La petite Roque
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La petite Roque

Guy de Maupassant

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La petite Roque

Guy de Maupassant

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La Petite Roque: une fillette violĂ©e et Ă©tranglĂ©e dont le facteur d'un village comme les autres dĂ©couvre le cadavre lors de sa promenade matinale. " Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci? - Qui sait? Tout le monde est capable de ça. Tout le monde en particulier et personne en gĂ©nĂ©ral. " La folie chez Maupassant frappe oĂč elle veut, quand elle veut. C'est elle qui prĂ©cipite l'affreux Renardet (le maire de la commune) sur sa petite victime. Qui pousse une malheureuse servante Ă  l'infanticide (Rosalie Prudent). Un vieux paysan Ă  la pendaison lorsqu'il se sent dĂ©possĂ©dĂ© de son bien par le remariage de sa bru (Le PĂšre Amable). Et, quand nous ne sommes pas fous, c'est la vie qui se charge de l'ĂȘtre pour nous: ainsi le hĂ©ros de L'Ermite dĂ©couvrira, en regardant une photo sur une cheminĂ©e, que la gentille serveuse avec laquelle il vient de passer la nuit est sa fille.

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Information

Year
2018
ISBN
9782322160624
Edition
1

I

Quelle singuliĂšre idĂ©e j’ai eue, vraiment, ce soir-lĂ , de choisir pour reine Mlle Perle !
Je vais tous les ans faire les Rois chez mon vieil ami Chantal. Mon pĂšre, dont il Ă©tait le plus intime camarade, m’y conduisit quand j’étais enfant. J’ai continuĂ©, et je continuerai sans doute tant que je vivrai, et tant qu’il y aura un Chantal en ce monde.
Les Chantal, d’ailleurs, ont une existence singuliùre ; ils vivent à Paris comme s’ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson.
Ils possùdent, auprùs de l’Observatoire, une maison dans un petit jardin. Ils sont chez eux, là, comme en province. De Paris, du vrai Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien ; ils sont si loin ! si loin ! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long voyage. Mme Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la famille. Voici comment on va aux grandes provisions.
Mlle Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les armoires au linge sont administrĂ©es par la maĂźtresse elle-mĂȘme), Mlle Perle prĂ©vient que le sucre touche Ă  sa fin, que les conserves sont Ă©puisĂ©es, qu’il ne reste plus grand-chose au fond du sac Ă  cafĂ©.
Ainsi mise en garde contre la famine, Mme Chantal passe l’inspection des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d’abord Ă  de longs calculs et ensuite Ă  de longues discussions avec Mlle Perle. On finit cependant par se mettre d’accord et par fixer les quantitĂ©s de chaque chose dont on se pourvoira pour trois mois : sucre, riz, pruneaux, cafĂ©, confitures, boĂźtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons salĂ©s ou fumĂ©s, etc.
AprĂšs quoi, on arrĂȘte le jour des achats et on s’en va, en fiacre, dans un fiacre Ă  galerie, chez un Ă©picier considĂ©rable qui habite au-delĂ  des ponts, dans les quartiers neufs.
Mme Chantal et Mlle Perle font ce voyage ensemble, mystĂ©rieusement, et reviennent Ă  l’heure du dĂźner, extĂ©nuĂ©es, bien qu’émues encore, et cahotĂ©es dans le coupĂ©, dont le toit est couvert de paquets et de sacs, comme une voiture de dĂ©mĂ©nagement.
Pour les Chantal, toute la partie de Paris situĂ©e de l’autre cotĂ© de la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habitĂ©s par une population singuliĂšre, bruyante, peu honorable, qui passe les jours en dissipations, les nuits en fĂȘtes, et qui jette l’argent par les fenĂȘtres. De temps en temps cependant, on mĂšne les jeunes filles au thĂ©Ăątre, Ă  l’OpĂ©ra-Comique ou au Français, quand la piĂšce est recommandĂ©e par le journal que lit M. Chantal.
Les jeunes filles ont aujourd’hui dix-neuf et dix-sept ans ; ce sont deux belles filles, grandes et fraĂźches, trĂšs bien Ă©levĂ©es, trop bien Ă©levĂ©es, si bien Ă©levĂ©es qu’elles passent inaperçues comme deux jolies poupĂ©es. Jamais l’idĂ©e ne me viendrait de faire attention ou de faire la cour aux demoiselles Chantal ; c’est Ă  peine si on ose leur parler, tant on les sent immaculĂ©es ; on a presque peur d’ĂȘtre inconvenant en les saluant.
Quant au pĂšre, c’est un charmant homme, trĂšs instruit, trĂšs ouvert, trĂšs cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la tranquillitĂ©, et qui a fortement contribuĂ© Ă  momifier ainsi sa famille pour vivre Ă  son grĂ©, dans une stagnante immobilitĂ©. Il lit beaucoup, cause volontiers, et s’attendrit facilement. L’absence de contacts, de coudoiements et de heurts a rendu trĂšs sensible et dĂ©licat son Ă©piderme, son Ă©piderme moral. La moindre chose l’émeut, l’agite et le fait souffrir.
Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils Ă©changent aussi deux ou trois visites par an avec des parents qui habitent au loin.
Quant à moi, je vais dßner chez eux le 15 août et le jour des Rois. Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pùques pour les catholiques.
Le 15 août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul convive étranger.

II

Donc, cette annĂ©e, comme les autres annĂ©es, j’ai Ă©tĂ© dĂźner chez les Chantal pour fĂȘter l’Épiphanie.
Selon la coutume, j’embrassai M. Chantal, Mme Chantal et Mlle Perle, et je fis un grand salut Ă  Mlles Louise et Pauline. On m’interrogea sur mille choses, sur les Ă©vĂ©nements du boulevard, sur la politique, sur ce qu’on pensait dans le public des affaires du Tonkin, et sur nos reprĂ©sentants. Mme Chantal, une grosse dame, dont toutes les idĂ©es me font l’effet d’ĂȘtre carrĂ©es Ă  la façon des pierres de taille, avait coutume d’émettre cette phrase comme conclusion Ă  toute discussion politique : « Tout cela est de la mauvaise graine pour plus tard. » Pourquoi me suis-je toujours imaginĂ© que les idĂ©es de Mme Chantal sont carrĂ©es ? Je n’en sais rien ; mais tout ce qu’elle dit prend cette forme dans mon esprit : un carrĂ©, un gros carrĂ© avec quatre angles symĂ©triques. Il y a d’autres personnes dont les idĂ©es me semblent toujours rondes et roulantes comme des cerceaux. DĂšs qu’elles ont commencĂ© une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort par dix, vingt, cinquante idĂ©es rondes, des grandes et des petites que je vois courir l’une derriĂšre l’autre, jusqu’au bout de l’horizon. D’autres personnes aussi ont des idĂ©es pointues... Enfin, cela importe peu.
On se mit Ă  table comme toujours, et le dĂźner s’acheva sans qu’on eĂ»t dit rien Ă  retenir.
Au dessert, on apporta le gĂąteau des Rois. Or, chaque annĂ©e, M. Chantal Ă©tait roi. Était-ce l’effet d’un hasard continu ou d’une convention familiale, je n’en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fĂšve dans sa part de pĂątisserie, et il proclamait reine Mme Chantal. Aussi, fus-je stupĂ©fait en sentant dans une bouchĂ©e de brioche quelque chose de trĂšs dur qui faillit me casser une dent. J’îtai doucement cet objet de ma bouche et j’aperçus une petite poupĂ©e de porcelaine, pas plus grosse qu’un haricot. La surprise me fit dire : « Ah ! » On me regarda, et Chantal s’écria en battant des mains : « C’est Gaston. C’est Gaston. Vive le roi ! vive le roi ! »
Tout le monde reprit en chƓur : « Vive le roi ! » Et je rougis jusqu’aux oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un peu sottes. Je demeurais les yeux baissĂ©s, tenant entre deux doigts ce grain de faĂŻence, m’efforçant de rire et ne sachant que faire ni que dire, lorsque Chantal reprit : « Maintenant, il faut choisir une reine. »
Alors je fus atterrĂ©. En une seconde, mille pensĂ©es, mille suppositions me traversĂšrent l’esprit. Voulait-on me faire dĂ©signer une des demoiselles Chantal ? Était-ce lĂ  un moyen de me faire dire celle que je prĂ©fĂ©rais ? Était-ce une douce, lĂ©gĂšre, insensible poussĂ©e des parents vers un mariage possible ? L’idĂ©e de mariage rĂŽde sans cesse dans toutes les maisons Ă  grandes filles et prend toutes les formes, tous les dĂ©guisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre m’envahit, et aussi une extrĂȘme timiditĂ©, devant l’attitude si obstinĂ©ment correcte et fermĂ©e de Mlles Louise et Pauline. Élire l’une d’elles au dĂ©triment de l’autre me sembla aussi difficile que de choisir entre deux gouttes d’eau ; et puis, la crainte de m’aventurer dans une histoire oĂč je serais conduit au mariage malgrĂ© moi, tout doucement, par des procĂ©dĂ©s aussi discrets, aussi inaperçus et aussi calmes que cette royautĂ© insignifiante, me troublait horriblement.
Mais tout Ă  coup, j’eus une inspiration, et je tendis Ă  Mlle Perle la poupĂ©e symbolique. Tout le monde fut d’abord surpris, puis on apprĂ©cia sans doute ma dĂ©licatesse et ma discrĂ©tion, car on applaudit avec furie. On criait : « Vive la reine ! vive la reine »
Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute contenance ; elle tremblait, effarée, et balbutiait : « Mais non... mais non... mais non... pas moi... Je vous en prie... pas moi... Je vous en prie... »
Alors, pour la premiĂšre fois de ma vie, je regardai Mlle Perle, et je me demandai ce qu’elle Ă©tait.
J’étais habituĂ© Ă  la voir dans cette maison, comme on voit les vieux fauteuils de tapisserie sur lesquels on s’assied depuis son enfance sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce qu’un rayon de soleil tombe sur le siĂšge, on se dit tout Ă  coup : « Tiens, mais il est fort curieux, ce meuble » ; et on dĂ©couvre que le bois a Ă©tĂ© travaillĂ© par un artiste, et que l’étoffe est remarquable. Jamais je n’avais pris garde Ă  Mlle Perle.
Elle faisait partie de la famille Chantal, voilĂ  tout ; mais comment ? À quel titre ? – C’était une grande personne maigre qui s’efforçait de rester inaperçue, mais qui n’était pas insignifiante. On la traitait amicalement, mieux qu’une femme de charge, moins bien qu’une parente. Je saisissais tout Ă  coup, maintenant, une quantitĂ© de nuances dont je ne m’étais point souciĂ© jusqu’ici ! Mme Chantal disait : « Perle. » Les jeunes filles : « Mademoiselle Perle », et Chantal ne l’appelait que « Mademoiselle », d’un air plus rĂ©vĂ©rend peut-ĂȘtre.
Je me mis Ă  la regarder. – Quel Ăąge avait-elle ? Quarante ans ? Oui, quarante ans. – Elle n’était pas vieille, cette fille, elle se vieillissait. Je fus soudain frappĂ© par cette remarque. Elle se coiffait, s’habillait, se parait ridiculement, et, malgrĂ© tout, elle n’était point ridicule, tant elle portait en elle de grĂące simple, naturelle, de grĂące voilĂ©e, cachĂ©e avec soin. Quelle drĂŽle de crĂ©ature, vraiment ! Comment ne l’avais-je jamais mieux observĂ©e ? Elle se coiffait d’une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout Ă  fait farces ; et, sous cette chevelure Ă  la Vierge conservĂ©e, on voyait un grand front calme, coupĂ© par deux rides profondes, deux rides de longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides, si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restĂ©s si naĂŻfs, pleins d’étonnement de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins qui avaient passĂ© dedans, en les attendrissant, sans les troubler.
Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes émotions de la vie.
Quelle jolie bouche ! et quelles jolies dents ! Mais on eĂ»t dit qu’elle n’osait pas sourire !
Et, brusquement, je la comparai à Mme Chantal ! Certes, Mlle Perle était mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fiÚre.
J’étais stupĂ©fait de mes observations. On versait du champagne. Je tendis mon verre Ă  la reine, en portant sa santĂ© avec un compliment bien tournĂ©. Elle eut envie, je m’en aperçus, de se cacher la figure dans sa serviette ; puis comme elle trempait ses lĂšvres dans le vin clair, tout le monde cria : « La reine boit ! la reine boit ! » Elle devint alors toute rouge et s’étrangla. On riait ; mais je vis bien qu’on l’aimait beaucoup dans la maison.

III

DĂšs que le dĂźner fut fini, Chantal me prit par le bras. C’était l’heure de son cigare, heure sacrĂ©e. Quand il Ă©tait seul, il allait le fumer dans la rue ; quand il avait quelqu’un Ă  dĂźner, on montait au billard, et il jouait en fumant. Ce soir-lĂ , on avait mĂȘme fait du feu dans le billard, Ă  cause des Rois ; et mon vieil ami prit sa queue, une queue trĂšs fine qu’il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit :
– À toi, mon garçon !
Car il me tutoyait, bien que j’eusse vingt-cinq ans, mais il m’avait vu tout enfant.
Je commençai donc la partie ; je fis quelques carambolages ; j’en manquai quelques autres ; mais comme la pensĂ©e de Mlle Perle me rĂŽdait dans la tĂȘte, je demandai tout Ă  coup :
– Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que Mlle Perle est votre parente ?
Il cessa de jouer, trÚs étonné, et me regarda.
– Comment, tu ne sais pas ? tu ne connais pas l’histoire de Mlle Perle ?
– Mais non.
– Ton pĂšre ne te l’a jamais racontĂ©e ?
– Mais non.
– Tiens, tiens, que c’est drîle ! ah ! par exemple, que c’est drîle ! Oh ! mais, c’est toute une aventure !
Il se tut, puis reprit :
– Et si tu savais comme c’est singulier que tu me demandes ça aujourd’hui, un jour des Rois.
– Pourquoi ?
– Ah ! pourquoi ! Écoute. VoilĂ  de cela quarante et un ans, quarante et un ans aujourd’hui mĂȘme, jour de l’Épiphanie. Nous habitions alors RoĂŒy-le-Tors, sur les remparts ; mais il faut d’abord t’expliquer la maison pour que tu comprennes bien. RoĂŒy est bĂąti sur une cĂŽte, ou plutĂŽt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions lĂ  une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l’air par les vieux murs de dĂ©fense. Donc la maison Ă©tait dans la ville, dans la rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d’un escalier secret qui descendait dans l’épaisseur des murs, comme on en trouve dans les romans. Une route passait devant cette porte qui Ă©tait munie d’une grosse cloche, car les paysans, pour Ă©viter le grand tour, apportaient par lĂ  leurs provisions.
Tu vois bien les lieux, n’est-ce pas ? Or, cette annĂ©e-lĂ , aux Rois, il neigeait depuis une semaine. On eut dit la fin du monde. Quand nous allions aux remparts regarder la plaine, ça nous faisait froid dans l’ñme, cet immense pays blanc, tout blanc, glacĂ©, et qui luisait comme du vernis. On eĂ»t dit que le bon Dieu avait empaquetĂ© la terre pour l’envoyer au grenier des vieux mondes. Je t’assure que c’était bien triste.
Nous demeurions en famille Ă  ce moment-lĂ , et nombreux, trĂšs nombreux : mon pĂšre, ma mĂšre, mon oncle et ma tante, mes deux frĂšres et mes quatre cousines ; c’étaient de jolies fillettes ; j’ai Ă©pousĂ© la derniĂšre. De tout ce monde-lĂ , nous ne sommes plus que trois survivants : ma femme, moi et ma belle-sƓur qui habite Marseille. Sacristi, comme ça s’égrĂšne, une famille ! ça me fait trembler quand j’y pense ! Moi, j’avais quinze ans, puisque j’en ai cinquante-six.
Donc, nous allions fĂȘter les Rois, et nous Ă©tions trĂšs gais, trĂšs gais ! Tout le monde attendait le dĂźner dans le salon, quand mon frĂšre aĂźnĂ©, Jacques, se mit Ă  dire : « Il y a un chien qui hurle dans la plaine depuis dix minutes, ça doit ĂȘtre une pauvre bĂȘte perdue. »
Il n’avait pas fini de parler, que la cloche du jardin tinta. Elle avait un gros son de cloche d’église qui faisait penser aux morts. Tout le monde en frissonna. Mon pĂšre appela le domestique et lui dit d’aller voir. On attendit en grand silence ; nous pensions Ă  la neige qui couvrait toute la terre. Quand l’homme revint, il affirma qu’il n’avait rien vu. Le chien hurlait toujours, sans cesse, et sa voix ne changeait point de place.
On se mit Ă  table ; mais nous Ă©tions un peu Ă©mus, surtout les jeunes. Ça alla bien jusqu’au rĂŽti, puis voilĂ  que la cloche se remet Ă  sonner, trois fois de suite, trois grands coups, longs, qui ont vibrĂ© jusqu’au bout de nos doigts et qui nous ont coupĂ© le souffle, tout net. Nous restions Ă  nous regarder, la fourchette en l’air, Ă©coutant toujours, et saisis d’une espĂšce de peur surnaturelle.
...

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