Chapter 1
Anatomie et étymologie: ordre et désordre du rire selon Laurent Joubert
Dominique Bertrand
La Renaissance donne droit de cité au rire dans la littérature,1 I'inscrivant plus largement dans des perspectives philosophiques, voire encyclopédiques. Des savants réputés s'intéressent à cette particularité désignée comme un privilège humain par les écrivains et les poètes.2 Le souci de connaissance théorique de l'homme et de ses passions entraîne un intérêt particulier pour l'anatomie du rire autant que pour son éloquence. Médecine et rhétorique représentent alors les deux voies royales de la connaissance anthropologique.3 La première, "par sa tendance encyclopédique, par son souci d'une connaissance totale de l'homme, corps et âme", se donne comme "la forme la plus achevée de la sagesse et la science la plus sûre du salut".4 Quant à la rhétorique, elle est, selon Marc Fumaroli, "la nervure centrale d'une culture à la fois encyclopédique et religieuse qui définit l'homme comme sujet parlant".5 Dans ce cadre, le rire est conçu comme un langage du corps qui pose un double problème de traduction: celui de sa transcription verbale (le codage vocalique des ha ha ho ho), celui de sa signification (joie, surprise, perception du ridicule). Nombre d'auteurs préoccupés de cerner les "mouvements de l'âame" s'attachent à décrypter le rire, ce qui revient à interroger son énigmatique interaction avec le corps.6
En publiant un important traité sur cette matière, Traité du ris: contenant son essance, ses causes, et, mervelheus effais,7 Laurent joubert, médecin très célèbre en son temps,8 consacre celui-ci en objet d'observation savante, récusant les erreurs populaires. Le médecin s'applique, dans un long prologue, à légitimer sa recherche. Pour lui, la connaissance des effets du rire fait partie des merveilles de nature accessibles à l'entendement humain, par opposition aux secrets qu'il serait vain ou dangereux de vouloir élucider,9 Loin de relever d'une curiosité sacrilège, l'élucidation des causes du rire est une manière de célébrer la création divine:
Les bons et beaus espris, craintifs, dociles, et deja bien institues, ne cesset de profonder et vouloir penetrer aus plus obscurs secres de nature: tant pour leur contantemant, que pour avoir rriieus dequoy louër le Createur, montrant sa grandeur par mervelhe effets, qui nous retiret à contemplacion [par des spectacles merveilleux, qui entraînent notre admiration], Il est bien vray, qu'il y ha des choses tant difficiles et cachees, que nous confessons libremant etre incogneuës à l'homme. (p. 3)
Ces précautions liminaires autorisent un optimisme scientifique apparemment inébranlable. Le médecin croit qu'il est possible de résoudre l'énigme du rire par une démarche analytique. Il invite à une compréhension naturelle du phénomène par le sujet qui en fait l'expérience: "pourquoy ne saurions-nous trouver les causes de ses effets, qui ont leur source et fondemant an nous? j'estime qu'on peut antandre la condicion, force, et affeccion du Ris, puisqu'il nous est intrinseque, se manifestant au dehors" (p. 12–13). Cette transparence relative entre l'intérieur et l'extérieur fonde l'optimisme de notre médecin: "il n'y a chose an nous, qui, apres une sogneuse et bien fondee inquisicion, ne vienne an évidance" (p. 13).
Joubert se targue d'être le premier à entreprendre l'investigation systématique des causes du rire. Il prétend que ses prédécesseurs ont dédaigné de sonder les mécanismes cachés de cette passion, en raison de la trop grande proximité entre sa cause (le ridicule) et sa forme (p. 10). La démarche de Laurent Joubert articule étroitement l'analyse rhétorique du ridicule et l'exploration anatomique du corps ému par le rire: "je m'anquerray de la matiere, ou dequoy nous rions: puis de cet objet je cognoitray, qu'elles parties sont premieres à recevoir son effet" (p. 14). Que traduit le rire? Quels en sont les ressorts physiologiques? En corrélant ces deux questions, l'auteur espère dissiper les mystères du rire et décrire toutes ses "mutations particulières".
Si l'optimisme analytique triomphe au seuil du traité, le médecin se trouve cependant confronté à une série de difficultés cliniques qui l'obligent à emprunter une démarche analogique et à convoquer un savoir étymologique fondé sur l'autorité des auteurs anciens.
Rire et langage
Le médecin énonce un double principe de visibilité et de lisibilité des signes des passions. Il souligne la continuité entre les causes intérieures et les manifestations extérieures de la joie et de la tristesse: "Les effais de joye et de tristesse sont bien tant évidans, qu'ils n'ont besoin que d'être recités, sans autre preuve" (p. 83). S'écrivant directement sur le visage et le corps, ces affections simples ne posent aucune difficulté de déchiffrement. Les images qui sous-tendent cette corrélation entre visible et lisible sont précisées dans des notes marginales. Le visage est comparé à un tableau sur lequel sont représentés les caractères des passions ("signes de joye represantés au visage", note b, p. 74). Sur cette topique archaïque de la peinture des passions, Joubert greffe un imaginaire plus moderne de l'horloge, conférant à l'expression de la réjouissance l'automatisme d'un mécanisme: "La face est comme l'indice, ou le tableau d'un orloge, qui demontre le mouvemant interieur des roues" (note c, p. 75). Parmi les autres "accidans" corporels caractéristiques du rire, il relève l'agitation de la poitrine, la voix interrompue et le mouvement de la physionomie qui consiste à allonger les lèvres et élargir le menton.
Joubert déploie le tableau antithétique des signes visibles de la joie et de la tristesse. A la première correspond une dynamique de dilatation, à la seconde un mouvement de contraction. Mais après ce recensement des marques extérieures du rire, le traité laisse apparaître la difficulté réelle d'une anatomie morale et physique de la passion risifique.
Avant d'aborder la physiologic proprement dite, Joubert revient sur l'articulation du rire et du ridicule (chapitre 1). Il justifie le rappel de cette évidence, dans le cadre d'une observation qui precède des éléments les plus connus à ceux qui le sont moins. La matière ridicule est globalement rapportée, dans le droit-fil d'Aristote,10 à "quelque chose laide, ou messeante, indigne toutefois de pitié et compassion" (p. 16). A l'appui de cette théorie, Joubert convoque des exemples nombreux et nuancés. Il insiste sur la spécificité de Interprétation du ridicule, qui requiert le sentiment d'une inconvenance allié à une absence d'implication émotive. Ainsi le comique attendu de la chute inopinée d'un grand personnage qui s'étudiait à "marcher d'un pas fort grave et compassé" ne se vérifie-t-il pas lorsque cette personne nous touche de près: s'il s'agit de "notre parant, allié, ou grand amy [...] nous an aurions honte et compassion" (p. 19). La saisie du ridicule repose done sur une représentation mentale et un processus cognitif complexes. En d'autres termes, la relation de cause à effet du ridicule au rire ne se vérifle jamais mécaniquement mais dépend d'un faisceau de circonstances subtiles autant que de leur juste interprétation.
L'herméneutique du ridicule est mise en rapport avec la compréhension linguistique. Joubert distingue de fait deux types de supports ridicules, ceux qui sont fondés sur une représentation visuelle et ceux qui sont de nature verbale. Si les premiers ne semblent pas poser problème, en vertu de leur immédiateté, la médiation du langage génère quant à elle des équivoques. L'importance spécifique des propos ridicules conduit Joubert à développer une réflexion sur le rôle déterminant de la compréhension verbale de la plaisanterie. Il compare les situations où le bon mot n'est pas compris à celles qui résultent de l'opacité d'une langue étrangère: "quand ils ne sont evidans, comme si on parle fort bas, ou an langage incognu" (p. 36). La question de la traduisibilité des mots d'esprit affleure à travers le constat des quiproquos générés par la barrière linguistique. Le rire n'est pas un langage universel, mais il requiert la compréhension de la langue dans laquelle le ridicule est mis en œuvre:11
Si quelqu'un et antre Allemans, Basques, ou Bretons bretonans, ignorant leur langage, il les pourra ouïr jaser, et voir rire à gorge deployee, sans qu'il soit invité à faire de maime, parce qu'il n'antand pas le dequoy. (p. 36–37)
Joubert reprend l'exemple de l'obstacle linguistique pour montrer que le processus de contagion kinésique attesté dans certains cas n'est pas un rire véritable, dans la mesure où il est disjoint de la reconnaissance intellectuelle du ridicule:
Tout ainsi qu'un Fransois qui et parmy des Alemans, n'antandant aucun mot de leur langage, neantmoins les oyt bien et les veid rire: rnais s'il rid point avec eus [et pourtant il ne rit pas avec eux]: ou ce sera des laivres seulemant. (p. 295—96)
Le ridicule pose implicitement des problèmes de traduisibilité, d'une langue dans une autre, mais aussi à l'intérieur d'une même langue en raison du codage propre au mot d'esprit.Joubert note que la forme principale des propos ridicules est équivoque et qu'elle fait appel à des figures "communes aus Poëtes et Orateurs: comme d'amphibologie, enigme, comparaison, metaphore, ficcion, hyperbole, feintise, allegorie, emphase, beausemblant, dissimulation" (p. 31). Le décryptage des figures s'avère indispensable: la liste que nous propose Joubert trahit la complexité de ce langage crypté.
Il ressort de cette première étape de l'analyse que le rire traduit la reconnaissance du ridicule mais que la relation de l'un à l'autre n'a rien de nécessaire: "on peut bien rire, de ce qui n'et pas ridicule: et on ne rira pas toujours, quand la matiere se presante" (p. 38). L'importance de la médiation verbale se trouve largement mise en valeur par un médecin qui s'est aussi intéressé de près à des problèmes linguistiques. Rappelons qu'il est l'auteur d'un Dialogue sur la cacographie française expliquant la cause de sa corruption:12 il y déplore le décalage entre l'orthographe et la prononciation du français, notant les difficultés d'apprentissage que cela pose aux apprenants étrangers. Joubert est aussi l'auteur d'un texte "déterminant pour la question de l'origine biologique du langage",13 intitulé "Question vulgaire. Quel langage parleroit un enfant qui n'auroit jamais ouï parler". Il envisage dans cet opuscule publié à la suite de ses Erreurs populaires les fondements physiologiques, autant que psychologiques, de la différence entre langue humaine et cri animal. On va voir comment cette démarche d'anatomie comparée est reprise dans l'examen du rire.
L’anatomie du rire
Dans un second temps, Joubert tente de percer les mystères physiologiques du rire, et en particulier de résoudre une question épineuse, à savoir "quelle partie du cors ressoit premiere les ridicules" (chapitre V, p. 40). Il rencontre ici un important debat théorique, qui a divisé au Moyen-Age les tenants de deux visions du corps: "corps vertical ou linéaire avec à son sommet le cerveau [...] corps à organisation concentrique autour du cceur qui diffuse la vie à la périphéric".14 La première vision suit Hippocrate, Platon, Galien, la seconde est d'obédience aristotélicienne. Les débats à la Renaissance pour déterminer le siège du rire15 font intervenir un troisième lieu, la rate. Joubert élimine cette hypothèse, taxée de superstition populaire. Au terme de longues délibérations, ll tranche en faveur "d'une affeccion du cœur, et nompas d cerveau" (titre du chapitre IX, p. 63).
Après avoir établi cette certitude anatomique, Joubert s'emploie à l'étayer en articulant étroitement l'argumentation physiologique et les considérations relatives à la cause morale du rire. Il prouve que le rire ne saurait se confondre avec l'expression de la joie pure, mais qu'il participe de deux mouvements contradictoires du cœur liés à la dualité intrinsèque des choses ridicules. Celles-ci causent en effet plaisir et tristesse dans la mesure où elles proviennent d'une laideur sans douleur, selon la conception aristotélicienne:
Car la chose ridicule nous donne [...] plaisir, de ce qu'on la trouve indigne de pitié [...] Done le cceur s'an rejouït, et s'elargit comme an la vraye joye. Il y ha aussi de la tristesse, pour ce que tout ridicule provient de laideur et messeance: le coeur marry de telle vilainie, comme santant douleur, s'etressit et resserre [...] Voila commant le Ris et fait, de la contrarieté ou debat de deux affeccions. (p. 87—88)
Le rire repose sur une contradiction morale et anatomique même si celle-ci peut échapper à l'observateur inattentif: le médecin note que de ces deux mouvements, la joie domine et que leur succession est si rapide qu'elle n'est pas repérable par les sens mais seulement accessible à une analyse rationnelle (p. 89). La complexité du rire vient done perturber le principe de transparence physionomique allégué par Joubert: le bénéfice de ce désordre de la passion est de mettre en valeur l'habileté du déchiffreur de secrets fi...