Chapitre 1
LâENJEU DU GASPILLAGE ALIMENTAIRE
LE GASPILLAGE ALIMENTAIRE touche tout le monde et tous les acteurs de la chaĂźne agroalimentaire. Son ampleur et ses impacts sont importants, et lâon pourrait mĂȘme dire inquiĂ©tants.
En effet, lâempreinte Ă©cologique du gaspillage est lourde et insoutenable. LâOrganisation des Nations unies pour lâagriculture et lâalimentation (FAO) a estimĂ© que la production des aliments gaspillĂ©s dans le monde implique lâexploitation de 1,4 milliard dâhectares de terres agricoles (une superficie Ă©quivalente Ă celle du Canada et de lâUnion europĂ©enne combinĂ©s) et la consommation de 250 km3 dâeau annuellement, soit lâĂ©quivalent du dĂ©bit du fleuve Volga en Russie ou, Ă plus petite Ă©chelle, lâĂ©quivalent de 200 litres dâeau par personne par jour. Ce gaspillage implique aussi une importante consommation de pĂ©trole (production agricole, transport, emballages), estimĂ©e Ă 300 millions de barils par annĂ©e. De plus, chaque annĂ©e, le gaspillage alimentaire serait responsable dâenviron 23 % des Ă©missions du CO2 Ă lâĂ©chelle mondiale. Dâailleurs, si le gaspillage alimentaire Ă©tait un pays, il serait le deuxiĂšme en taille â considĂ©rant la superficie des terres agricoles utilisĂ©es pour la production dâaliments qui seront gaspillĂ©s â et le troisiĂšme plus grand producteur de gaz Ă effet de serre (GES).
Si nous poursuivons avec le modĂšle actuel, la FAO Ă©value que pour nourrir les neuf milliards dâhumains projetĂ©s en 2050, il faudra hausser la production alimentaire de 60 %. Or, si lâon rĂ©duisait de moitiĂ© le gaspillage alimentaire (par une meilleure gestion et redistribution des stocks, notamment), lâaugmentation nĂ©cessaire ne serait que de 32 %. De quoi faire rĂ©flĂ©chir. Car, quelle quâen soit lâampleur, la hausse apprĂ©hendĂ©e de la production agricole sâaccompagnera inĂ©vitablement dâune augmentation des dommages environnementaux quâelle cause, comme la pollution de lâeau et lâĂ©puisement des sols, sans compter les changements climatiques qui risquent de rendre de plus en plus complexe le travail des agriculteurs et agricultrices. Câest dĂ©jĂ le cas par exemple au Bangladesh oĂč la saison des pluies survient de plus en plus tĂŽt, en Californie qui collectionne les pĂ©riodes de sĂ©cheresse et au QuĂ©bec, oĂč les agriculteurs doivent faire face Ă de nouveaux ravageurs. La situation est dâautant plus alarmante que, si les pratiques ne changent pas, la croissance dĂ©mographique mondiale nĂ©cessitera dâaugmenter considĂ©rablement la production agricole. Les ressources seront-elles suffisantes?
DĂ©jĂ , la sĂ©curitĂ© alimentaire de bien des mĂ©nages est menacĂ©e. Dans le monde, câest environ une personne sur neuf, soit 821 millions de personnes qui souffrent dâinsĂ©curitĂ© alimentaire chronique. Au QuĂ©bec, les banques alimentaires reçoivent tous les mois plus de 1,9 million de demandes dâaide alimentaire dâurgence. Ces chiffres sont mĂȘme en augmentation: entre 2008 et 2017, les demandes ont augmentĂ© de 33,7 %! Lorsquâune personne ou un mĂ©nage sâappauvrit, il y a gĂ©nĂ©ralement peu de postes budgĂ©taires dans lesquels il est possible de «couper». Bien sĂ»r, la rĂ©duction du gaspillage alimentaire et lâaugmentation de la sĂ©curitĂ© alimentaire ne sont pas des vases parfaitement communicants; ce nâest pas parce que tous les aliments trouvent mangeurs que tous les mangeurs auront des aliments en quantitĂ© et en qualitĂ© suffisantes. Tout de mĂȘme, en agissant positivement sur lâun des phĂ©nomĂšnes, lâautre pourra en tirer profit, tout en minimisant lâutilisation indue de terres, dâeau, de pĂ©trole et de toutes les ressources nĂ©cessaires Ă la production agricole. Plusieurs projets de redistribution alimentaire des produits invendus montrent en effet quâavec un peu dâorganisation, de volontĂ© et dâinvestissement, il y a moyen dâallier rĂ©duction du gaspillage alimentaire et amĂ©lioration de la sĂ©curitĂ© alimentaire. Ce type de projets se dĂ©veloppe rapidement et connaĂźt beaucoup de succĂšs; nous y reviendrons.
Dâimportantes pertes financiĂšres associĂ©es au gaspillage alimentaire sont aussi observables. En Grande-Bretagne, par exemple, les aliments gaspillĂ©s reprĂ©sentent des pertes de 12 milliards de livres sterling par annĂ©e (plus de 20 milliards de dollars canadiens), alors quâau Canada, elles sont Ă©valuĂ©es Ă 31 milliards de dollars. Ce montant est un peu plus Ă©levĂ© que celui qui Ă©tait consacrĂ© aux importations alimentaires canadiennes en 2007 et reprĂ©sente une somme plus Ă©levĂ©e que le PIB combinĂ© des 32 pays les plus pauvres. Collectivement, nous assumons ces pertes financiĂšres Ă travers les dĂ©penses liĂ©es Ă la gestion des matiĂšres rĂ©siduelles et Ă travers les subventions gouvernementales accordĂ©es Ă lâindustrie agroalimentaire. Or, investir dans une industrie qui gaspille est un non-sens auquel devraient sâattarder tous les gouvernements. De plus, le coĂ»t des stocks invendus, ces pertes pour les commerces de dĂ©tail, se rĂ©percute sur le prix des aliments vendus. Le client paye ainsi non seulement pour les aliments quâil achĂšte, mais en partie pour les pertes des commerçants. Finalement, le consommateur lui-mĂȘme essuie dans son foyer des pertes financiĂšres: on estime que le gaspillage alimentaire Ă la maison coĂ»te Ă chaque mĂ©nage quĂ©bĂ©cois entre 1000 $ et 1700 $ par annĂ©e. Cette estimation se rapproche de celles faites dans dâautres pays: 2250 $ aux Ătats-Unis (1600 $ US), 615 $ en France (400 âŹ) et 840 $ en Grande-Bretagne (480 ÂŁ). Cela Ă©quivaut Ă une quinzaine de sorties culturelles par annĂ©e, Ă lâachat dâune bicyclette de bonne qualitĂ© ou encore, pour les voyageurs, Ă un billet dâavion aller-retour vers de nombreuses destinations!
Ă lâinverse, dans les pays oĂč les revenus sont plus faibles, le gaspillage advient surtout dans les premiers stades de la chaĂźne agroalimentaire, trĂšs peu chez les consommateurs. Serait-ce parce que les populations des pays riches sont trop «gĂątĂ©es» quâelles se permettent de jeter autant de nourriture? DâoĂč vient cette facilitĂ© Ă se dĂ©partir dâautant de denrĂ©es, pourtant si essentielles?
Les raisons qui expliquent la prĂ©valence du gaspillage alimentaire chez les mĂ©nages sont variĂ©es et elles sâappliquent diffĂ©remment selon la culture, la provenance, lâĂąge, le niveau dâĂ©ducation, la classe sociale ou encore le sexe des personnes. Le profil du gaspilleur type nâexiste pas et, si rares sont ceux qui peuvent se targuer de nâavoir jamais rien jetĂ©, nombreux sont ceux qui aimeraient amĂ©liorer leurs habtudes de vie afin de rĂ©duire le gaspillage alimentaire. Pour ce faire, plongeons dâabord dans notre histoire rĂ©cente, afin de bien saisir les racines de ce problĂšme collectif. Car si lâenjeu du gaspillage alimentaire est ce quâil est, câest que les conditions le permettant se sont gĂ©nĂ©ralisĂ©es.
Chapitre 2
DE MANGEUR Ă CONSOMMATEUR: LâĂVOLUTION RĂCENTE ET RAPIDE DE LâAGRO-INDUSTRIE ET DE NOTRE RAPPORT Ă LâALIMENTATION
LâAGRICULTURE ET LâALIMENTATION sont intimement liĂ©es Ă lâĂ©volution des sociĂ©tĂ©s humaines. Sâil y a bien un dĂ©nominateur commun Ă tous les ĂȘtres humains, qui est aussi englobant, aussi vaste, câest bien le fait de devoir se nourrir. TrĂšs longtemps liĂ©e Ă la terre dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles, lâalimentation sâen est lentement Ă©loignĂ©e Ă partir de la premiĂšre rĂ©volution industrielle, contribuant Ă redĂ©finir notre rapport Ă la nourriture: dâun statut de mangeur, nous sommes passĂ©s Ă celui de consommateur.
La nuance rĂ©side dans la finalitĂ© de lâacte: consommer vise la jouissance, alors que manger comble un besoin de base. Ainsi, le verbe manger est dĂ©nuĂ© de connotation, il renvoie Ă lâabsorption dâaliments, Ă ce geste posĂ© quotidiennement et plusieurs fois par jour par la plupart dâentre nous. Peu importe la façon ou la frĂ©quence Ă laquelle nous le posons, nous sommes tous des mangeurs. Câest dans cet esprit que le terme mangeur sera utilisĂ© dans cet ouvrage. Se percevoir comme un mangeur peut sembler rĂ©ducteur, mais câest seulement plus simple, plus terre-Ă -terre. Dâailleurs, nos aliments ne proviennent-ils pas de cette terre oubliĂ©e une fois les assiettes garnies? Le terme consommer, quant Ă lui, sera employĂ© pour dĂ©signer ce qui va au-delĂ de lâingestion dâaliments Ă des fins de subsistance; il implique les notions de plaisir et de dĂ©sir.
Communautés rurales et traditionnelles
Pour bien comprendre comment le mangeur est devenu consommateur, un retour en arriĂšre sâimpose. JusquâĂ la premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle, pour la plupart des peuples occidentaux, câest la vie rurale et le rapport intime avec la terre qui structuraient la vie sociale. La grande majoritĂ© de la population vivait Ă la campagne, comme en France oĂč en 1850, 80 % des Français habitaient encore Ă lâextĂ©rieur des villes. Au mĂȘme moment en Grande-Bretagne, pays prĂ©curseur de lâindustrialisation, la moitiĂ© de la population vivait en ville, lâautre moitiĂ© Ă la campagne. Au QuĂ©bec, câest seulement en 1921 que la population urbaine a dĂ©passĂ© la population rurale. MĂȘme si tout le monde ne vivait pas des fruits de ses rĂ©coltes, une proximitĂ© physique et humaine existait entre les producteurs agricoles et ceux qui bĂ©nĂ©ficiaient de leur travail. Nombreuses par ailleurs Ă©taient les familles qui subvenaient Ă leurs propres besoins en pratiquant la polyculture, câest-Ă -dire en cultivant Ă petite Ă©chelle divers types dâaliments pour sâassurer dâavoir une alimentation variĂ©e et autosuffisante.
Dans les familles, le modĂšle traditionnel sâimposait: les hommes et leurs fils travaillaient aux champs alors que les femmes et leurs filles sâoccupaient de la maisonnĂ©e et donc, des repas. Les enfants Ă©taient ainsi engagĂ©s dans les diverses sphĂšres de la vie de famille, en particulier lâĂ©tĂ© oĂč le travail agricole battait son plein. Ayant peu dâoutils Ă leur disposition pour la conservation (rĂ©frigĂ©rateurs, congĂ©lateurs, autoclaves, etc.), les femmes, gĂ©nĂ©ralement responsables de la cuisine, devaient faire preuve dâingĂ©niositĂ© et de talent pour, dâune part, utiliser de façon optimale les denrĂ©es rĂ©coltĂ©es ou achetĂ©es en pĂ©riode dâabondance et, dâautre part, prĂ©server le plus longtemps possible celles qui, par leur nature, pouvaient durer une partie de lâhiver. TrĂšs rĂ©pandues, car nĂ©cessaires, les connaissances et compĂ©tences agricoles et culinaires se transmettaient naturellement dâune gĂ©nĂ©ration Ă lâautre, les ...