ARGUMENT. â Renaud entend raconter deux nouvelles, lâune contre les femmes, lâautre contre les hommes qui se laissent vaincre par lâignoble passion de lâavarice. AprĂšs un long chemin sur terre et sur mer, Renaud arrive Ă LampĂ©duse, au moment oĂč venait de se terminer le combat entre les paladins et les paĂŻens. Ils descendent tous en Sicile et, sur la plage dâAgrigente, ils rendent les derniers honneurs aux dĂ©pouilles mortelles de Brandimart. De lĂ , ils vont Ă lâermitage oĂč est Roger, devenu dĂ©jĂ chrĂ©tien. Le bon ermite rend la santĂ© Ă Olivier et Ă Sobrin qui se fait aussi baptiser.
Ă exĂ©crable avarice, ĂŽ insatiable soif de lâor, je ne mâĂ©tonne pas que tu puisses si facilement tâemparer dâune Ăąme vile et dĂ©jĂ souillĂ©e dâautres vices ; mais ce que je ne puis comprendre, câest que tu tiennes dans tes liens, que tu dĂ©chires de ton mĂȘme ongle crochu ceux qui, par leur grandeur dâĂąme, auraient mĂ©ritĂ© une Ă©ternelle gloire, sâils avaient pu Ă©chapper Ă ton atteinte.
Celui-ci mesure la terre, la mer et le ciel ; il connaĂźt Ă fond les causes et les effets de toutes les forces de la nature ; il va jusquâĂ scruter les volontĂ©s de Dieu. Mais sâil vient Ă ĂȘtre mordu de ton venin mortel, il nâa plus dâautre souci que dâentasser des trĂ©sors. Cette seule pensĂ©e le domine ; il y place tout son salut, toute son espĂ©rance.
Celui-lĂ met les armĂ©es en dĂ©route, et force les portes des villes de guerre. On le voit, cĆur intrĂ©pide, se jeter le premier dans les aventures pĂ©rilleuses, et sâen retirer le dernier. Mais il ne peut Ă©viter dâĂȘtre pris pour le reste de ses jours dans tes filets tĂ©nĂ©breux. Combien dâautres, qui se seraient illustrĂ©s dans les arts et dans les sciences, nâas-tu pas plongĂ©s dans lâobscuritĂ© !
Et que dirai-je de certaines belles et grandes dames ? Pendant longtemps, je les vois garder Ă leurs amants une fidĂ©litĂ© plus ferme, plus inĂ©branlable quâune colonne. Mais voici venir lâAvarice qui semble les transformer comme par enchantement. En un jour, qui le croirait ? elle les jette, sans amour, en proie Ă un vieillard, Ă un scĂ©lĂ©rat, Ă un monstre.
Ce nâest pas sans raison que je mâen indigne ; mâentende qui pourra ; pour moi, je mâentends bien. Dans tous les cas, je ne mâĂ©carte pas de mon sujet, et je nâoublie pas le thĂšme de mon chant. Mais je ne veux rien ajouter Ă ce que je viens de vous dire, pas plus quâĂ ce que je vais vous raconter. Revenons au paladin qui avait Ă©tĂ© sur le point dâessayer la vertu de la coupe.
Je vous disais quâau moment dây porter les lĂšvres, une pensĂ©e lui Ă©tait venue. AprĂšs avoir un instant rĂ©flĂ©chi, il dit : « Bien fol serait celui qui chercherait Ă savoir ce quâil serait trĂšs fĂąchĂ© dâapprendre. Ma femme est femme, et toute femme est faible. Gardons ma croyance sur elle telle quâelle est. Jusquâici, je mâen suis bien trouvĂ© ; que gagnerais-je Ă vouloir en faire lâĂ©preuve ?
» Cela me servirait Ă peu de chose, et pourrait mâĂȘtre trĂšs dĂ©sagrĂ©able. Il en coĂ»te parfois de tenter Dieu. Je ne sais si en cela je suis sage ou imprudent, mais je ne veux pas en savoir davantage. Quâon ĂŽte donc ce vin de devant moi ; je nâai pas soif, et je ne veux pas que lâenvie me vienne de boire. Dieu a interdit ces sortes dâexpĂ©riences aussi expressĂ©ment que la science de lâarbre de la vie Ă notre premier pĂšre.
» De mĂȘme quâAdam, aprĂšs quâil eut goĂ»tĂ© au fruit que Dieu lui-mĂȘme lui avait dĂ©fendu, vit son bonheur se changer en larmes, et fut obligĂ© de gĂ©mir Ă jamais sur sa propre misĂšre, ainsi lâhomme qui veut savoir tout ce que sa femme fait ou dit, risque de passer de la joie dans les pleurs, et de ne plus retrouver sa tranquillitĂ© premiĂšre. »
Ainsi dit le brave Renaud et, comme il repoussait loin de lui la coupe pour laquelle il montrait tant de rĂ©pugnance, il vit un ruisseau de larmes sâĂ©chapper abondamment des yeux du chĂątelain. Quand il se fut un peu calmĂ©, ce dernier dit Ă son tour : « Maudit soit celui qui mâengagea Ă tenter lâĂ©preuve ! HĂ©las ! il est cause que jâai perdu ma douce compagne !
» Que ne tâai-je connu dix ans plus tĂŽt ! Que nâai-je pu te demander conseil avant que mes malheurs aient commencĂ© ! Je nâaurais pas versĂ© tant de pleurs que jâen suis presque aveugle. Mais levons-nous de table. Tu vois ma douleur et tu y compatis. Je veux te raconter la cause et lâorigine de mon infortune sans pareille.
» Tu as passĂ© prĂšs dâune citĂ© voisine de ce chĂąteau ; tout autour dâelle sâĂ©tend comme un lac un fleuve qui prend son origine du lac de Benaco, et qui va se jeter dans le PĂŽ. Cette citĂ© sâĂ©leva sur les ruines de celle qui avait Ă©tĂ© fondĂ©e par le fils dâAgĂ©nor avec les dents du dragon. Câest lĂ que je naquis dâune famille trĂšs honorable, mais sous un humble toit, et au sein de la pauvretĂ©.
» Si la Fortune nâeut pas assez souci de moi pour me donner la richesse due Ă ma naissance, la nature y supplĂ©a en me douant dâune beautĂ© fort au-dessus de celle des gens de ma condition. Bien quâil soit ridicule Ă un homme de se vanter lui-mĂȘme, je puis dire que, dans ma jeunesse, jâai vu dames et damoiselles sâĂ©prendre de ma figure et de mes belles maniĂšres.
» Il y avait dans notre citĂ© un homme sage, et savant au delĂ de toute croyance. Il comptait cent vingt ans accomplis, quand ses yeux se fermĂšrent Ă la lumiĂšre. Il avait passĂ© toute sa vie seul et sauvage ; mais, dans son extrĂȘme vieillesse, fĂ©ru dâamour pour une belle matrone, il lâavait obtenue Ă prix dâargent, et en avait eu secrĂštement une fille.
» Pour Ă©viter que la fille ne fĂźt comme sa mĂšre, qui pour de lâargent avait vendu sa chastetĂ©, bien prĂ©cieux que tout lâor du monde ne saurait payer Ă sa valeur, il rĂ©solut de la soustraire au contact populaire. Choisissant le lieu qui lui parut le plus solitaire, il y fit bĂątir ce palais si ample et si riche, de la main de dĂ©mons Ă©voquĂ©s par ses enchantements.
» Il fit Ă©lever sa fille par de vieilles femmes rĂ©putĂ©es pour leur chastetĂ©. Celle-ci devint par la suite dâune grande beautĂ©. Non seulement son pĂšre ne permit pas quâon lui laissĂąt apercevoir un homme, mais il dĂ©fendit quâon en prononçùt le nom devant elle. Afin de lui mettre un continuel exemple sous les yeux, il fit sculpter ou peindre lâimage de toutes les dames qui ont su rĂ©sister Ă un amour coupable.
» Il ne se borna pas Ă faire reprĂ©senter celles qui par leur vertu ont Ă©tĂ© lâhonneur des premiers Ăąges, et dont lâhistoire ancienne a consacrĂ© Ă jamais la renommĂ©e ; il voulut aussi y faire figurer les dames dont les mĆurs pudiques devaient dans lâavenir illustrer lâItalie. En raison de leur belle conduite, il fit Ă©lever leur statue, comme les huit que tu vois autour de cette fontaine.
» Quand le vieillard jugea que sa fille Ă©tait un fruit assez mĂ»r pour que lâhomme pĂ»t le cueillir, je fus, soit malechance, soit hasard, choisi entre tous par lui comme le plus digne. Outre ce beau chĂąteau, tous les champs, tous les Ă©tangs Ă vingt milles Ă la ronde me furent donnĂ©s comme dot de sa fille.
» Celle-ci Ă©tait aussi belle et aussi bien Ă©levĂ©e quâon pĂ»t le dĂ©sirer. Elle surpassait Pallas pour les travaux Ă lâaiguille et la broderie ; Ă la voir marcher, Ă lâentendre parler ou chanter, on aurait dit une dĂ©esse, et non une mortelle. Elle Ă©tait presque aussi versĂ©e que son pĂšre dans tous les arts libĂ©raux.
» Ă cette haute intelligence, Ă cette beautĂ© non moindre qui aurait sĂ©duit les rochers eux-mĂȘmes, elle joignait une sensibilitĂ©, une douceur de caractĂšre dont je ne puis me souvenir sans sentir le cĆur me manquer. Elle nâavait pas de plus grand plaisir, de plus vive satisfaction que dâĂȘtre auprĂšs de moi partout et toujours. Nous vĂ©cĂ»mes longtemps ensemble sans avoir la moindre querelle, mais, Ă la fin, cette paix intĂ©rieure fut troublĂ©e, et par ma faute.
» Il y avait cinq ans que jâavais mis mon cou sous le nĆud conjugal, lorsque mon beau-pĂšre mourut. Cette mort fut comme le signal des malheurs dont je ressens encore le contre-coup. Je te dirai comment. Pendant que je me renfermais ainsi dans lâamour de celle dont je viens de te faire un tel Ă©loge, une noble dame du pays sâĂ©prit de moi autant quâon peut sâĂ©prendre.
» Elle en savait, en fait dâenchantements et de malĂ©fices, autant que pas une magicienne. Elle aurait pu rendre la nuit lumineuse et le jour obscur, arrĂȘter le soleil et faire marcher la terre. Cependant elle ne put parvenir Ă ce que je consentisse Ă poser sur sa blessure dâamour le remĂšde que je nâaurais pu lui donner sans offenser souverainement ma femme.
» Non pas quâelle ne fĂ»t trĂšs gente et trĂšs belle dame, non pas que jâignorasse quâelle mâaimait Ă ce point ; mais ni ses offres, ni ses promesses, ni ses obsessions continuelles ne purent jamais dĂ©tourner Ă son profit une Ă©tincelle de lâamour que je portais Ă ma femme. La certitude que jâavais dans la fidĂ©litĂ© de cette derniĂšre mâempĂȘchait de songer Ă une autre quâelle.
» Lâespoir, la croyance, la certitude que jâavais dans la fidĂ©litĂ© de ma femme mâauraient fait dĂ©daigner toutes les beautĂ©s de la fille de LĂ©da, toutes les richesses offertes jadis au grand berger du mont Ida. Mais mes refus ne pouvaient me dĂ©barrasser de la poursuite de la magicienne.
» Un jour quâelle me rencontra hors du palais, la magicienne, qui se nommait MĂ©lisse, put me parler tout Ă son aise, et trouva le moyen de troubler la paix dont je jouissais. Elle chassa, avec lâĂ©peron de la jalousie, la foi que jâavais en ma femme. Elle commença par mâinsinuer que jâĂ©tais fidĂšle Ă qui ne lâĂ©tait pas envers moi.
« âTu ne peux pas â fit-elle â dire quâelle tâest fidĂšle, avant dâen avoir vu la preuve. De ce quâelle nâa point encore failli, tu crois quâelle ne peut faillir, et quâelle est fidĂšle et chaste. Mais si tu ne la laisses jamais sortir sans toi, si tu ne lui permets jamais de voir un autre homme, dâoĂč te vient cette hardiesse dâaffirmer quâelle est chaste ?
» âAbsente-toi, absente-toi un peu de chez toi ; fais en sorte que les citadins et les villageois sachent que tu es parti et que ta femme est restĂ©e seule. Laisse le champ libre aux amants et aux messagers dâamour : si les priĂšres, si les cadeaux ne peuvent la pousser Ă souiller le lit nuptial, alors, tu pourras dire quâelle est fidĂšle.â
» Par de telles paroles et dâautres semblables, la magicienne poursuivit jusquâĂ ce quâelle eĂ»t Ă©veillĂ© eu moi le dĂ©sir de mettre Ă lâĂ©preuve la fidĂ©litĂ© de ma femme. âSupposons â lui dis-je alors â quâelle ne soit pas ce que je pense ; comment pourrai-je savoir dâune maniĂšre certaine si elle mĂ©rite le blĂąme ou lâĂ©loge ?â
» MĂ©lisse rĂ©pondit : âJe te donnerai une coupe qui possĂšde une rare et Ă©trange vertu. Morgane la fit autrefois, afin de prouver Ă son frĂšre la faute de Ginevra. Celui dont la femme est sage peut y boire ; mais celui dont la femme est une putain ne le peut, car le vin, au moment oĂč il croit le porter Ă sa bouche, sâĂ©chappe de la coupe, et se rĂ©pand sur sa poitrine.
» âAvant de partir tu en feras lâĂ©preuve, et je crois que cette fois tu pourras boire dâun trait. Je pense en effet que ta femme est encore innocente, et tu le verras bien. Mais si, Ă ton retour, tu tentes une nouvelle Ă©preuve, je ne rĂ©ponds pas que ta poitrine ne soit inondĂ©e. En tout cas, si tu ne la mouilles pas, si tu bois sans a obstacle, tu seras le plus fortunĂ© des maris.â
» Jâacceptai la proposition. MĂ©lisse me donna la coupe ; je fis lâexpĂ©rience en question et tout alla bien : je vis que ma chĂšre femme Ă©tait jusque-lĂ chaste et bonne. MĂ©lisse me dit : âMaintenant, laisse-la pendant quelque temps. Reste loin dâelle pendant un mois ou deux, puis reviens, et fais une nouvelle expĂ©rience avec la coupe. Tu verras alors si tu pourras boire, ou si tu te mouilleras la poitrine.â
» Il me sembla dur de quitter ma femme, non pas que je doutasse de sa fidĂ©litĂ©, mais il ne me semblait pas possible de mâen sĂ©parer, mĂȘme une heure. MĂ©lisse me dit : âJe te ferai connaĂźtre la vĂ©ritĂ© par dâautres moyens encore. Tu changeras de vĂȘtements, tu dĂ©guiseras ta voix et tu te prĂ©senteras Ă ta femme sous un visage dâemprunt.â
» Seigneur, il y a prĂšs dâici une citĂ© que le PĂŽ entoure et dĂ©fend, et qui Ă©tend sa juridiction jusquâaux rivages battus par le flux et le reflux de la mer. Si elle le cĂšde en antiquitĂ© Ă ses voisines, elle lutte avantageusement avec elles en richesses et en beautĂ©s. Elle fut fondĂ©e par les descendants des Troyens Ă©chappĂ©s Ă Attila, ce flĂ©au de Dieu.
» Cette ville est soumise Ă un jeune chevalier riche et beau. Un jour, entraĂźnĂ© Ă la chasse Ă la suite de son faucon, il entra dans ma demeure. Il vit ma femme, et dĂšs la premiĂšre entrevue elle lui plut tellement, quâil emporta son image gravĂ©e au cĆur. Depuis, il ne nĂ©gligea aucun moyen pour lâamener Ă satisfaire ses dĂ©sirs.
» Elle le repoussa si obstinĂ©ment, quâĂ la fin il se lassa de tenter de la sĂ©duire. Mais la beautĂ© quâAmour lui avait gravĂ©e au cĆur ne sortit pas de sa mĂ©moire. MĂ©lisse me pressa tellement, quâelle me fit consentir Ă prendre la figure de ce jeune chevalier. AussitĂŽt, et sans que je sache te dire comment, elle changea complĂštement mon visage, ma voix et mes cheveux.
» Jâavais auparavant fait semblant, devant ma femme, de partir pour le Levant. Ayant ainsi pris la dĂ©marche, la voix, les vĂȘtements et la physionomie du jeune amoureux, je mâen revins chez moi, accompagnĂ© de MĂ©lisse, qui sâĂ©tait elle-mĂȘme transformĂ©e en jeune domestique. Elle avait portĂ© avec elle les plus riches pierreries quâeussent jamais envoyĂ©es en Europe les Indiens ou les Eytriens[29].
» Moi qui connaissais les ĂȘtres de mon palais, jâentrai sans obstacle, suivi de MĂ©lisse, et je pĂ©nĂ©trai dâautant plus facilement prĂšs de ma femme, quâelle nâavait autour dâelle ni Ă©cuyer ni dame de compagnie. Je lui expose mes dĂ©sirs, et je mâefforce de la pousser Ă mal faire, en lui mettant sous les yeux les rubis, les diamants et les Ă©meraudes qui auraient Ă©branlĂ© les cĆurs les plus fermes.
» Et je lui dis que tous ces prĂ©sents Ă©taient peu de chose comparĂ©s Ă ceux quâelle devait attendre de moi. Puis je lui parle de la facilitĂ© quâelle a, grĂące Ă lâabsence de son mari. Je lui rappelle que depuis longtemps je lâaime, et quâelle le savait bien. Jâajoute quâun amour si fidĂšle est digne de recevoir enfin quelque rĂ©compense.
» Ma femme montra tout dâabord un grand courroux ; elle rougit et ne voulut pas en Ă©couter davantage. Mais, Ă lâaspect des belles pierreries qui lançaient des Ă©tincelles comme si câeĂ»t Ă©tĂ© du feu, son cĆur sâamollit peu Ă peu. Dâun ton bref et saccadĂ©, que je ne puis me rappeler sans sentir la vie mâabandonner, elle me dit quâelle satisferait Ă mes dĂ©sirs, si elle croyait que personne ne le saurait jamais.
» Cette rĂ©ponse fut comme un trait empoisonnĂ© dont je me sentis lâĂąme transpercĂ©e ; je sentis un froid glacial se rĂ©pandre dans mes veines, et pĂ©nĂ©trer jusquâau fond de mes os. Ma voix hĂ©sita dans ma gorge. Levant alors le voile de lâenchantement, MĂ©lisse me rendit ma forme premiĂšre. Pense de quelle couleur dut devenir ma femme, en se trouvant surprise par moi en une faute si grande !
» Nous devĂźnmes tous deux couleur de la mort ; tous deux nous restions les yeux baissĂ©s. Ma langue Ă©tait tellement paralysĂ©e, que câest Ă peine si je pus crier : âFemme, tu me trahirais donc, si tu trouvais quelquâun pour acheter mon honneur ?â Elle ne put me faire dâautre rĂ©ponse que dâinonder ses joues de larmes.
» Elle avait beaucoup de honte, mais encore plus de dĂ©pit de voir que je lui avais fait un tel affront. Le dĂ©pit, montant bientĂŽt jusquâĂ la rage, ne tarda pas Ă se changer en haine profonde. AussitĂŽt elle prend la rĂ©solution de fuir loin de moi, et, Ă lâheure oĂč le soleil descend de son char, elle court au fleuve et, se jetant dans une barque, elle en descend le cours pendant toute la nuit.
» Le matin, elle se prĂ©sente devant le chevalier qui lâavait autrefois aimĂ©e, et dont jâavais empruntĂ© le visage et la ressemblance pour la tenter. Le chevalier lâaimait toujours, et tu peux croire si son arrivĂ©e lui fut agrĂ©able. De lĂ , elle me fit dire que je ne devais plus espĂ©rer quâelle mâappartĂźnt, ni quâelle mâaimĂąt jamais plus.
» HĂ©las ! depuis ce jour elle demeure avec lui, vivant dans les plaisirs, et se raillant de moi ; et moi je languis encore du mal que je me suis fait Ă moi-mĂȘme, et je ne puis rester en place. Mon mal croĂźt sans cesse, et il est juste que jâen meure. Il y a, du reste, peu Ă faire pour cela. Je crois bien que je serais mort avant la fin de la premiĂšre annĂ©e, si une chose ne mâapportait quelque consolation.
» Cette consolation, la voici : parmi tous ceux qui se sont assis sous mon toit depuis dix ans â et je leur ai prĂ©sentĂ© la coupe Ă tous â il nâen est pas un dont la poitrine nâait Ă©tĂ© inondĂ©e. Câest pour moi une sorte de soulagement que dâavoir tant de compagnons dans mon infortune. Toi seul, parmi tant dâautres, tu tâes montrĂ© sage, en refusant de faire la pĂ©rilleuse expĂ©rience.
» Quant Ă moi, pour avoir voulu en savoir plus quâon nâen doit chercher Ă savoir au sujet de sa femme, jâai perdu le repos pour toute ma vie, longue ou courte. Tout dâabord MĂ©lisse se rĂ©jouit de lâaventure, mais sa joie fut de peu de durĂ©e. Comme elle Ă©tait la cause de mon malheur, je la pris en une telle haine, que je ne pouvais plus la voir.
» Elle avait cru prendre auprĂšs de moi la place de ma femme, une fois que celle-ci serait partie, mais elle finit par sâimpatienter dâĂȘtre haĂŻe de moi, quâelle disait aimer plus que sa vie, et, pour fuir un tourment inutile, elle ne tarda pas Ă quitter ces lieux et Ă abandonner le pays. Depuis, on nâen a plus entendu parler. »
Ainsi narrait le triste chevalier. Quand il eut fini son histoire, Renaud resta quelque temps pensif, vaincu de pitiĂ©, puis il lui fit cette rĂ©ponse : « En vĂ©ritĂ©, MĂ©lisse te donna un aussi mauvais conseil que si elle tâavait proposĂ© dâaller visiter un essaim de guĂȘpes, et toi tu fus peu avisĂ© dâaller chercher ce que tu aurais Ă©tĂ© trĂšs fĂąchĂ© de trouver.
» Si la cupiditĂ© a poussĂ© ta femme Ă te manquer de fidĂ©litĂ©, ne tâen Ă©tonne pas : ce nâest pas la premiĂšre, ni la cinquiĂšme qui ait succombĂ© en un si grand combat. Il en est de plus vertueuses qui, pour un moindre prix, se laisseraient entraĂźner Ă des actes plus coupables encore. Combien dâhommes nâas-tu pas entendu accuser dâavoir pour de lâor trahi leurs maĂźtres ou leurs amis ?
» Tu ne devais pas lâattaquer avec de si puissantes armes, si tu voulais la voir rĂ©sister. Ne sais-tu pas que, contre lâor, le marbre et lâacier le plus dur ne peuvent tenir ? Tu as Ă©tĂ©, Ă mon avis, plus coupable en essayant de la tenter, quâelle en succombant si vite. Si câeĂ»t Ă©tĂ© elle qui tâeĂ»t tentĂ©, je ne sais si tu aurais ...