Conserver et valoriser le patrimoine sonore
enregistré L’expérience de la phonothèque
de la Maison méditerranéenne des
sciences de l’homme (MMSH)
à Aix-en-Provence, France
Véronique Ginouvès
Aix Marseille Univ.
Depuis la fin des années 1990, les archives sonores de la recherche font l’objet d’un intérêt particulier, au centre d’une multiplicité d’expériences (Mouton et Molinié 2008) et d’une réflexion de la communauté scientifique mondiale1. Or, si pour collecter leurs matériaux d’analyse, nombre de chercheurs en sciences humaines et sociales (shs) ont largement pratiqué l’enquête enregistrée parallèlement à l’observation de terrain ou à la consultation d’archives papier, ces archives sonores commencent seulement à être présentes dans le Big Data. Certes, nombre de projets d’histoire orale ont été déposés dans des centres de ressources (Descamps 2011) mais ces données, souvent considérées comme incompréhensibles sans la contextualisation et les clés d’interprétation fournies par le chercheur, n’ont pas été mises en avant dans le monde académique. Elles ont rarement été publiées en tant que telles, au même titre que les observations multiples notées par le chercheur dans son carnet de terrain. Historiens, sociologues, linguistes, ethnologues… n’imaginaient pas que des archivistes seraient un jour en mesure de conserver cette source, lui insufflant un second souffle en la numérisant, en la documentant, en la diffusant massivement sur Internet, multipliant les accès possibles à ces documents sonores, demeurés jusqu’ici inatteignables et privés. Cet article s’appuie d’abord sur une aventure professionnelle: la responsabilité pendant vingt années d’une phonothèque de recherche. Cette expérience a permis la mise en place d’un dispositif archivistique complet, de la numérisation à la valorisation des archives scientifiques, accompagné d’une réflexion sur les règles d’accès à ces matériaux, présentée ici. Ce texte est le fruit de la fusion de d’une conférence donnée lors de la «Journées d’études sur la conservation des collections sonores et audiovisuelles nativement numériques» (le 7 septembre 2016, unam, Mexique) et d’un atelier pratique (le 8 septembre)2 illustrant la première conférence sous le thème «Clinique d’une analyse documentaire d’un document sonore ou audiovisuel» qui s’adossait sur un exemple concret. A partir de cet exemple qui traverse l’article et l’éclaire, notre objectif est d’expliciter et de partager, avec d’autres professionnels intéressés par le document sonores, des valeurs archivistiques pour que les archives de terrain soient mises en avant afin de de faciliter leur réusage.
Qu’est-ce que la phonothèque de la Maison
méditerranéenne des sciences de l’homme d’Aix-en-Provence?
La phonothèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme (mmsh) à Aix-en-Provence a été créée 1979 au sein du Centre de recherche et d’étude pour les ethnotextes, l’histoire orale et les parlers régionaux (crehop). Les deux chercheurs à l’origine de ce centre d’archive original - Philippe Joutard, historien moderniste3, et Jean-Claude Bouvier, ethnolinguiste4 - appuyaient leur recherche sur des entretiens enregistrés sur le terrain. Dans le même laboratoire, Jean-Noël Pelen, ethnohistorien5, portait l’oralité au cœur de la recherche, d’abord sous la forme des «ethnotextes»6 puis du «récit collectif» (Crivello et Pelen 2008). Ses sources sonores et celle du groupe qui gravitait autour de ses recherches ont été déposées dès la création de la phonothèque, offrant à cette institution un rôle central par la masse critique conséquente qui y était mise à disposition
En 1997, la mmsh7 est sortie de terre et a intégré tout naturellement la phonothèque du crehop. La vocation de la mmsh était de réunir des scientifiques des shs, de les faire travailler ensemble en développant les outils des humanités numériques. La réflexion qui émergeait sur les archives de la recherche était au cœur de la problématique de cette grande uwniversité d’Aix-Marseille8 qui réunissait l’ensemble des disciplines. Les dépôts se sont alors ouverts à la totalité de l’aire méditerranéenne, en direction des chercheurs qui appuyaient leurs publications sur des enregistrements de terrain et se préoccupaient de leurs sources. L’intérêt porté aux humanités numériques par l’équipe de direction de la mmsh a permis dès 1999, de débuter la numérisation des enregistrements. Une base de données, Ganoub («le Sud» en langue arabe) donne aujourd’hui accès à plus de 7000 heures d’écoute et met en ligne près de 5000 documents numériques.
Un dispositif archivistique complet,
de la collecte à la numérisation:
A la fin des années 1970, les chercheurs qui travaillaient à partir d’entretiens utilisaient, pour leurs travaux, des bandes ou des cassettes analogiques. La conservation se faisait sur des bobines, la consultation sur des cassettes audio. Plus tard, et jusqu’au début des années 2000, ils ont utilisé des dat9 ou des Minidiscs. La manipulation de ces supports n’était pas simple et repérer le passage qui intéressait celui ou celle qui voulait réutiliser l’entretien prenait un temps infini. Les témoins qui acceptaient d’être enregistrés – parfois avec un certain amusement pour ceux qui ont fait face à cette «nouvelle» technologie que représentaient les magnétophones à bandes10 - ne pouvaient se douter qu’un jour ils pourraient être entendu par un public décuplé, à travers Internet, un média qui n’existait pas encore. Le bouleversement numérique à la fin des années 1990 a complètement modifié le rapport au support et au témoin.
C’est pour cela que, dès les premières numérisations de ses archives en 1999, la phonothèque de la mmsh a engagé une réflexion collective11 sur l’organisation des données des chercheurs. L’analogique permettait aux collecteurs de ranger/classer des supports et de les annoter. Ces pratiques ont disparu et avec elles l’oubli que la numérisation ne limite pas à un acte technique ou à un simple transfert. L’ingénieur du son ou l’archiviste réalise, à ce moment là, une action éditoriale essentielle. La numérisation est aussi un moment important qui doit engager le fichier numérique dans un processus de conservation sur le long terme. Là encore, on associe trop souvent la numérisation à la conservationet pourtant! Une fois le document numérisé, la conservation sur la très longue durée doit encore être mise en place et la dématérialisation du support doit s’accompagner d’une campagne de nommage de fichiers structurée et pensée.
La numérisation terminée, la rédaction de la notice du corpus documentaire va permettre de reconstituer le processus de recherche sur le terrain et d’appréhender l’ensemble de la collection (quels enregistrements ont été faits dans quel cadre, avec quels objectifs). Il est temps également d’organiser les différents entretiens de par leur qualité d’entités intellectuelles qui seront ensuite analysées. En effet, c’est bien ce moment privilégié où l’enquêteur a décidé d’enregistrer son dialogue avec son ou ses témoins que l’archiviste décrit dans la base de données. Or, les supports ont parfois été mélangés, ils peuvent appartenir à des corpus différents et leurs durées et vitesses mécaniques12 ne correspondent pas toujours à l’intégrité de cet élément intellectuel. Ainsi, pour des raisons inhérentes au format analogique, plusieurs entretiens ont pu être réalisés s...