Etudier les inégalités de l’intégration sociale. Force, faiblesse et rupture des liens sociaux
Serge Paugam
Sommaire: 1. Prémisse. – 2. Intégration et inégalités: deux regards sociologiques à conjuguer. – 3. La théorie des liens sociaux comme cadre analytique. – 4. Quatre paliers de l’intégration sociale. – 4.1 L’intégration assurée. – 4.2 L’intégration fragilisée. – 4.3 L’intégration compensée. – 4.4 L’intégration marginalisée.
1. Prémisse.
La notion d’intégration est omniprésente dans le débat social et politique. Elle désigne généralement des politiques publiques directement orientées vers les populations immigrées ou en marge du système social. Elle constitue de ce fait un enjeu politique puisqu’à travers elle on entend à la fois énoncer un problème – les populations concernées sont peu ou mal intégrées – et tenter de le résoudre. Cette notion appartient aussi au langage des sciences sociales et ne saurait se réduire à la question de l’immigration et de l’appartenance nationale et aux politiques censées la résoudre. Lorsqu’ils s’y réfèrent, les sociologues pensent immédiatement à Durkheim. La notion d’intégration désigne alors un processus plus général qui vaut pour l’ensemble du système social. On parlera alors de l’intégration des individus à la société tout comme de l’intégration de la société. En suivant l’analyse du fondateur de la sociologie française, une société moderne est intégrée si elle est organisée selon le principe de la solidarité organique entre ses membres. En consacrant ce texte aux paliers de l’intégration sociale, je souhaite explorer la relation entre les défaillances contemporaines du système d’intégration et la production des inégalités. Tout en s’inscrivant dans la tradition durkheimienne, je souhaite expliquer, plus que ne l’avait sans doute envisagé Durkheim lui-même, les fondements inégaux de l’intégration et les limites des modes de régulation de ces inégalités spécifiques. Il s’agit de partir de l’hypothèse que non seulement les capitaux économiques et culturels sont répartis de façon inéquitable, mais que les liens qui rattachent les individus aux groupes et à la société sont de force et d’intensité très inégale.
Cette hypothèse de l’intégration inégale avait déjà fait l’objet de vérifications empiriques, notamment dans les travaux de Maurice Halbwachs au début du XXème siècle sur la classe ouvrière (Halbwachs 2011). Pour rendre compte de la hiérarchie des genres de vie, ce disciple de Durkheim utilise l’image d’un feu de camp autour duquel les individus sont regroupés par cercles concentriques selon leur appartenance à telle ou telle classe. Le centre est le foyer qui représente la plus grande intensité de la vie sociale, près duquel les classes les plus intégrées vont se regrouper en priorité. La classe ouvrière, la moins intégrée, la plus proche de la matière, se trouvera dans la périphérie la plus éloignée. Cette métaphore du feu de camp est heuristiquement féconde pour concevoir le modèle d’intégration sociale stratifiée qui éclaire ses analyses empiriques (Paugam 2007). Les cercles concentriques ainsi décrits ne correspondent pas aux paliers de l’intégration que je souhaite présenter ici mais l’idée est très proche puisqu’elle consiste dans les deux cas à concevoir l’intégration sociale comme un processus inégal.
Je tenterai dans ce texte 1) de démontrer l’intérêt de conjuguer l’approche durkheimienne de l’intégration et celle des inégalités; 2) de présenter un cadre analytique – celui de la théorie des liens sociaux – pour y parvenir; 3) d’esquisser une typologie des paliers de l’intégration sociale en croisant des travaux sociologiques récents.
2. Intégration et inégalités: deux regards sociologiques à conjuguer
Rapprocher la notion d’intégration de celle d’inégalité constitue un réel défi pour le sociologue. Ces deux questions renvoient à des paradigmes et des traditions sociologiques souvent considérés comme opposés. Les sociologues qui s’inscrivent dans la tradition de l’intégration sont sensibles à la question du lien social, ceux qui étudient les inégalités se fondent généralement sur une théorie de la stratification sociale et donc des divisions sociales. Les uns étudient ce qui fait société et permet la cohésion au-delà des différenciations sociales, tandis que les autres étudient ce qui divise les individus au-delà de leur commune appartenance à la société. D’emblée les objets d’étude sont différents. Etudier ce qui rassemble et intègre place d’emblée le chercheur dans l’analyse des modes de socialisation lesquels sont censés transmettre un ordre moral et offrir aux individus un cadre normatif pour leur intégration. Etudier ce qui divise les individus et les oppose les uns aux autres conduit, au contraire, le chercheur à postuler que les normes sociales ne sont pas homogènes, qu’elles relèvent au moins partiellement d’inégalités de statut et de position sociale et qu’elles sont susceptibles de se traduire par des formes de domination et de conflits. Une grande partie des débats sociologiques se sont traditionnellement inscrits dans l’un ou dans l’autre des ces paradigmes fondateurs, mais rarement dans les deux à la fois, d’autant qu’ils opposent, en schématisant un peu, la tradition fonctionnaliste et la tradition marxiste et que de nombreux sociologues continuent encore à se distinguer en fonction de cette opposition.
Force est de reconnaître que les sociologues de l’intégration sont souvent assez discrets quand ils abordent la question des inégalités et, inversement, que les sociologues des inégalités n’ont guère de motivation particulière pour penser l’intégration. Prenons l’exemple de deux livres importants publiés au début des années 1990. Dans La France de l’intégration, Dominique Schnapper (1991) aborde l’intégration comme un concept horizon et s’emploie à étudier comment les normes sociales sont négociées. Si l’idée d’un modèle unique d’intégration est d’emblée refusée, l’analyse se focalise sur les formes différentes que peut prendre dans la société moderne le processus d’intégration à partir de ce que l’auteur appelle les «révolutions tranquilles» qui ont affecté les grandes institutions jusqu’à l’univers des relations. Ce livre a joué un rôle important dans la sociologie française et a permis de renouveler la sociologie de la nation, mais la question des inégalités n’a été qu’indirectement abordée. L’intégration des individus au système social est pensée comme la traduction implicite de l’intégration du système social suivant en cela une perspective durkheimienne, mais laissant ainsi plus ou moins de côté la production par les institutions d’un ordre hiérarchique qui contribue à reproduire les inégalités traditionnelles et l’analyse approfondie du délitement de ces institutions sur la constitution de nouvelles inégalités.
Dans La misère du monde, publié deux ans plus tard, Pierre Bourdieu et son équipe (1993) traitent des formes de souffrance sociale à partir d’une analyse d’entretiens approfondis collectés auprès d’individus appartenant à différentes couches sociales, mais ayant pour point commun de faire quotidiennement l’expérience douloureuse de l’infériorité de leur statut, ce que les auteurs qualifieront de misère de position en opposition à la misère de condition. Ce livre collectif s’inscrit dans la tradition de l’étude des inégalités de classe en ayant recours de façon fidèle aux concepts de champ et d’habitus forgés par Pierre Bourdieu depuis le début les années 1960, mais n’aborde que de façon lointaine la question de l’intégration sociale. L’explication de la souffrance sociale est recherchée principalement dans les formes traditionnelles de domination et non dans les transformations structurelles des normes qui gouvernent le processus d’intégration sociale lui-même. Ce qui constitue le cœur de l’interprétation...