La Tour de Babylone
De la traduction juive des jeux de mots sur quelques noms propres hébraïques de la "Genèse"
FRANCINE KAUFMANN
Université Bar-Ilan, Israël
Abstract. This paper sets out to outline the principles of a Jewish approach to Bible translation through a study of the treatment of wordplays (which are viewed from the double perspective of the Hebrew language and Jewish exegesis). The focus is on naming puns, a literary technique which explicitly documents the authors' deliberate use of wordplay to demonstrate the 'congruence' between the nature of an entity and the biblical Hebrew word that names it. In fact, the biblical authors often insert substantial narrative episodes to justify a name given to a person or place. Three examples from the first chapters of 'Genesis' will be analyzed: Adam (based on adama, 'soil'), Babel ('confusion'), and Isaac (literally, 'he will laugh '). The paper brings to the fore the explicit and hidden occurrences of the Hebrew root that serves to form the biblical name in question and which derives its situational aptness from the narrative context; the essay then moves on to point out the interpretations traditionally put forward by Jewish exegesis. In order to discover to what extent the Jewish translators have taken these semantic networks into account and have tried to reproduce them, five translations will be compared: two ancient ones (the Greek Septuagint and the Aramean Onkelos) as well as three contemporary French ones (the versions by the French rabbinate, by Edmond Fleg and by Andre Chouraqui). The paper will go beyond the linguistic constraints involved to consider factors such as ideological bias and the extent of the Hebrew original's concrete presence, remoteness or absence.
Résumé. Cette étude se propose d'exposer les principes d'une approche juive de la traduction biblique, á travers le traitement des jeux de mots (considérés du point de vue de la langue hébraïque et de l'exégèse juive). À litre d'illustration, on analyse un procédé littéraire (la 'nomination) où apparaît explicitement, du point de vue du texte, la volonté de souligner, par un jeu de mots, la 'congruence' de la nature de l'être et du nom qui le designe en hébreu biblique. En effet, l'auteur biblique justijie souvent, par un épisode circonstancié, le nom attribué à un personnage ou á un lieu. Trois exemples sont analysés, dans les premiers chapitres du livre de la 'Genèse': Adam (formé à partir de adama, la 'terre ), Babel ('confusion') et Isaac (littéralement, 'il rira'). Après avoir mis en evidence les occurrences explicites ou cachées du radical hébraïque qui compose le patronyme, radical 'en situation' dans le contexte narratif, on signale les interprétations traditionnelles proposées par I 'exégèse juive. Pour vérifier si les traducteurs juifs ont tenu compte de ces réseaux de sens et tenté, ou non, de les restituer, on compare cinq traductions: deux antiques (la Septante, en grec, et Onkelos, en araméen) et trois contemporaines en franċais (la Bible du Rabbinat, Edmond Fleg, André Chouraqui). Au delà des contraintes linguistiques, on se demande si les choix des traducteurs ne sont pas influencés autant par un parti-pris ideologique que par la présence plus ou moins concrète de I'original hébraïque ou par son absence ou son éloignement.
La Bible hébraïque peut être abordée comrne l'un des textes fondateurs des trois grandes religions monothéïstes et analysée, en conséquence, d'un point de vue théologique, mystique, voire historique. Mais elle peut aussi être envisagée comme l'un des chefs d'oeuvre littéraires les plus accomplis, représentant un millénaire de création juive ininterrompue et offrant, à travers ses divers recueils, une riche variété de genres: poésie, récits historiques, code législatif, discours, proverbes, textes sapientiaux, etc.
Quelle que soit l'approche adoptée, on ne peut qu'être frappé par la place et le rôle des jeux de mots dans la Bible, à condition, bien sûr, de lire l'original hébraïque (ou de disposer d'une édition critique qui veuille bien accorder autant d'attention à la manière dont le texte s'exprime qu'à ce qu'il semble vouloir dire). Or, on constate que les traducteurs, lecteurs privilégiés de la Bible, n'ont pas nécessairement cherché à reproduire, dans la langue-cible, la fonction littéraire et théologique des jeux de mots. Cette étude se propose de vérifier la place du jeu de mots dans le texte biblique à travers un décryptage 'littéraire' du récit hébraïque, décryptage qui ne se contente pas d'appréhender le jeu de mots dans son contexte restreint mais qui le replace 'en situation', tout en l'inscrivant dans le réseau plus large de la langue et de la civilisation hébraiques. Tenant compte des exégèses traditionnelles, elle invite à découvrir l'approche juive du jeu de mots biblique. Puis, en s'appuyant sur un exemple précis (les jeux de mots sur trois noms propres du livre de ia Genese), elle tente de mettre en évidence les intentions explicites ou cachées dans la trame du récit biblique et dans son interprétation exégétique et vérifie dans quelle mesure des traducteurs juifs de l'antiquité et d'aujourd'hui ont tenté de les restituer.
1. Le jeu de mots dans la langue et dans l'exégèse hébraïques1
Si la Bible hébraïque ne possède pas de locution spécifique pour désigner le jeu de mots, la littérature post-biblique (notamment le Talmud, compilation de l'enseignement juif oral) emploie, pour désigner les calembours et autres jeux sur les mots, l'expression lachone nofel al lachone (littéralement: un mot, une formulation, qui 'tombe' sur un autre mot). Cette locution suggère que par le jeu des ressemblances formelles, un mot fait de l'ombre a l'autre, voilant sa présence au regard du lecteur sans pourtant la masquer tout à fait. Ce jeu de cache-cache permet de mettre en évidence une superposition de sens qui se laissent néanmoins discemer l'un-l'autre, par transparence. David Banon (1987:186) parle de "congruence" et traduit lachone nofel al lachone par: "un mot s'ajustant à l'autre". Par une sorte d'emboîtement des formes, la familiarité des sens se dévoile.
Mais il y a plus. Toute la langue hébraïque, au moms dans sa variante biblique, est considérée comme un réceptacle du sacré, d'oú son appellation: lechone ha-kodèch, forme composée qui signifie 'la langue du sacré' (et non pas 'la langue sainte', comme on le traduit à tort). La tradition juive, en effet, souligne que le monde a été créé par le 'dire' de Dieu en hébreu, par dix 'paroles' (devarim, concept traduit dans le préambule de l'Évangile selon saint-Jean par Logos, devenu Verbum dans la Vulgate: "Au commencement était le Verbe"). Dans ce sens, la langue et le texte bibliques constitueraient des microcosmes de 1'être sorti du néant, un vaste champ de 'jeux de mots' où se révéleraient les structures de la création.
1.1. L'oral et l'écrit
La tradition juive affirme que Dieu, en créant le monde, regardait dans la Torah (terme qui désigne, au sens strict, les Cinq Livres de Moise, ou Pentateuque, et au sens large, l'ensemble des 24 livres de la Bible hébraïque, l'Ancien testament des Chrétiens). On peut done, en principe, retrouver le secret de la nature des choses à travers la structure formelle des devarim, des mots de la Bible hébraïque. Conclusion logique si Ton sait qu'en hébreu, le concept davar signifie simultanément la 'parole' (le mot) et la 'chose' (Neher 1970:64, 99-100). En d'autres termes, le signifiant hébraïque serait une traduction photographique du signifié, tant graphique (l'écrit) que sonore (l'oral). II faut d'aiileurs souligner que 1'écriture hébraique note uniquement les consonnes. Pour donner un sens et une vie au texte biblique, appelé aussi Mikra (nom qui signifie: texte 'lu' ou 'à lire', à rapprocher du titre du livre sacré des musulmans, le Coran, de la même racine sémitique: KR'), il est nécessaire d'ecouter la lecture orale du texte sacré. L'énonciation à voix haute 'anime' les mots en introduisant les voyelles qui modifient la signification du radical (source inépuisable de jeux de mots interprétatifs).
Pour appréhender les deux modalités de la Révélation, écrite et orale, l'homme doit aussi compléter la lecture de la Torah écrite, du texte révélé, par l'interprétation révélée oralement, dans la Torah orale ou Talmud (qu'il fallut néanmoins mettre par écrit entre le IIéme et le VIéme siécles aprés l'ère vulgaire, lorsque la chaîne de la transmission orale sembla menacée de disparition). À ces textes 'révélés' se sont ajoutés des recueils d'exégèse traditionnelle: le Midrach (développement narratif ou législatif) et la Kabbalah ou Cabbale (développement ésotérique), sur lesquels nous reviendrons.
1.2. Traduire le sacré
Devant ce luxe de filtres interprétatifs, faut-il conclure que traduire le texte sacré est impossible? Non, car l'entreprise de traduction de la parole divine semble avoir été inscrite, dès l'origine, dans le projet divin, s'il faut en croire les rabbins de l'antiquité (Kaufmann 1997:note 1). Le Talmud affirme en effet qu'au moment de la révélation du Sinai", "toute parole que prononċa le Tout-puissant se fractionna en soixante-dix langages" (TB Chabbat 88b). De même, le texte biblique écrit par Josué sur des pierres enduites de chaux {Josué VIII,32), conformément à l'ordre donné par Moïse (Deutéronome XXVII,2-8), se lisait dans une langue et se traduisait dans 70 langues (Targoum et TB Sota 36a).
Mais si la transmission de la Torah en d'autres langues que l'hébreu n'est pas disqualifiée et peut-être considérée comme une 'interprétation' qui révèle l'une des "70 facettes" de chaque verset, seule la lecture de l'original hébreu porte en elle toutes les facettes et révèle la multiplicité des sens cachés (toujours selon la pensée rabbinique, mais aussi selon quelques penseurs contemporains, comme Walter Benjamin et Michel Foucault, cf. Banon 1987:177, 181-82). En effet, seul l'hébreu semble établir, par le davar, une correspondance absolue entre la parole qui nomme (davar/dibour) et l'objet (davar) qu'elle désigne.
1.3. Des jeux de mots fondateurs
II existe un texte révélateur qui tente de 'prouver' l'adéquation en hébreu entre le mot et la chose en s'appuyant sur un jeu de mots et sur une argumentation figurant dans le récit biblique de la création de la femme: "Celle-ci sera appelée icha (femme) car c'est d'un ich (homme) qu'elle a été prise" (Genèse II,23). Le Midrach Rabba (recueil exégétique du Véme siécle) considère que ce jeu de mots souligne le caractére non conventionnel et la primauté de la langue hébraïque sur les autres langues de 1'humanité (le mot 'femme' dérive en hébreu du mot 'homme' pour figurer, dans la langue, l'origine de la femme 'tirée' de 1'homme):
Entendrais-tu dire gyné-*gynia ou anthropi-*anthropia (un *femune femme, ou un homme-une *hommesse, en grec), ou gavra-*guevarta (un monsieur, une *monsieuse en araméen)? Mais on dit (en hébreu) ich-icha (un homme-une femme). Pourquoi? Parce qu'un terme appelle l'autre (lachone nofel al lachone). (Genèse Rabba 18,4)
Cette argumentation s'appuie sur une homophonie plutot que sur une stricte parenté grarnmaticale. En effet, à de rares exceptions près, les vocables hébraiques sont composés de racines de trois consonnes. Or les mots ich (aleph, yod, chine) et icha (aleph, chine, hey) ne présentent que deux consonnes communes (aleph et chine). Mais les exégètes trouvent un sens meme à la différence. Ils montrent qu'en réunissant les deux consonnes non conformes, yod et hey, on compose le vocable Yah, l'un des noms divins, première partie du Tétragramme (le Nom ineffable de Dieu, composé de quatre consonnes non vocalisées: yod, hey, vav, hey, que certains ont lu: Jehovah). Tandis que les deux consonnes communes composent le mot èch ('feu'). La tradition juive interprète done cette apparente 'etymologie' de la...