QS 1 Q1:1–7
Azaiez
La Fātiḥa est le seul chapitre coranique dont nous ayons deux versions approchantes qui n’ont pas été compilées dans le muṣḥaf d’aujourd’hui. Ces deux versions intitulées respectivement al-ḫalʿ (« le reniement ») et al-ḥafd (« la course ») auraient appartenues à deux corpus ou muṣḥaf aujourd’hui perdus, celui d’Ubayy et celui d’Ibn ʿAbbās (Blachère 1959: 189–190 ; Crapon de Crapona 1981: 506–507; Nöldeke & Schwally GdQ2: 34–35; Sfar 2000: 44–45; Jeffery 1939: 158–162). S’agissant de la sourate al-ḥafd, Crapon de Crapona s’est employé à démontrer sa facture coranique en la rapprochant stylistiquement de la sourate al Fātiḥa (elle-même absente de la recension d’Ibn Masʿūd). Au-delà des convergences thématique et stylistique, Crapon de Crapona écrit : « Sur le plan purement métrique, les deux prières ont incontestablement une allure coranique » (Crapon de Crapona 1981: 508). La question qui demeure ici est la raison pour laquelle ces deux prières furent exclues et la Fātiḥa préservée dans la vulgate dite de ʿUṯmān. Si la question reste débattue (Sfar 2000: 44–45), ces divergences soulignent que rien ne permet d’affirmer avec certitude que l’événement du discours coranique fut transposé scrupuleusement et dans sa totalité dans le texte que nous connaissons aujourd’hui. La présence de la Fātiḥa rappelle, au contraire, combien le Coran a une histoire complexe. Cette histoire a été définitivement marquée par la prééminence d’un muṣḥaf sur d’autres (cf. Ṭabarī Annales VI: 2952. On peut y lire : wa-qālū kāna al-Qurʾān kutuban fa-taraktahā illā wāḥidan), et par la perte d’un Coran intégral (Suyūṭī: II, 46. On peut y lire : qad ḏahaba minhu Qurʾānun kaṯīrun). Ainsi, les données mêmes transmises par la tradition corroborent pour le moins ce constat. Sur ce point, on lira les pages instructives de Burton (1979: 117ff.) et Amir-Moezzi (2010: 1–16).
Cuypers
La première sourate du Coran, al-Fātiḥa, est un parfait exemple de sourate construite conformément à la rhétorique sémitique, sur la base de correspondances binaires.
– 1 Au nom de Dieu, | le Très-Miséricordieux, le Miséricordieux. |
= 2 Louange à Dieu, | Seigneur des mondes, |
– 3 | le Très-Miséricordieux, le Miséricordieux. |
= 4 | Maître du Jour du Jugement |
| |
+5a Toi | nous adorons |
+ b et Toi | nous sollicitons. |
| |
– 6 Guide-nous | dans la voie droite, |
– 7a la voie | de ceux que tu as gratifiés, |
= b non | [de ceux qui] ont encouru la colère, |
= c ni | des égarés. |
Les quatre premiers versets se regroupent en deux segments parallèles de deux membres chacun (1–2 // 3–4). Les premiers membres (1 et 3) sont partiellement identiques ; les deuxièmes (2 et 4) sont synonymes. Les quatre derniers membres (6–7) forment deux segments parallèles de deux membres chacun (6–7a et 7b –c). Ils opposent la voie droite (6–7a) à celle des égarés (7b –c). Au centre (5), figure un segment de deux membres complémentaires, donnant le sens de toute la sourate : « Toi, nous adorons » (5a) renvoie à ce qui précède, qui est une prière d’adoration ; « et Toi nous sollicitons » (5b) annonce la suite, qui est une prière de demande. Ainsi, la sourate unit adoration et demande, les deux formes fondamentales et complémentaires de la prière.
Il y a une forte similitude entre cette sourate qui sert de prière d’introduction au Coran, et le Psaume 1 qui introduit au livre du Psautier. Les deux textes sont pareillement construits de manière concentrique (ABA’), forme très courante dans la rhétorique sémitique ; et la thématique des deux voies, développée dans le dernier morceau de la Fātiḥa, est celle de l’ensemble du Psaume 1. La fin des deux textes est quasiment la même : «…ni des égarés » (Fātiḥa 1:7c) // « la voie des impies se perd » (Ps 1:6).
Avec les sourates 113 et 114, la sourate al-Fātiḥa forme un encadrement liturgique pour le texte du Coran. La très ancienne recension d’Ibn Mas’ūd ne les contenait pas, signe probable de leur introduction relativement tardive dans le Livre.
Dye
Poème liturgique, à connotation eschatologique (v. 4). On y trouve de nombreuses réminiscences bibliques, par exemple autour de l’opposition entre le droit chemin, ou le chemin des justes, et le chemin des égarés (cf. v. 6 / Ps 1:6 et Isa 35:8). Le propos de la Fātiḥa, ainsi que son statut et son rôle dans le culte musulman, invitent à une comparaison avec diverses prières chrétiennes ou juives : le Pater Noster, mais aussi le Psaume 1 (comme texte liminaire d’un corpus, cf. Cuypers 2004) ou l’enarxis de la liturgie de Jean Chrysostome (comme poème destiné à être chanté au début d’un office religieux, cf. Neuwirth & Neuwirth 1991).
Le v. 5 opère une transition remarquable : iyyāka naʿbudu fait référence aux vv. 1–4, et iyyāka nastaʿīn annonce les versets suivants. Par son contenu, mais aussi par le subtil changement rythmique et phonétique qu’il introduit, notamment dans ses premières syllabes, ce verset évoque un répons psalmodique (cf. Van Reeth 2006: 520–521). Autrement dit, dans le cadre du probable Sitz im Leben originel de la sourate, les vv. 1–4 apparaissent comme une doxologie, psalmodiée par le célébrant principal, à laquelle répond la prière d’invocation que constituent les vv. 5–7, psalmodiés par l’assemblée, ou par un autre célébrant. Cette division de la sourate permet de rendre compte du changement de personne dans l’adresse à Dieu : les vv. 1–4 parlent de Dieu à la troisième personne du singulier, alors que les versets suivants en parlent à la deuxième personne du singulier.
Le v. 7 est nettement plus long que les versets précédents, et il marque, dans sa seconde partie (ġayri l-maġḍūbi ʿalayhim wa-lā l-ḍāllīn), une profonde rupture de rythme par rapport au reste de la sourate. Il est très tentant d’y voir un ajout postérieur. On notera par ailleurs le raccord entre le v. 6 (ihdinā l-ṣirāṭa l-mustaqīm) et Q 2:2 (ḏālika l-kitābu lā rayba fīhi hudan li-l-muttaqīn), par des motifs thématique (la guidance) et phonétique (mustaqīm/muttaqīn, cf. Dye 2014:155–158, 164).
Hilali
A large number of apocryphal Islamic traditions (mawḍūʿ pl. mawḍūʿāt) are dedicated to the interpretation and to the “extension” of the Fātiḥa. The contrast between the length of this chapter and the expansive aspect of its exegesis is striking. It is a closed/ open text. There is a sort of amplification of its importance in the exegesis as well as in the ritual performances that replace in a way the ambiguity of its status in the section of the Qurʾān. In the manuscript 27.1, Ṣanʿāʾ, this chapter is missing in the upper text as well as in the lower text.
Imbert
La plus ancienne mention épigraphique de la sourate al-Fātiḥā entière et dans l’ordre canonique des versets remonte à la période omeyyade. Il ne s’agit pas d’une inscription mais d’un graffito, œuvre d’un personnage anonyme. Gravé sur un bloc de basalte, ce graffito coranique proviendrait du site de Ḫirbat al-Samrā’ (35 kilomètres au nord-est d’Amman, en Jordanie) dans la région d’al-Zarqāʾ. Le bloc aurait été déposé dans l’église d’al-Zarqāʾ avant de rejoindre la collection privée du Patriarcat d’Amman, où nous l’avons étudiée et photographiée en 1993.
Le bloc est de petite taille (39 x 23 cm) et compte 12 lignes d’écriture gravée avec une extrême finesse. Le style de la graphie est apparenté au coufique anguleux archaïque d’époque omeyyade qui se caractérise notamment par des allongements et étirements de caractères. L’écriture ne porte, bien sûr, aucun point diacritique ni aucune voyelle ou signe de lecture. L’analyse paléographique reste notre seul moyen de dater ce texte: en comparaison avec d’autres graffiti de même facture, nous proposons de le dater de la première moitié du iie siècle de l’Hégire soit entre 720 et 750 environ.
La sourate est clairement introduite par la mention de la basmala entière et développée. Le texte est conforme en tout point à celui de la vulgate. On relève deux écarts d’orthographe: à la ligne 6, le personnage a gravé un ṭāʾ au lieu d’un ṣād dans le mot ṣirāṭ (écrit ṭirāṭ) ; à la ligne 7, il a écrit al-nʿamta au lieu de anʿamta. Dans la logique de la scriptio defectiva, il ne note pas les alif dans les expressions rabb al-ʿ (ā)lamīn et wa-lā l-ḍ(ā)llīn.
L’extrait coranique occupe 9 lignes sur les 12 ; dans les trois dernières lignes, après la sourate, se trouve une invocation en faveur du personnage qui a gravé le texte (Allāhumma iġfir li-Rabāḥ b. Ḥayyān wa-li-wālidayhi wa-li-mā waladā wa-li-man qara’a hāḏā l-kitāb wa-qāla Ᾱmīn Ᾱmīn rabb al-ʿālamīn : “ô Dieu pardonne à Rabāḥ b. Ḥayyān ainsi qu’à ses parents et à ceux qu’ils ont enfantés, à celui qui lira cette inscription et dira Amen, Amen, Seigneur des mondes!”).
L’épigraphie et la graffitologie n’ont pas encore fourni d’attestations de versets de la sourate al-Fātiḥā antérieurs à celui que nous présentons. De fait, ce graffito est sans doute l’une des premières matérialisations de...