Dans la soirĂ©e du 28 au 29 mai 1797, câest-Ă -dire au moment oĂč sa glorieuse campagne dâItalie terminĂ©e, Bonaparte trĂŽne avec JosĂ©phine Ă Montebello, entourĂ© des ministres des puissances Ă©trangĂšres ; oĂč les chevaux de Corinthe descendant du DĂŽme et le lion de Saint-Marc tombant de sa colonne, partent pour Paris ; oĂč Pichegru, mis en disponibilitĂ© sur de vagues soupçons, vient dâĂȘtre nommĂ© prĂ©sident des Cinq-Cents, et BarbĂ©-Marbois prĂ©sident des Anciens, un cavalier qui voyageait, comme dit Virgile, sous le silence amical de la lune, per amica silentia lunae, et qui suivait, au trot dâun vigoureux cheval, la route de MĂącon Ă Bourg, quitta cette route un peu au-dessus du village de Pollias, sauta ou plutĂŽt fit sauter Ă son cheval le fossĂ© qui le sĂ©parait des terres en culture, et suivit pendant cinq cents mĂštres environ les bords de la riviĂšre de Veyle, oĂč il nâĂ©tait exposĂ© Ă rencontrer ni village ni voyageur. LĂ , ne craignant plus sans doute dâĂȘtre reconnu ou remarquĂ©, il laissa glisser son manteau, qui, de ses Ă©paules, tomba sur la croupe de son cheval, et, dans ce mouvement, mit Ă dĂ©couvert une ceinture garnie de deux pistolets et dâun couteau de chasse. Puis il souleva son chapeau, et essuya son front ruisselant de sueur. On put voir alors que ce voyageur Ă©tait un jeune homme de vingt-huit Ă vingt-neuf ans, beau, Ă©lĂ©gant et de haute mine, et tout prĂȘt Ă repousser la force par la force, si lâon avait lâimprudence de lâattaquer.
Et sous ce rapport, la prĂ©caution qui lui avait fait passer Ă sa ceinture une paire de pistolets, dont on eĂ»t pu voir la pareille dans ses fontes, nâĂ©tait point inutile. La rĂ©action thermidorienne, Ă©crasĂ©e Ă Paris le 13 vendĂ©miaire, sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©e en province, et lĂ , avait pris des proportions gigantesques. Lyon Ă©tait devenu sa capitale ; dâun cĂŽtĂ©, par NĂźmes, elle Ă©tendait la main jusquâĂ Marseille, et, de lâautre, par Bourg-en-Bresse jusquâĂ Besançon. Pour voir oĂč en Ă©tait cette rĂ©action, nous renverrions bien le lecteur Ă notre roman des « Compagnons de JĂ©hu », ou aux « Souvenirs de la RĂ©volution et de lâEmpire », de Charles Nodier ; mais le lecteur nâaurait probablement ni lâun ni lâautre de ces deux ouvrages sous la main, et il nous paraĂźt plus court de les reproduire ici.
Il ne faut pas sâĂ©tonner que la rĂ©action thermidorienne, Ă©crasĂ©e dans la premiĂšre capitale de la France, ait Ă©lu domicile dans la seconde et ait eu ses ramifications Ă Marseille et Ă Besançon. On sait ce quâavait souffert Lyon, aprĂšs sa rĂ©volte : la guillotine eĂ»t Ă©tĂ© trop lente. Collet dâHerbois et FouchĂ© mitraillĂšrent. Il y eut Ă cette Ă©poque bien peu de familles du haut commerce ou de la noblesse qui nâeussent pas perdu quelquâun des leurs. Eh bien ! ce pĂšre, ce frĂšre, ce fils perdu, lâheure Ă©tait venue de le venger et on le vengeait, ostensiblement, publiquement au grand jour. « Câest toi qui as causĂ© la mort de mon fils, de mon frĂšre et de mon pĂšre ! » disait-on au dĂ©nonciateur, et on le frappait.
« La thĂ©orie du meurtre, dit Nodier, Ă©tait montĂ©e dans les hautes classes. Il y avait dans les salons des secrets de mort qui Ă©pouvanteraient les bagnes. On faisait Charlemagne Ă la bouillotte pour une partie dâextermination, et lâon ne prenait pas la peine de parler bas pour dire quâon allait tuer quelquâun. Les femmes, douces mĂ©diatrices de toutes les passions de lâhomme, avaient pris une part offensive dans ces horribles dĂ©bats. Depuis que dâexĂ©crables mĂ©gĂšres ne portaient plus de guillotines en boucles dâoreilles, dâadorables furies, comme eĂ»t dit Corneille, portaient un poignard en Ă©pingle. Quand vous opposiez quelques objections de sentiment Ă ces Ă©pouvantables excĂšs, on vous menait aux Brotteaux, on vous faisait marcher malgrĂ© vous sur cette terre Ă©lastique et rebondissante, et lâon vous disait : « Câest lĂ que sont nos parents. » Quel tableau que celui de ces jours dâexception dont le caractĂšre indĂ©finissable et sans nom ne peut sâexprimer que par les faits eux-mĂȘmes, tant la parole est impuissante pour rendre cette confusion inouĂŻe des idĂ©es les plus antipathiques, cette alliance des formes les plus Ă©lĂ©gantes et des plus implacables fureurs, cette transaction effrĂ©nĂ©e des doctrines de lâhumanitĂ© et des actes des anthropophages ! Comment faire comprendre ce temps impossible oĂč les cachots ne protĂ©geaient pas le prisonnier, oĂč le bourreau qui venait chercher sa victime sâĂ©tonnait dâavoir Ă©tĂ© devancĂ© par lâassassin, ce long 2 septembre renouvelĂ© tous les jours par dâadmirables jeunes gens qui sortaient dâun bal et se faisaient attendre dans un boudoir ?
» Ce que câĂ©tait, il faut le dire, câĂ©tait une monomanie endĂ©mique, un besoin de furie et dâĂ©gorgement Ă©clos sous les ailes des harpies rĂ©volutionnaires ; un appĂ©tit de larcin aiguisĂ© par les confiscations, une soif de sang enflammĂ©e par la vue du sang. CâĂ©tait la frĂ©nĂ©sie dâune gĂ©nĂ©ration nourrie, comme Achille, de la moelle des bĂȘtes fĂ©roces ; qui nâavait plus de types et dâidĂ©alitĂ© devant elle que les brigands de Schiller et les francs juges du Moyen Ăge. CâĂ©tait lâĂąpre et irrĂ©sistible nĂ©cessitĂ© de recommencer la sociĂ©tĂ© par le crime comme elle avait fini. CâĂ©tait ce quâenvoie toujours, dans les temps marquĂ©s, lâesprit des compensations Ă©ternelles, les titans aprĂšs le chaos, Python aprĂšs le dĂ©luge, une nuĂ©e de vautours aprĂšs le carnage ; cet infaillible talion de flĂ©aux inexplicables qui acquitte la mort par la mort, qui demande le cadavre pour le cadavre, qui se paie avec usure et que lâĂcriture elle-mĂȘme a comptĂ© parmi les trĂ©sors de la Providence.
» La composition inopinĂ©e de ces bandes, dont on ignora dâabord le but, offrait bien un peu de ce mĂ©lange inĂ©vitable dâĂ©tats, de conditions, de personnes, quâon remarque dans tous les partis, dans toutes les bandes qui se ruent au travers dâune sociĂ©tĂ© en dĂ©sordre ; mais il y en avait moins lĂ quâil nâen fut jamais ailleurs. La partie des classes infĂ©rieures qui y prenait part, ne manquait pas de ce vernis de maniĂšres que donnent les vices dispendieux ; populace aristocrate qui courait de dĂ©bauches en dĂ©bauches et dâexcĂšs en excĂšs, aprĂšs lâaristocratie de nom et de fortune, comme pour prouver quâil nây a rien de plus facile Ă outrepasser que le mauvais exemple. Le reste couvrait sous des formes plus Ă©lĂ©gantes une dĂ©pravation plus odieuse, parce quâelle avait eu Ă briser le frein des biensĂ©ances et de lâĂ©ducation. On nâavait jamais vu tant dâassassins en bas de soie ; et lâon se tromperait fort si lâon sâimaginait que le luxe des mĆurs fĂ»t lĂ en raison opposĂ©e de la fĂ©rocitĂ© des caractĂšres. La rage nâavait pas moins dâaccĂšs impitoyables dans lâhomme du monde que dans lâhomme du peuple, et lâon nâaurait point trouvĂ© la mort moins cruelle en raffinements sous le poignard des petits-maĂźtres que sous le couteau du boucher.
» La classe proscrite sâĂ©tait dâabord jetĂ©e avec empressement dans les prisons, pour y chercher un asile. Quand cette triste sauvegarde de lâinfortune eut Ă©tĂ© violĂ©e, comme tout ce quâil y avait de sacrĂ© chez les hommes, comme les temples, comme les tombeaux, lâadministration essaya de pourvoir Ă la sĂ»retĂ© des victimes en les dĂ©paysant. Pour les soustraire au moins Ă lâaction des vengeances particuliĂšres, on les envoyait Ă vingt, Ă trente lieues de leurs femmes et de leurs enfants, parmi des populations dont elles nâĂ©taient connues ni par leurs noms ni par leurs actes. La caravane fatale ne faisait que changer de sĂ©pulture. Ces associĂ©s de la mort se livraient leur proie par Ă©change dâun dĂ©partement Ă lâautre avec la rĂ©gularitĂ© du commerce. Jamais la rĂ©gularitĂ© des affaires ne fut portĂ©e aussi loin que dans cette horrible comptabilitĂ©. Jamais une de ces traites barbares qui se payaient en tĂȘtes dâhommes ne fut protestĂ©e Ă lâĂ©chĂ©ance. AussitĂŽt que la lettre de voiture Ă©tait arrivĂ©e, on balançait froidement le doit et lâavoir ; on portait les crĂ©ances en avances et le mandat de sang Ă©tait soldĂ© Ă vue.
» CâĂ©tait un spectacle dont la seule idĂ©e rĂ©volte lâĂąme, et qui se renouvelait souvent. Quâon se reprĂ©sente une de ces longues charrettes Ă ridelles sur lesquelles on entasse les veaux pour la boucherie, et, lĂ , pressĂ©s confusĂ©ment, les pieds et les mains fortement nouĂ©s de cordes, la tĂȘte pendante et battue par les cahots, la poitrine haletante de fatigue, de dĂ©sespoir et de terreur, des hommes dont le plus grand crime Ă©tait presque toujours une folle exaltation dissipĂ©e en paroles menaçantes. Oh ! ne pensez pas quâon leur eĂ»t mĂ©nagĂ©, Ă leur entrĂ©e, ni le repas libre des martyrs, ni les honneurs expiatoires du sacrifice, ni mĂȘme la vaine expiation dâopposer un moment une rĂ©sistance impossible Ă une attaque sans pĂ©ril, comme aux arĂšnes de Constance et de Gallus ! Le massacre les surprenait immobiles ; on les Ă©gorgeait dans leurs liens, et lâassommoir, rouge de sang, retentissait encore longtemps sur des corps qui ne sentaient plus. »
Nodier avait vu et mâa nommĂ© un vieillard septuagĂ©naire, connu par la douceur de ses habitudes et par cette politesse maniĂ©rĂ©e qui passe avant toutes les autres qualitĂ©s dans les salons de provinces ; un de ces hommes de bon ton, dont lâespĂšce commence Ă se perdre, et qui Ă©taient allĂ©s une fois Ă Paris pour faire leur cour aux ministres et pour assister au jeu et Ă la chasse du roi, mais qui devaient Ă ce souvenir privilĂ©giĂ© lâavantage de dĂźner de temps en temps chez lâintendant, et de donner leur avis dans les cĂ©rĂ©monies importantes sur une question dâĂ©tiquette. Nodier lâavait vu, tandis que des femmes regardaient, paisibles, portant entre les bras leurs enfants qui battaient des mains, Nodier lâavait vu, et je rapporte les propres termes dont il sâest servi, « fatiguer son bras dĂ©bile Ă frapper dâun petit jonc Ă pomme dâor un cadavre oĂč les assassins avaient oubliĂ© dâĂ©teindre le dernier souffle de la vie, et qui venait de trahir son agonie tardive par une derniĂšre convulsion ».
Et maintenant que nous avons essayĂ© de faire comprendre lâĂ©tat du pays que le voyageur traversait, on ne sâĂ©tonnera plus des prĂ©cautions quâil avait prises pour le traverser, ni de lâattention quâil donnait Ă chaque accident dâune contrĂ©e qui, au reste, paraissait lui ĂȘtre complĂštement inconnue. En effet, Ă peine suivait-il depuis une demi-lieue les bords de la Veyle, quâil arrĂȘta son cheval, se dressa sur ses Ă©triers, et, se penchant sur sa selle, essaya de percer lâobscuritĂ© devenue plus grande par le passage dâun nuage sur la lune. Il commençait Ă dĂ©sespĂ©rer de trouver son chemin sans recouvrir Ă prendre un guide, soit Ă Montech, soit Ă Saint-Denis, quand une voix qui semblait sortir de la riviĂšre le fit tressaillir, tant elle Ă©tait inattendue. Cette voix disait du ton le plus cordial :
â Peut-on vous ĂȘtre bon Ă quelque chose, citoyen ?
â Ah ! par ma foi, oui, rĂ©pondit le voyageur, et, comme je ne puis aller vous trouver, ne sachant pas oĂč vous ĂȘtes, vous seriez bien aimable de venir me trouver, puisque vous savez oĂč je suis.
Et tout en prononçant ces paroles, il recouvrit de son manteau et la crosse de ses pistolets, et la main qui caressait une de ces crosses.
