Roland Furieux - Tome 2
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Roland Furieux - Tome 2

Ludovico Ariosto

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Ludovico Ariosto

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Orlando Furioso, ou Roland furieux est un poeme épique de quarante six chants, écrit par Ludovico Ariosto, dit en français l'Arioste, datant du début du XVIe siecle. L'action, extremement complexe et qui passe en revue tous les registres du tragique au burlesque, se déroule sur fond de lutte entre Chrétiens et Sarrasins. Roland devenu fou de n'etre pas aimé par la belle Angélique, les armées chrétiennes risquent, par l'absence de leur champion, de perdre la France, mais la raison perdue par Roland est retrouvée sur la Lune par Astolphe et rendue a son propriétaire, lui permettant ainsi de reprendre sa place parmi les chrétiens. Parallelement, une autre histoire nous raconte les amours de Roger, champion du camp sarrasin et de la guerriere chrétienne Bradamante. Ces deux trames sont entrelacées a l'épopée de la guerre entre Charlemagne et Agramant roi d'Afrique, au siege de Paris par les Maures puis a la défaite finale de ces derniers.

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Information

Publisher
Booklassic
ISBN
9789635258864

Chant XLIII

ARGUMENT. – Renaud entend raconter deux nouvelles, l’une contre les femmes, l’autre contre les hommes qui se laissent vaincre par l’ignoble passion de l’avarice. AprĂšs un long chemin sur terre et sur mer, Renaud arrive Ă  LampĂ©duse, au moment oĂč venait de se terminer le combat entre les paladins et les paĂŻens. Ils descendent tous en Sicile et, sur la plage d’Agrigente, ils rendent les derniers honneurs aux dĂ©pouilles mortelles de Brandimart. De lĂ , ils vont Ă  l’ermitage oĂč est Roger, devenu dĂ©jĂ  chrĂ©tien. Le bon ermite rend la santĂ© Ă  Olivier et Ă  Sobrin qui se fait aussi baptiser.
Ô exĂ©crable avarice, ĂŽ insatiable soif de l’or, je ne m’étonne pas que tu puisses si facilement t’emparer d’une Ăąme vile et dĂ©jĂ  souillĂ©e d’autres vices ; mais ce que je ne puis comprendre, c’est que tu tiennes dans tes liens, que tu dĂ©chires de ton mĂȘme ongle crochu ceux qui, par leur grandeur d’ñme, auraient mĂ©ritĂ© une Ă©ternelle gloire, s’ils avaient pu Ă©chapper Ă  ton atteinte.
Celui-ci mesure la terre, la mer et le ciel ; il connaĂźt Ă  fond les causes et les effets de toutes les forces de la nature ; il va jusqu’à scruter les volontĂ©s de Dieu. Mais s’il vient Ă  ĂȘtre mordu de ton venin mortel, il n’a plus d’autre souci que d’entasser des trĂ©sors. Cette seule pensĂ©e le domine ; il y place tout son salut, toute son espĂ©rance.
Celui-lĂ  met les armĂ©es en dĂ©route, et force les portes des villes de guerre. On le voit, cƓur intrĂ©pide, se jeter le premier dans les aventures pĂ©rilleuses, et s’en retirer le dernier. Mais il ne peut Ă©viter d’ĂȘtre pris pour le reste de ses jours dans tes filets tĂ©nĂ©breux. Combien d’autres, qui se seraient illustrĂ©s dans les arts et dans les sciences, n’as-tu pas plongĂ©s dans l’obscuritĂ© !
Et que dirai-je de certaines belles et grandes dames ? Pendant longtemps, je les vois garder Ă  leurs amants une fidĂ©litĂ© plus ferme, plus inĂ©branlable qu’une colonne. Mais voici venir l’Avarice qui semble les transformer comme par enchantement. En un jour, qui le croirait ? elle les jette, sans amour, en proie Ă  un vieillard, Ă  un scĂ©lĂ©rat, Ă  un monstre.
Ce n’est pas sans raison que je m’en indigne ; m’entende qui pourra ; pour moi, je m’entends bien. Dans tous les cas, je ne m’écarte pas de mon sujet, et je n’oublie pas le thĂšme de mon chant. Mais je ne veux rien ajouter Ă  ce que je viens de vous dire, pas plus qu’à ce que je vais vous raconter. Revenons au paladin qui avait Ă©tĂ© sur le point d’essayer la vertu de la coupe.
Je vous disais qu’au moment d’y porter les lĂšvres, une pensĂ©e lui Ă©tait venue. AprĂšs avoir un instant rĂ©flĂ©chi, il dit : « Bien fol serait celui qui chercherait Ă  savoir ce qu’il serait trĂšs fĂąchĂ© d’apprendre. Ma femme est femme, et toute femme est faible. Gardons ma croyance sur elle telle qu’elle est. Jusqu’ici, je m’en suis bien trouvĂ© ; que gagnerais-je Ă  vouloir en faire l’épreuve ?
» Cela me servirait Ă  peu de chose, et pourrait m’ĂȘtre trĂšs dĂ©sagrĂ©able. Il en coĂ»te parfois de tenter Dieu. Je ne sais si en cela je suis sage ou imprudent, mais je ne veux pas en savoir davantage. Qu’on ĂŽte donc ce vin de devant moi ; je n’ai pas soif, et je ne veux pas que l’envie me vienne de boire. Dieu a interdit ces sortes d’expĂ©riences aussi expressĂ©ment que la science de l’arbre de la vie Ă  notre premier pĂšre.
» De mĂȘme qu’Adam, aprĂšs qu’il eut goĂ»tĂ© au fruit que Dieu lui-mĂȘme lui avait dĂ©fendu, vit son bonheur se changer en larmes, et fut obligĂ© de gĂ©mir Ă  jamais sur sa propre misĂšre, ainsi l’homme qui veut savoir tout ce que sa femme fait ou dit, risque de passer de la joie dans les pleurs, et de ne plus retrouver sa tranquillitĂ© premiĂšre. »
Ainsi dit le brave Renaud et, comme il repoussait loin de lui la coupe pour laquelle il montrait tant de rĂ©pugnance, il vit un ruisseau de larmes s’échapper abondamment des yeux du chĂątelain. Quand il se fut un peu calmĂ©, ce dernier dit Ă  son tour : « Maudit soit celui qui m’engagea Ă  tenter l’épreuve ! HĂ©las ! il est cause que j’ai perdu ma douce compagne !
» Que ne t’ai-je connu dix ans plus tĂŽt ! Que n’ai-je pu te demander conseil avant que mes malheurs aient commencĂ© ! Je n’aurais pas versĂ© tant de pleurs que j’en suis presque aveugle. Mais levons-nous de table. Tu vois ma douleur et tu y compatis. Je veux te raconter la cause et l’origine de mon infortune sans pareille.
» Tu as passĂ© prĂšs d’une citĂ© voisine de ce chĂąteau ; tout autour d’elle s’étend comme un lac un fleuve qui prend son origine du lac de Benaco, et qui va se jeter dans le PĂŽ. Cette citĂ© s’éleva sur les ruines de celle qui avait Ă©tĂ© fondĂ©e par le fils d’AgĂ©nor avec les dents du dragon. C’est lĂ  que je naquis d’une famille trĂšs honorable, mais sous un humble toit, et au sein de la pauvretĂ©.
» Si la Fortune n’eut pas assez souci de moi pour me donner la richesse due Ă  ma naissance, la nature y supplĂ©a en me douant d’une beautĂ© fort au-dessus de celle des gens de ma condition. Bien qu’il soit ridicule Ă  un homme de se vanter lui-mĂȘme, je puis dire que, dans ma jeunesse, j’ai vu dames et damoiselles s’éprendre de ma figure et de mes belles maniĂšres.
» Il y avait dans notre citĂ© un homme sage, et savant au delĂ  de toute croyance. Il comptait cent vingt ans accomplis, quand ses yeux se fermĂšrent Ă  la lumiĂšre. Il avait passĂ© toute sa vie seul et sauvage ; mais, dans son extrĂȘme vieillesse, fĂ©ru d’amour pour une belle matrone, il l’avait obtenue Ă  prix d’argent, et en avait eu secrĂštement une fille.
» Pour Ă©viter que la fille ne fĂźt comme sa mĂšre, qui pour de l’argent avait vendu sa chastetĂ©, bien prĂ©cieux que tout l’or du monde ne saurait payer Ă  sa valeur, il rĂ©solut de la soustraire au contact populaire. Choisissant le lieu qui lui parut le plus solitaire, il y fit bĂątir ce palais si ample et si riche, de la main de dĂ©mons Ă©voquĂ©s par ses enchantements.
» Il fit Ă©lever sa fille par de vieilles femmes rĂ©putĂ©es pour leur chastetĂ©. Celle-ci devint par la suite d’une grande beautĂ©. Non seulement son pĂšre ne permit pas qu’on lui laissĂąt apercevoir un homme, mais il dĂ©fendit qu’on en prononçùt le nom devant elle. Afin de lui mettre un continuel exemple sous les yeux, il fit sculpter ou peindre l’image de toutes les dames qui ont su rĂ©sister Ă  un amour coupable.
» Il ne se borna pas Ă  faire reprĂ©senter celles qui par leur vertu ont Ă©tĂ© l’honneur des premiers Ăąges, et dont l’histoire ancienne a consacrĂ© Ă  jamais la renommĂ©e ; il voulut aussi y faire figurer les dames dont les mƓurs pudiques devaient dans l’avenir illustrer l’Italie. En raison de leur belle conduite, il fit Ă©lever leur statue, comme les huit que tu vois autour de cette fontaine.
» Quand le vieillard jugea que sa fille Ă©tait un fruit assez mĂ»r pour que l’homme pĂ»t le cueillir, je fus, soit malechance, soit hasard, choisi entre tous par lui comme le plus digne. Outre ce beau chĂąteau, tous les champs, tous les Ă©tangs Ă  vingt milles Ă  la ronde me furent donnĂ©s comme dot de sa fille.
» Celle-ci Ă©tait aussi belle et aussi bien Ă©levĂ©e qu’on pĂ»t le dĂ©sirer. Elle surpassait Pallas pour les travaux Ă  l’aiguille et la broderie ; Ă  la voir marcher, Ă  l’entendre parler ou chanter, on aurait dit une dĂ©esse, et non une mortelle. Elle Ă©tait presque aussi versĂ©e que son pĂšre dans tous les arts libĂ©raux.
» À cette haute intelligence, Ă  cette beautĂ© non moindre qui aurait sĂ©duit les rochers eux-mĂȘmes, elle joignait une sensibilitĂ©, une douceur de caractĂšre dont je ne puis me souvenir sans sentir le cƓur me manquer. Elle n’avait pas de plus grand plaisir, de plus vive satisfaction que d’ĂȘtre auprĂšs de moi partout et toujours. Nous vĂ©cĂ»mes longtemps ensemble sans avoir la moindre querelle, mais, Ă  la fin, cette paix intĂ©rieure fut troublĂ©e, et par ma faute.
» Il y avait cinq ans que j’avais mis mon cou sous le nƓud conjugal, lorsque mon beau-pĂšre mourut. Cette mort fut comme le signal des malheurs dont je ressens encore le contre-coup. Je te dirai comment. Pendant que je me renfermais ainsi dans l’amour de celle dont je viens de te faire un tel Ă©loge, une noble dame du pays s’éprit de moi autant qu’on peut s’éprendre.
» Elle en savait, en fait d’enchantements et de malĂ©fices, autant que pas une magicienne. Elle aurait pu rendre la nuit lumineuse et le jour obscur, arrĂȘter le soleil et faire marcher la terre. Cependant elle ne put parvenir Ă  ce que je consentisse Ă  poser sur sa blessure d’amour le remĂšde que je n’aurais pu lui donner sans offenser souverainement ma femme.
» Non pas qu’elle ne fĂ»t trĂšs gente et trĂšs belle dame, non pas que j’ignorasse qu’elle m’aimait Ă  ce point ; mais ni ses offres, ni ses promesses, ni ses obsessions continuelles ne purent jamais dĂ©tourner Ă  son profit une Ă©tincelle de l’amour que je portais Ă  ma femme. La certitude que j’avais dans la fidĂ©litĂ© de cette derniĂšre m’empĂȘchait de songer Ă  une autre qu’elle.
» L’espoir, la croyance, la certitude que j’avais dans la fidĂ©litĂ© de ma femme m’auraient fait dĂ©daigner toutes les beautĂ©s de la fille de LĂ©da, toutes les richesses offertes jadis au grand berger du mont Ida. Mais mes refus ne pouvaient me dĂ©barrasser de la poursuite de la magicienne.
» Un jour qu’elle me rencontra hors du palais, la magicienne, qui se nommait MĂ©lisse, put me parler tout Ă  son aise, et trouva le moyen de troubler la paix dont je jouissais. Elle chassa, avec l’éperon de la jalousie, la foi que j’avais en ma femme. Elle commença par m’insinuer que j’étais fidĂšle Ă  qui ne l’était pas envers moi.
« “Tu ne peux pas – fit-elle – dire qu’elle t’est fidĂšle, avant d’en avoir vu la preuve. De ce qu’elle n’a point encore failli, tu crois qu’elle ne peut faillir, et qu’elle est fidĂšle et chaste. Mais si tu ne la laisses jamais sortir sans toi, si tu ne lui permets jamais de voir un autre homme, d’oĂč te vient cette hardiesse d’affirmer qu’elle est chaste ?
» ”Absente-toi, absente-toi un peu de chez toi ; fais en sorte que les citadins et les villageois sachent que tu es parti et que ta femme est restĂ©e seule. Laisse le champ libre aux amants et aux messagers d’amour : si les priĂšres, si les cadeaux ne peuvent la pousser Ă  souiller le lit nuptial, alors, tu pourras dire qu’elle est fidĂšle.”
» Par de telles paroles et d’autres semblables, la magicienne poursuivit jusqu’à ce qu’elle eĂ»t Ă©veillĂ© eu moi le dĂ©sir de mettre Ă  l’épreuve la fidĂ©litĂ© de ma femme. “Supposons – lui dis-je alors – qu’elle ne soit pas ce que je pense ; comment pourrai-je savoir d’une maniĂšre certaine si elle mĂ©rite le blĂąme ou l’éloge ?”
» MĂ©lisse rĂ©pondit : “Je te donnerai une coupe qui possĂšde une rare et Ă©trange vertu. Morgane la fit autrefois, afin de prouver Ă  son frĂšre la faute de Ginevra. Celui dont la femme est sage peut y boire ; mais celui dont la femme est une putain ne le peut, car le vin, au moment oĂč il croit le porter Ă  sa bouche, s’échappe de la coupe, et se rĂ©pand sur sa poitrine.
» ”Avant de partir tu en feras l’épreuve, et je crois que cette fois tu pourras boire d’un trait. Je pense en effet que ta femme est encore innocente, et tu le verras bien. Mais si, Ă  ton retour, tu tentes une nouvelle Ă©preuve, je ne rĂ©ponds pas que ta poitrine ne soit inondĂ©e. En tout cas, si tu ne la mouilles pas, si tu bois sans a obstacle, tu seras le plus fortunĂ© des maris.”
» J’acceptai la proposition. MĂ©lisse me donna la coupe ; je fis l’expĂ©rience en question et tout alla bien : je vis que ma chĂšre femme Ă©tait jusque-lĂ  chaste et bonne. MĂ©lisse me dit : “Maintenant, laisse-la pendant quelque temps. Reste loin d’elle pendant un mois ou deux, puis reviens, et fais une nouvelle expĂ©rience avec la coupe. Tu verras alors si tu pourras boire, ou si tu te mouilleras la poitrine.”
» Il me sembla dur de quitter ma femme, non pas que je doutasse de sa fidĂ©litĂ©, mais il ne me semblait pas possible de m’en sĂ©parer, mĂȘme une heure. MĂ©lisse me dit : “Je te ferai connaĂźtre la vĂ©ritĂ© par d’autres moyens encore. Tu changeras de vĂȘtements, tu dĂ©guiseras ta voix et tu te prĂ©senteras Ă  ta femme sous un visage d’emprunt.”
» Seigneur, il y a prĂšs d’ici une citĂ© que le PĂŽ entoure et dĂ©fend, et qui Ă©tend sa juridiction jusqu’aux rivages battus par le flux et le reflux de la mer. Si elle le cĂšde en antiquitĂ© Ă  ses voisines, elle lutte avantageusement avec elles en richesses et en beautĂ©s. Elle fut fondĂ©e par les descendants des Troyens Ă©chappĂ©s Ă  Attila, ce flĂ©au de Dieu.
» Cette ville est soumise Ă  un jeune chevalier riche et beau. Un jour, entraĂźnĂ© Ă  la chasse Ă  la suite de son faucon, il entra dans ma demeure. Il vit ma femme, et dĂšs la premiĂšre entrevue elle lui plut tellement, qu’il emporta son image gravĂ©e au cƓur. Depuis, il ne nĂ©gligea aucun moyen pour l’amener Ă  satisfaire ses dĂ©sirs.
» Elle le repoussa si obstinĂ©ment, qu’à la fin il se lassa de tenter de la sĂ©duire. Mais la beautĂ© qu’Amour lui avait gravĂ©e au cƓur ne sortit pas de sa mĂ©moire. MĂ©lisse me pressa tellement, qu’elle me fit consentir Ă  prendre la figure de ce jeune chevalier. AussitĂŽt, et sans que je sache te dire comment, elle changea complĂštement mon visage, ma voix et mes cheveux.
» J’avais auparavant fait semblant, devant ma femme, de partir pour le Levant. Ayant ainsi pris la dĂ©marche, la voix, les vĂȘtements et la physionomie du jeune amoureux, je m’en revins chez moi, accompagnĂ© de MĂ©lisse, qui s’était elle-mĂȘme transformĂ©e en jeune domestique. Elle avait portĂ© avec elle les plus riches pierreries qu’eussent jamais envoyĂ©es en Europe les Indiens ou les Eytriens[29].
» Moi qui connaissais les ĂȘtres de mon palais, j’entrai sans obstacle, suivi de MĂ©lisse, et je pĂ©nĂ©trai d’autant plus facilement prĂšs de ma femme, qu’elle n’avait autour d’elle ni Ă©cuyer ni dame de compagnie. Je lui expose mes dĂ©sirs, et je m’efforce de la pousser Ă  mal faire, en lui mettant sous les yeux les rubis, les diamants et les Ă©meraudes qui auraient Ă©branlĂ© les cƓurs les plus fermes.
» Et je lui dis que tous ces prĂ©sents Ă©taient peu de chose comparĂ©s Ă  ceux qu’elle devait attendre de moi. Puis je lui parle de la facilitĂ© qu’elle a, grĂące Ă  l’absence de son mari. Je lui rappelle que depuis longtemps je l’aime, et qu’elle le savait bien. J’ajoute qu’un amour si fidĂšle est digne de recevoir enfin quelque rĂ©compense.
» Ma femme montra tout d’abord un grand courroux ; elle rougit et ne voulut pas en Ă©couter davantage. Mais, Ă  l’aspect des belles pierreries qui lançaient des Ă©tincelles comme si c’eĂ»t Ă©tĂ© du feu, son cƓur s’amollit peu Ă  peu. D’un ton bref et saccadĂ©, que je ne puis me rappeler sans sentir la vie m’abandonner, elle me dit qu’elle satisferait Ă  mes dĂ©sirs, si elle croyait que personne ne le saurait jamais.
» Cette rĂ©ponse fut comme un trait empoisonnĂ© dont je me sentis l’ñme transpercĂ©e ; je sentis un froid glacial se rĂ©pandre dans mes veines, et pĂ©nĂ©trer jusqu’au fond de mes os. Ma voix hĂ©sita dans ma gorge. Levant alors le voile de l’enchantement, MĂ©lisse me rendit ma forme premiĂšre. Pense de quelle couleur dut devenir ma femme, en se trouvant surprise par moi en une faute si grande !
» Nous devĂźnmes tous deux couleur de la mort ; tous deux nous restions les yeux baissĂ©s. Ma langue Ă©tait tellement paralysĂ©e, que c’est Ă  peine si je pus crier : “Femme, tu me trahirais donc, si tu trouvais quelqu’un pour acheter mon honneur ?” Elle ne put me faire d’autre rĂ©ponse que d’inonder ses joues de larmes.
» Elle avait beaucoup de honte, mais encore plus de dĂ©pit de voir que je lui avais fait un tel affront. Le dĂ©pit, montant bientĂŽt jusqu’à la rage, ne tarda pas Ă  se changer en haine profonde. AussitĂŽt elle prend la rĂ©solution de fuir loin de moi, et, Ă  l’heure oĂč le soleil descend de son char, elle court au fleuve et, se jetant dans une barque, elle en descend le cours pendant toute la nuit.
» Le matin, elle se prĂ©sente devant le chevalier qui l’avait autrefois aimĂ©e, et dont j’avais empruntĂ© le visage et la ressemblance pour la tenter. Le chevalier l’aimait toujours, et tu peux croire si son arrivĂ©e lui fut agrĂ©able. De lĂ , elle me fit dire que je ne devais plus espĂ©rer qu’elle m’appartĂźnt, ni qu’elle m’aimĂąt jamais plus.
» HĂ©las ! depuis ce jour elle demeure avec lui, vivant dans les plaisirs, et se raillant de moi ; et moi je languis encore du mal que je me suis fait Ă  moi-mĂȘme, et je ne puis rester en place. Mon mal croĂźt sans cesse, et il est juste que j’en meure. Il y a, du reste, peu Ă  faire pour cela. Je crois bien que je serais mort avant la fin de la premiĂšre annĂ©e, si une chose ne m’apportait quelque consolation.
» Cette consolation, la voici : parmi tous ceux qui se sont assis sous mon toit depuis dix ans – et je leur ai prĂ©sentĂ© la coupe Ă  tous – il n’en est pas un dont la poitrine n’ait Ă©tĂ© inondĂ©e. C’est pour moi une sorte de soulagement que d’avoir tant de compagnons dans mon infortune. Toi seul, parmi tant d’autres, tu t’es montrĂ© sage, en refusant de faire la pĂ©rilleuse expĂ©rience.
» Quant Ă  moi, pour avoir voulu en savoir plus qu’on n’en doit chercher Ă  savoir au sujet de sa femme, j’ai perdu le repos pour toute ma vie, longue ou courte. Tout d’abord MĂ©lisse se rĂ©jouit de l’aventure, mais sa joie fut de peu de durĂ©e. Comme elle Ă©tait la cause de mon malheur, je la pris en une telle haine, que je ne pouvais plus la voir.
» Elle avait cru prendre auprĂšs de moi la place de ma femme, une fois que celle-ci serait partie, mais elle finit par s’impatienter d’ĂȘtre haĂŻe de moi, qu’elle disait aimer plus que sa vie, et, pour fuir un tourment inutile, elle ne tarda pas Ă  quitter ces lieux et Ă  abandonner le pays. Depuis, on n’en a plus entendu parler. »
Ainsi narrait le triste chevalier. Quand il eut fini son histoire, Renaud resta quelque temps pensif, vaincu de pitiĂ©, puis il lui fit cette rĂ©ponse : « En vĂ©ritĂ©, MĂ©lisse te donna un aussi mauvais conseil que si elle t’avait proposĂ© d’aller visiter un essaim de guĂȘpes, et toi tu fus peu avisĂ© d’aller chercher ce que tu aurais Ă©tĂ© trĂšs fĂąchĂ© de trouver.
» Si la cupiditĂ© a poussĂ© ta femme Ă  te manquer de fidĂ©litĂ©, ne t’en Ă©tonne pas : ce n’est pas la premiĂšre, ni la cinquiĂšme qui ait succombĂ© en un si grand combat. Il en est de plus vertueuses qui, pour un moindre prix, se laisseraient entraĂźner Ă  des actes plus coupables encore. Combien d’hommes n’as-tu pas entendu accuser d’avoir pour de l’or trahi leurs maĂźtres ou leurs amis ?
» Tu ne devais pas l’attaquer avec de si puissantes armes, si tu voulais la voir rĂ©sister. Ne sais-tu pas que, contre l’or, le marbre et l’acier le plus dur ne peuvent tenir ? Tu as Ă©tĂ©, Ă  mon avis, plus coupable en essayant de la tenter, qu’elle en succombant si vite. Si c’eĂ»t Ă©tĂ© elle qui t’eĂ»t tentĂ©, je ne sais si tu aurais ...

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