De Jean-Baptiste Mailly à Joseph-François Michaud: un moment de l’historiographie des croisades (1774-1841)
Jean Richard
Membre de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, professeur émérite à l'Université de Dijon
Quand le Tasse écrivait sa Jérusalem délivrée, l'histoire des croisades était encore bien proche de l'épopée. Mais l'histoire érudite était déjà à l'oeuvre, et la publication par Jacques Bongars de ses Gesta Dei per Francos, en 1611, en avait apporté la première grande réalisation. Le succès de l'Histoire des croisades pour la délivrance de la Terre Sainte du P. Louis Maimbourg, 2 vols (Paris, 1675-76), traduite en plusieurs langues et maintes fois rééditée, marquait une premiére étape dans le progrès de cette histoire: mais l'auteur se proposait avant tout de relater des exploits héroïques, des défaites glorieuses, sans trop s'interroger sur les motivations des acteurs de la croisade dont il ne doutait pas qu'elles fussent essentiellement religieuses. L'érudition poursuivait ses recherches: Du Cange, à côté de ses Familles d'Outre-mer, réunissait les matériaux de ses Dissertations. Et les Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, après avoir fait place aux historiens des croisades dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France, concevaient le plan d'une collection spécialement consacrée aux croisades: les 31 volumes du fonds dit de Dom Berthereau, conservés au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, montrent l'étendue de ce projet, qui faisait place à des historiens orientaux comme Ibn al-Athir, Ibn Khallikan ou al-Nasawi.1
Jusqu'à la fin du 17e siècle, l'idéal des croisades n'était généralement pas mis en cause par les historiens, qu'ils fussent catholiques ou protestants. Le Siécle des Lumières allait au contraire passer ces mêmes croisades au crible de sa critique, en les englobant dans le mépris que les esprits éclairés témoignaient au Moyen-Age. L'hostilité pour le catholicisme qui animait le courant de pensée philosophique s'alimentait dans la contestation des "guerres saintes." L'Histoire des croisades, publiée en 1751 par Voltaire, puis reprise dans son Essai sur les moeurs, en 1753, allait faire longtemps autorité. Le philosophe de Ferney déniait aux croisades tout effet bénéfique pour l'Europe, ne voyant comme apport de celles-ci que l'introduction de la lépre. Et les Encyclopédistes renchérissaient. S'il restait encore quelques apologistes des croisades, ils se situaient en dehors du courant de pensée dominant; on doit toutefois remarquer que l'idéal de la chevalerie conservait son emprise sur le public, et que celui-ci restait attaché au souvenir des héros de ces grandes aventures: le Tasse avait toujours ses lecteurs et inspirait les artistes qui donnaient dans le genre "troubadour."
Un professeur au collège de Dijon, Jean-Baptiste Mailly (1744-94), quelque peu polygraphe, s'avisa que les croisades constituaient avec la Ligue et la Fronde un des épisodes majeurs de l'histoire de France et qu'il valait la peine de leur consacrer un des volets d'un triptyque. Ainsi entreprit-il un Esprit des croisades on histoire politique et militaire des guerres entreprises par les chrétiens contre les mahométans pour le recouvrement de la Terre Sainte pendant les 11e, 12e et 13e siècles. Entamée en 1774, la rédaction n'avait pas dépassé la prise de Jérusalem quand furent imprimés les quatre premiers volumes, en 1784. Mais la suite ne parut jamais.2
Ce qui fait l'intérêt de l'entreprise de Mailly, c'est que l'auteur, tout en protestant de son admiration pour Voltaire, mettait en cause la méthode historique de celui-ci, en soulignant la nécessité de s'appuyer sur une documentation solide. Les "Notes historiques et critiques sur les auteurs cités dans cet ouvrage" n'occupent pas moms de 141 pages de son premier livre, et font place même à des auteurs byzantins et orientaux à l'égard desquels il partageait néammoins les préjugés du temps. II affirmait sa volonté de se dégager d'une "fausse philosophie," tout en restant prisonnier des idées en vogue: c'est ainsi que tout ce qui relève du merveilleux est pour lui fourberie ou supercherie, et que le mot de "fanatisme" revient sans cesse sous sa plume. II comprend mal le facteur religieux auquel il lui arrive cependant de se référer. Mais il entend joindre au récit des événements un tableau des causes, des origines et des conséquences des croisades, ce qui l'amène à brosser un panorama de l'Europe, et il sait discerner les renouvellements qu'ont apportés ces expéditions, en particulier en ce qui concerne la liberié des hommes.
Nous avons supposé que l'interruption de son Esprit des croisades pouvait être mise en rapport avec le départ de Dijon pour Clairvaux de la célèbre bibliothèque de Bouhier où il avait puisé son information. L'oeuvre avait eu un certain succès; elle avait connu une traduction allemande. Mais peut-être Mailly avait-il manqué de souffle pour mener son entreprise à terme.
Celle de Friedrich Wilken, la monumentale Geschichte der Kreuzzüge, qui allait se poursuivre de 1807 à 1832, était partie d'un autre point de vue, celui de l'orientalisme: c'est par un commentaire du récit des guerres des croisades par Abu'l Fida que l'auteur avait, en 1798, inauguré sa recherche.
Par contre, la nouvelle Histoire des croisades qui allait paraître en France n'était pas, dans son origine, très éloignée de celle de Mailly. L'auteur, Joseph-François Michaud, né en Savoie en 1767,3 avait comme son prédécesseur, fait ses débuts dans le journalisme, tout en publiant des poèmes et des traductions. II avait pris parti contre les Révolutionnaires, ce qui lui avait valu de courir de réels dangers. Sa première oeuvre historique, une Histoire de l'empire de Mysore, parue en 1801, relevait elle aussi du journalisme, en fournissant un aliment à la curiosité du public pour le fameux Tippou-Sahib. Mais il collaborait avec son frère, Louis-Gabriel, qui s'était associé à Guignet pour fonder une maison d'édition (celle qui publia la célèbre Biographie universelle ancienne et moderne, dite Biographie Michaud). Or, en 1805, ce demier, voulant publier un roman historique qu'avait écrit une femme de lettres alors en vogue, Mme Cottin (Sophie Ristaud, 1773-1807), demanda à son frère d'écrire une introduction historique à ce livre, qui avait pour thème un épisode romanesque de la Troisième Croisade, le projet de mariage du frère de Saladin et de la soeur de Richard Coeur de Lion.4 Ce "Tableau historique des trois premières croisades," selon un de ses biographes, ne devait pas être retenu "comme un grand titre à sa louange." Mais Michaud s'avisa qu'il n'y avait pas eu depuis longtemps de livre important sur les croisades et qu'il tenait là "un beau et riche sujet."5
Il devait écrire plus tard:
En commençant cet ouvrage, j'étais bien loin de connaître la tâche que je m'étais imposée: animé par l'intérêt de mon sujet, plein d'une trop graiide confiance en mes forces, je croyais sans cesse toucher au terme de mon travail, semblable à ces pauvres villageois qui ... croyaient à chaque ville qu'ils rencontraient être arrivés à Jérusalem.6
Il avouait en 1829 qu'il n'avait pas eu alors l'idée de l'importance de la documentation qu'il allait lui falloir réunir, apprécier et mettre en oeuvre.7
C'est ce qui rend si attachant le personnage de cet homme qui, littérateur au départ, attiré par un sujet apparemment neuf, en découvre progressivement les exigences qu'il accepte, remettant sans cesse l'ouvrage sur le métier, tout en se passionnant pour l'objet de son oeuvre. "Le travail que je me suis imposé et qui m'a occupé sans relâche pendant tant d'années," devait-il écrire,
est devenu pour moi, je dois l'avouer, comme une habitude de vie à laquelle j'ai peine à renoncer. En quittant les croisés avec lesquels j'ai vécu et les vieux chroniqueurs qui m'ont servi de guides, il me semble ... que je me sépare des objets d'une anciemie amitié. J'ai commencé à les connaître dans ma jeunesse, je les ai suivis dans mon âge mûr. Et naguère ne m'a-t-on pas vu, en cheveux blancs, les suivre encore sur le chemin de Jérusalem?8
Inaugurée en 1811 par l'édition d'un premier volume, vite suivi d'un second, l'Histoire des croisades connut un succès immédiat et ouvrit à l'auteur, le 5 août 1813, les portes de la seconde classe de l'Institut de France, qui allait redevenir bientôt l'Académie françaisc.9 C'est pendant les Cent Jours —son attachement à Louis XVIII l'avait obligé à quitt...