CHAPITRE III
Le théoricien
Les étudiants demandaient :
Est-ce que cela ne vaut pas mieux d’être assimilé dans une nation réussie que d’être soumis à la subordination ?
Séguin répondait souvent par des exemples animaliers :
C’est sûr que le mouton, une fois mangé par le lion, est certainement dans un être plus fort, plus puissant. Est-ce que c’est mieux ou non moralement ? Il n’y a pas de réponse à cette question-là. Mais ce qu’on peut dire cependant c’est que le mouton n’existe plus. Et, peut-être, s’il avait le choix, il préférerait exister. Et c’est certain quand vous mettez un mouton et un lion dans un même pré, vous créez une situation structurelle qui fait que le lion va manger le mouton.
Dès le moment où il rédige sa thèse, l’argumentation conceptuelle de Séguin, qu’il définira dans ses Normes, a déjà pris forme. Il ne fera que l’approfondir et l’affiner au fil des ans, conformément à sa conception voulant « qu’un auteur ne devait écrire qu’un seul livre, qui serait la somme de ce qu’il avait à dire, et que chaque mot, chaque virgule, devaient être essentiels ou supprimés ». Cette conception, qui s’apparente au « grand œuvre de toute une vie », il semble qu’elle ait toujours été la sienne. Dans le document intitulé « Art de penser », où Séguin comparait les méthodes d’éducation américaines et françaises, on peut lire dans l’introduction que « le penseur voit ; il est indépendant ; […] le penseur est un conducteur d’homme ». Dans cette perspective, les principaux « obstacles à la pensée » deviennent « le désir de paraître […] ; les pages à “remplir” […] l’imitation et l’instinct de sociabilité ». Toute sa vie Maurice Séguin préférera le contact direct d’un auditoire, d’étudiants ou de collègues, aux « pages à remplir ».
À part les deux articles et les deux comptes rendus d’ouvrages qu’il a publiés entre 1946 et 1949, il faut attendre 1962 pour qu’il commette indirectement une publication. Et encore n’est-ce qu’une retranscription d’une série de trois conférences télévisées, effectuée par Raymond Barbeau à partir du document sonore ! À la suite de la mort de Groulx – et à l’invitation de Denis Vaugeois –, il publiera en 1970 sa thèse de doctorat. Puis, en 1973, il fera paraître son dernier texte d’importance dont le tiers constitue une reprise intégrale des propos qu’il tenait en 1962.
Que Maurice Séguin ait eu de la difficulté à écrire et, aussi, une certaine réticence à livrer au public une pensée qu’il ne cessait de raffiner et de nuancer, c’est possible. Surtout, Maurice Séguin était un homme extrêmement méticuleux. Les entrevues que j’ai réalisées avec ses collègues et ses proches m’en ont donné plusieurs exemples. Aussi, selon le mot de Robert Comeau, serais-je porté à penser que son étonnante retenue à publier s’explique principalement par son « perfectionnisme paralysant ».
La prose, comme l’exemple de ses Normes le met en évidence, ne constituait pas un véhicule approprié pour cet homme obsédé par le souci des nuances. Dans ce texte, toutes les ressources visuelles sont mises à contribution pour mettre en relief les diverses subtilités qui ponctuent son argumentation : passage souligné, alternance des majuscules et des minuscules, architecture particulière de la disposition des phrases ou même des mots. Si, pour Séguin, « chaque mot, chaque virgule » sont essentiels, on comprend mieux pourquoi son œuvre écrite se résume à si peu de chose. Cependant, comme on le sait, ce n’est pas par la quantité de publications que Maurice Séguin a exercé son influence sur ses collègues – Guy Frégault et Michel Brunet – et ses étudiants, mais par la rupture que sa thèse de doctorat et son enseignement ont provoqué par rapport aux interprétations traditionnelles qui dominaient jusqu’alors.
Au moment où Séguin soutient sa thèse, l’historiographie canadienne-française, que Lionel Groulx domine, oscille toujours entre l’idéalisation des origines et le récit, non moins merveilleux, des luttes politiques acharnées que les Canadiens français ont dû mener pour garantir leurs droits et assurer leur survivance nationale. À cette « histoire éclatante », dont les effets rhétoriques et les jugements moraux suppléent souvent aux causalités effectives, Maurice Séguin va opposer, selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, une « histoire forte » où les contraintes géographiques, les lois de l’économie et la logique au sens propre du terme remplacent les hommes comme moteur de l’action historique. Si la thèse de Maurice Séguin est en rupture vis-à-vis l’historiographie canadienne-française de l’époque, c’est d’abord par ce déplacement de la référence au monde qui sous-tend l’intelligibilité de l’action historique.
Ce déplacement repose sur la nature des sources utilisées et une question de méthode. Plutôt que de reprendre la question de « la nation canadienne et l’agriculture » à partir d’hypothèses reçues, Séguin va puiser chez Creighton, principal représentant de l’École laurentienne et, aussi, dans la lecture du rapport Durham, des ouvrages de sciences économiques et de diverses sciences sociales, les principaux postulats à partir desquels il lui sera possible de reprendre le problème à neuf.
Paradoxalement, l’histoire nationale du Canada français a pu se renouveler grâce aux perspectives d’ensemble que suggéraient les tendances nouvelles issues de l’historiographie canadie...