LE DÉVELOPPEMENT DU RENSEIGNEMENT NAVAL
L’INVENTION
DU POSTE D’ATTACHÉ NAVAL
Alexandre Sheldon-Duplaix
Le renseignement naval, ou renseignement d’intérêt maritime, est une catégorie particulière qui regroupe des informations sur les navires, leurs armes, les ordres de bataille, les stratégies et les tactiques, les ports et les défenses côtières des puissances étrangères, ainsi que sur les flottes marchandes, le commerce et les échanges maritimes. L’existence d’une marine de guerre, dont les bâtiments et les hommes constituent autant de capteurs peut aussi satisfaire d’autres besoins d’informations du pouvoir exécutif -politique, économique, militaire ou technique comme par exemple des études du génie maritime sur les égouts de Londres au xixe siècle – en dehors du champ du renseignement d’intérêt maritime. Comme ils sont obtenus par des marins, ils rentrent aussi dans la catégorie du renseignement naval. Inversement, des personnels et des organismes non liés à la marine recueillent du renseignement d’intérêt maritime.
Depuis l’Antiquité, le renseignement naval repose d’abord sur l’observation visuelle des flottes, principalement dans les ports, ainsi que la lecture des gazettes, et en temps de guerre, par la capture de navires ennemis, de leurs messages ou encore l’interrogatoire des prisonniers. Les enjeux peuvent être stratégiques, tactiques ou techniques. Parmi les premiers, celui de connaître les intentions et les ressources des autres nations pour armer des flottes. Parmi les seconds et les troisièmes, on trouve les performances relatives des vaisseaux et de leur artillerie. Si les ordres de bataille – la liste des bâtiments, leur disposition et leur disponibilité – et les techniques de construction sont souvent difficiles à masquer aux yeux des diplomates, des espions ou des ingénieurs visitant des ports, des chantiers ou des navires capturés, les mouvements d’une escadre à la mer restent impénétrables. La nouvelle d’une escale ou d’une rencontre prend des semaines ou des mois à gagner l’Amirauté adverse, limitant toute action centralisée et laissant, jusqu’à l’invention du télégraphe au xixe siècle, toute latitude au commandant d’une force navale pour interpréter ses instructions et décider. Dans les pays étrangers, les diplomates, et en particulier les consuls, jouent donc un rôle essentiel. Mais leurs compétences sont limitées pour analyser en profondeur une marine.
À partir du milieu du xixe siècle, ce rôle sera progressivement repris par une nouvelle catégorie d’informateur, l’attaché naval, qui par sa qualité de marin, peut parler à ses homologues dans son pays d’accréditation, autant pour évaluer les opportunités de coopération que pour comprendre leurs intentions et observer savamment. En France, le premier attaché naval gagne Londres en 1856. Dans les chantiers et arsenaux britanniques ou américains, il saura servir le cabinet du ministre et la direction du matériel, s’employant à dessiner les bateaux et les équipements qu’il observe et gagnant les confidences des chefs militaires ou des ingénieurs. Son action sera significative, en particulier pour décrire la genèse des frégates cuirassées Warrior, qui répondent à leur Némésis française, la Gloire. Il évaluera aussi les innovations en apparence révolutionnaires des marines nordiste et sudiste alors que la France redoute un futur conflit lié à son intervention au Mexique. Il interprétera enfin la querelle dramatique qui divise l’Amirauté, sur le choix entre les cuirassés à tourelles ou à casemate.
Pratiques antérieures, de l’Ancien Régime
à la révolution industrielle
Le Roi, les ministres de la Guerre, de la Marine et des Affaires étrangères accordent une importance stratégique au recueil de données sur les ordres de bataille et les revenus des pays étrangers. Si les ingénieurs du Génie maritime, créé en 1765, voyagent occasionnellement pour observer les chantiers et recueillir des informations techniques, les agents diplomatiques sont les sources principales des renseignements sur les flottes et leurs budgets qui font l’objet de correspondances entre les ministres, souvent lues par le Roi lui-même. Subordonnés au ministre de la Marine durant le xviiie siècle, les consuls communiquent paradoxalement leurs renseignements d’intérêt maritime au ministère des Affaires étrangères qui compile l’état des ressources et des forces armées des autres État et dépouille les gazettes étrangères. Les ordres de bataille des marines étrangères sont ainsi établis au milieu du xviiie siècle par le Bureau des interprètes, puis le Bureau politique des Affaires étrangères qui les adresse au Dépôt des cartes et plans du ministère de la Marine, où un officier suit ces questions. À l’instar du Dépôt de la guerre pour les fortifications et les cartes terrestres, le Dépôt des cartes et plans de la Marine conserve toute la documentation utile à la navigation et relative aux ports et aux défenses côtières de la France et des nations étrangères.
Préfiguration de l’hexagone de Balard, qui inclue aussi la diplomatie, les hôtels des Affaires étrangères, de la Marine et de la Guerre, construits en 1760-1762 à Versailles, sont adjacents et proches du château. Ils facilitent les échanges et la coopération entre les trois services.
Sous le roi Louis XV, un service secret royal, le « secret du Roi » rend compte directement au souverain, à l’insu de tous, y compris du ministère des Affaires étrangères. Autant instrument de la diplomatie secrète avec les adversaires officiels que moyen de recueil clandestin, le « secret du Roi » prépare pendant plusieurs années un débarquement en Angleterre dans ses moindres détails, l’un de ses agents, le chevalier d’Eon, étant passé à la postérité com...