivalences au sein duquel les prix, autrefois souvent fixĂ©s par dĂ©crets princiers ou locaux, fluctuent au grĂ© de facteurs quâon attribue Ă un mĂ©canisme quâon ne saurait voir. Cette dĂ©sormais cĂ©lĂšbre «main invisible» a aussi pour moteur lâintĂ©rĂȘt individuel rationnellement compris comme promesse de bien-ĂȘtre collectif. La fable est bien connue: chaque boulanger veut vendre son pain. Si le boulanger A vend son pain plus cher que le boulanger B sans quâil soit de meilleure qualitĂ©, ses clients le dĂ©laisseront. Sâil vend son pain au mĂȘme prix, mais que sa qualitĂ© est moindre, les clients lui prĂ©fĂ©reront toujours le boulanger B. Ainsi, si lâentrepreneur A veut voir son entreprise Ă©viter la faillite et prospĂ©rer, il a intĂ©rĂȘt Ă vendre un produit de la meilleure qualitĂ© possible Ă un prix socialement acceptable et commercialement viable. LâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral est servi par lâintĂ©rĂȘt particulier bien compris et bien gĂ©rĂ©.
La fluctuation des prix relĂšve aussi dâautres calculs, ceux reliĂ©s au temps. Temps de travail (combien dâheures ou de jours pour tisser un drap), dĂ©cision ou non de stocker des denrĂ©es pour profiter dâune offre diminuĂ©e en temps de pĂ©nurie, temps et risques de transport (alĂ©as mĂ©tĂ©orologiques, flibusteries, jacqueries), durĂ©e des prĂȘts.
Le temps du risque devient une ressource Ă exploiter
Le futur est le lieu de rendez-vous de tous les alĂ©as: Ă©pidĂ©mies, naufrages, actes de piraterie, guerres, mauvaises rĂ©coltes. Projeter des activitĂ©s marchandes dans le futur et financer de tels projets commandent une Ă©valuation des risques. Promesses de gains et probabilitĂ©s de pertes deviennent dĂšs lors des objets de calculs et des biens marchands. Pour que ces mutations soient possibles, les marchands doivent ĂȘtre en mesure de transformer le temps en ressource en lâintĂ©grant au calcul du risque. Mais lâĂglise considĂšre que le temps appartient Ă Dieu. Le prĂȘt contre intĂ©rĂȘt, lâusure, est condamnĂ© du fait que sa pratique permet Ă des hommes de sâenrichir en dĂ©robant Ă Dieu ce qui lui appartient. Lâusure permet en effet dâengranger un profit sans aucune dĂ©pense dâĂ©nergie, sans travail. Cet enrichissement ne saurait ĂȘtre chrĂ©tien, car il repose sur la seule durĂ©e du prĂȘt. Mais les pratiques commerciales sâĂ©largissant, la pratique de lâusure sâĂ©tend, faisant ainsi pression sur les autoritĂ©s ecclĂ©siastiques. Câest ainsi quâau XIIIe siĂšcle, lâĂglise commence Ă tempĂ©rer ses condamnations du prĂȘt contre intĂ©rĂȘt, ouvrant ainsi la porte Ă un Ă©largissement sans prĂ©cĂ©dent des entreprises commerciales, rendu possible par la lĂ©gitimitĂ© â et la grande profitabilitĂ© â des activitĂ©s bancaires et assurancielles. Cette nouvelle tolĂ©rance aura des effets bouleversants. Elle transforme le regard que lâon porte sur lâaccumulation de biens matĂ©riels. Lâenrichissement personnel nâest plus vu comme le chemin le plus sĂ»r vers la damnation Ă©ternelle. «à la fin du XIVe siĂšcle, nous rappelle Christian Laval, lâĂglise enseigne mĂȘme que la richesse peut ĂȘtre un Ă©tat auquel Dieu a appelĂ© certains hommes. Et elle ferme les yeux sur la rĂ©munĂ©ration des capitaux dĂ©posĂ©s dans les compagnies financiĂšres, quand elle ne les approuve pas.»
Lâinternationalisation et la diversification du nĂ©goce, le dynamisme de la production de biens, assis sur les nouvelles puissances et cadences du machinisme, transforment les marchands en forces sociales dominantes. MaĂźtres du temps, dont ils ont fait une source de profit, ils imposent lâidĂ©e que le moteur de lâexistence est lâintĂ©rĂȘt. Les comptables du temps montrent aussi que chaque homme est le comptable de sa propre vie (dont la durĂ©e est comptĂ©e). La vie est alors conçue comme un bien privĂ© quâil convient de valoriser, câest-Ă -dire que la vie est source de valeur. En fait, lâutilitĂ© des humains tend Ă se rĂ©sumer Ă ce quâils sont en mesure de produire et de consommer, dans lâobligation souvent de produire pour avoir la possibilitĂ© de consommer ne serait-ce que ce dont ils besoin pour survivre.
La conduite morale encadrée par le marché
Concurremment, la morale sâaffranchit de contraintes reposant sur la peur, la puissance Ă©piscopale ou la superstition pour ne tenir compte que des consĂ©quences des actes perçus en termes de peine ou de plaisir. Peine et plaisir pour soi surtout. Les maximes du comportement moralement souhaitĂ© et acceptable cĂšdent la place Ă un calcul fondĂ© sur lâintĂ©rĂȘt, Ă©tranger Ă la vertu. Cette individualisation de la dĂ©ontologie rencontre le marchĂ©:
Il faut donc trouver le biais expĂ©rimental qui permettra de mesurer le plaisir et la douleur escomptĂ©s par un individu dans le choix de ses actions. Or ce biais expĂ©rimental est dĂ©jĂ donnĂ© dans lâexistence sociale des hommes, et trĂšs prĂ©cisĂ©ment sur le marchĂ© Ă©conomique: chaque chose se vend Ă son prix, et chacun sait mesurer la valeur comparĂ©e de deux marchandises. Câest donc par le biais du prix que lâon est disposĂ© Ă payer pour un plaisir quâil est possible de mesurer la valeur de ce plaisir. Et pour un mĂȘme prix, nous choisissons entre divers plaisirs celui qui est le plus grand.
Câest ainsi que nous arrivons Ă un moment tournant dans notre reprĂ©sentation du monde et de soi: tant la sociĂ©tĂ© que lâindividu obĂ©issent Ă un mĂȘme principe â lâintĂ©rĂȘt â et sont soumis Ă une mĂȘme mesure de lâutilitĂ© â le prix. Cette concorde entre les deux grandes machines calculatrices achĂšve lâĂ©conomicisation totale du monde matĂ©riel et du monde humain. La quĂȘte calculante du bonheur par lâindividu rejoint le rĂȘve de la production toujours exponentiellement en croissance de lâindustriel, comme le suggĂšre Hobbes dans son LĂ©viathan:
[C]elui dont les dĂ©sirs ont atteint leur terme ne peut pas davantage vivre que celui chez qui les sensations et les imaginations sont arrĂȘtĂ©es. La fĂ©licitĂ© est une continuelle marche en avant du dĂ©sir, dâun objet Ă un autre, la saisie du premier nâĂ©tant encore que la route qui mĂšne au second.
La quĂȘte du bonheur participe donc dâune consommation sans fin que la sociĂ©tĂ©, entendue comme marchĂ©, a pour fonction de satisfaire et, surtout, de perpĂ©tuer.
Sur le socle de telles reprĂ©sentations, il deviendra facile de nous convaincre quâun sujet libre â seul responsable de la dĂ©finition de son intĂ©rĂȘt â doit, pour sâassumer, ĂȘtre immergĂ© dans un environnement oĂč seul lâintĂ©rĂȘt est reconnu comme source de bien commun. Cette apprĂ©hension de la sociĂ©tĂ© comme Ă©tant la somme, spontanĂ©e, mais structurante, dâune multitude diversifiĂ©e dâintĂ©rĂȘts individuels ne nous permet pas de dĂ©finir le bien commun autrement que comme lâeffet gĂ©nĂ©ral de la poursuite, que lâon dĂ©clare rationnelle, de ces mĂȘmes intĂ©rĂȘts. Les institutions centrales de la sociĂ©tĂ©, lâĂtat et le Droit quâil Ă©dicte et dont il garantit le respect sont ainsi mis au service de la poursuite des intĂ©rĂȘts individuels. Les prĂ©rogatives de lâĂtat devront donc ĂȘtre limitĂ©es: elles ne sauraient contrer la poursuite des intĂ©rĂȘts propres des citoyens; au con...