L'impossible pour horizon
L'essence de l'exploration de l'espace
Jacques Arnould
- 98 pages
- French
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L'impossible pour horizon
L'essence de l'exploration de l'espace
Jacques Arnould
About This Book
En ces temps-lĂ , la Terre Ă©tait plate et ronde comme une assiette. Elle Ă©tait ceinturĂ©e par le fleuve OcĂ©an qui paraissait sans limites; en son milieu, s'Ă©talait la mer MĂ©diterranĂ©e que nos ancĂȘtres, dans un sentiment mĂȘlĂ© d'affection et de crainte, appelaient Mare nostrum, notre Mer. Au-dessus, comme un grand saladier retournĂ©, la voĂ»te solide du ciel portait les Ă©toiles. Tel apparaissait le monde, aux yeux et dans l'imagination de ceux qui nous ont prĂ©cĂ©dĂ©s. Un monde Ă leur taille, autrement dit Ă la hauteur de leurs yeux de bipĂšde, Ă la hauteur des arbres qu'ils escaladaient encore avec aisance, Ă la hauteur des collines qu'ils gravissaient, Ă la hauteur des premiers Ă©difices qu'ils construisaient. Parce qu'elle Ă©tait plate, la Terre avait la taille des horizons humains; pour l'explorer, il suffisait de mettre un pied devant l'autre et de rĂ©pĂ©ter ce geste sans crainte ni lassitude. La curiositĂ© faisait le reste. Au VIIe siĂšcle avant notre Ăšre, alors que les Babyloniens construisaient la plus haute des tours jusqu'alors jamais dressĂ©es, celle que l'histoire connaĂźt sous le nom de « tour de Babel » et dont le sommet culminait Ă quatre-vingt-dix mĂštres, Ă cette Ă©poque donc surgirent en GrĂšce une poignĂ©e d'hommes, Ă la fois philosophes, gĂ©omĂštres et astronomes. Ils ne se contentĂšrent pas de ce que leurs yeux voyaient; ils voulurent connaĂźtre le comment et le pourquoi du monde. Ils comprirent qu'ils ne pourraient acquĂ©rir cette connaissance qu'en alliant leur intelligence Ă une autre extraordinaire capacitĂ© dont la nature avait dotĂ© la nature humaine: l'imagination, cette capacitĂ© Ă s'absenter de l'immĂ©diate rĂ©alitĂ©, Ă se projeter au-delĂ de l'horizon, dans un ailleurs, dans un au-delĂ . Ils n'eurent aucune hĂ©sitation: ils conçurent une Terre sphĂ©rique, des antipodes, des astres qui orbitent autour de ce globe et passent « en dessous ». Le monde dĂ©bordait ses anciennes limites, dĂ©bordait les horizons humains, pour se cacher derriĂšre sa propre courbure. Toutefois, pour dĂ©couvrir ces terres inconnues, pour dĂ©passer les limites mouvantes de leurs horizons, il ne leur suffirait pas d'embarquer Ă bord de navires pour affronter les ocĂ©ans; il leur faudrait aussi escalader le ciel, rejoindre les oiseaux et peut-ĂȘtre mĂȘme le domaine des dieux. L'exploration de la Terre devenait l'affaire des ingĂ©nieurs et des savants autant que des aventuriers. Or, ce que nous appelons aujourd'hui l'espace demeura longtemps inaccessible aux humains, non parce qu'il se trouvait Ă une altitude inatteignable en absence des principes et des techniques de l'astronautique moderne, mais par suite d'une reprĂ©sentation dualiste de la rĂ©alitĂ©. Parce qu'elle apparaissait comme un tout ordonnĂ© et beau, les Grecs avaient donnĂ© Ă la rĂ©alitĂ© cĂ©leste le nom de cosmos, par opposition Ă la terre, lieu de l'imperfection, de l'altĂ©ration, de l'incomplĂ©tude et, en fin de compte, de la mort. Les planĂštes et les Ă©toiles se trouvaient accrochĂ©es Ă des sphĂšres de cristal, immuables, Ă©ternelles, inatteignables pour les mortels humains, tant qu'ils ne s'Ă©taient pas dĂ©barrassĂ©s de leur enveloppe charnelle, au cours d'une expĂ©rience mystique ou en subissant la mort. Il a fallu une rĂ©volution, celle que nous qualifions dĂ©sormais de copernicienne, pour briser Ă la fois les sphĂšres cĂ©lestes et l'interdiction de les rejoindre. GalilĂ©e fut l'un des premiers rĂ©volutionnaires: grĂące Ă ses observations astronomiques, il montra que la Terre et le Ciel Ă©taient faits de la mĂȘme Ă©toffe, de la mĂȘme matiĂšre et, par voie de consĂ©quence, appartenaient au mĂȘme monde. Ainsi dĂ©fendait-il l'unification et l'uniformisation de l'univers, de son contenu et de ses lois. Ă GalilĂ©e, qui lui avait envoyĂ© en avril 1610 le compte-rendu de ses observations et de ses conclusions sous la forme d'un ouvrage intitulĂ© Le Messager cĂ©leste, Johannes Kepler dĂ©cida d'apporter son soutien et, en onze jours, rĂ©digea sa Conversation avec le messager cĂ©leste. Il y Ă©crivit: « Il ne manquera certainement pas de pionniers, lorsque nous aurons maĂźtrisĂ© l'art du vol. Qui avait pu penser que la navigation Ă travers le vaste ocĂ©an se rĂ©vĂ©lerait moins dangereuse et plus tranquille que celle dans les golfes, proches mais menaçants, de l'Adriatique, de la Baltique ou de l'Asie? CrĂ©ons des navires et des voiliers appropriĂ©s Ă l'Ă©ther cĂ©leste et beaucoup de ne seront pas effrayĂ©s par ces immensitĂ©s vides. Entretemps, nous prĂ©parerons, pour ces courageux voyageurs des cieux, les cartes des corps cĂ©lestes â moi celles de la Lune et vous, GalilĂ©e, celles de Jupiter. » GrisĂ© Ă la pensĂ©e que l'humanitĂ© puisse un jour Ă©chapper Ă sa prison terrestre, au petit cachot dĂ©crit au cours du mĂȘme siĂšcle par Pascal, Kepler Ă©tait persuadĂ© que, dĂ©sormais, rien ne serait trop haut, ni trop loin, pour que l'humain ne puisse dĂ©cider ni entreprendre de le rejoindre. PlutĂŽt que de s'interroger sur la maniĂšre dont il conviendrait de construire ces vaisseaux du ciel, Kepler prĂ©fĂ©ra confier aux ingĂ©nieurs la tĂąche d'inventer l'art de voler et se consacrer lui-mĂȘme Ă l'Ă©laboration des cartes dont useraient les premiers navigateurs cĂ©lestes. Il considĂ©ra comme indispensable le travail de cartographie qui revient aux astronomes, afin de deviner, de dĂ©couvrir, les mondes et les Ăźles, les Ă©cueils et les rĂ©cifs que les conquistadors de l'espace rencontreraient au cours de leur navigation. Ainsi en Ă©tait-ce fini du travail des astrologues et des devins: il n'Ă©tait plus question de lire dans le ciel le sort ou pire la punition rĂ©servĂ©e par quelque puissance cĂ©leste Ă ceux qui oseraient pĂ©nĂ©trer dans leur domaine. Il s'agissait de prĂȘter main forte Ă ceux qui tenteraient demain d'Ă©crire eux-mĂȘmes dans le ciel le destin de l'humanitĂ©, aux futurs explorateurs de l'espace. Des siĂšcles ont passĂ©, les humains ont conquis l'air, puis l'espace. Ils ont marquĂ© de leurs pas le sol de la Lune et de leurs roues celui de Mars. Ils ont acquis la vision des dieux et laissĂ© leurs regards se perdre dans un gouffre profond de prĂšs de 13 milliards d'annĂ©es-lumiĂšre. Dans cet Ă©poustouflant mouvement de l'intelligence, de l'audace et de l'imaginaire humains, la Terre et, avec elle, l'univers tout entier paraissent redevenus plats: aucun pli, aucune courbure pour en dissimuler quelque recoin. Du moins en apparence, loin des thĂ©ories astronomiques et cosmologiques, loin des dĂ©bats suscitĂ©s par la thĂ©orie de Jean-Pierre Luminet d'un univers chiffonnĂ©, « concurrente » des modĂšles d'univers hĂ©ritĂ©s des travaux de Friedman et de LemaĂźtre. Non, il s'agit de la seule expĂ©rience « phĂ©nomĂ©nologique », celle que nous pouvons faire en dĂ©couvrant, en contemplant les images de l'univers: ne nous retrouvons-nous pas dans la peau des premiers Sapiens, levant leur nez vers l'horizon? Plus prĂ©cisĂ©ment, n'Ă©prouvons-nous pas un sentiment analogue Ă l'oppression dĂ©crite par Pierre Loti dans son Roman d'un spahi, Ă©crit en 1881, celle vĂ©cue par un jeune montagnard envoyĂ© au SĂ©nĂ©gal qui dĂ©couvre le dĂ©sert? « Cette platitude sans fin le gĂȘnait, Ă©crit Loti; elle oppressait son imagination, habituĂ©e Ă contempler des montagnes; il Ă©prouvait comme un besoin d'avancer toujours, comme pour Ă©largir son horizon, comme pour voir au-delĂ . » Loti a raison: l'imagination humaine n'aime guĂšre les horizons trop plats, trop dĂ©gagĂ©s; elle a besoin de rencontrer des rĂ©sistances, des freins, des contraintes pour mieux les rompre, pour mieux les franchir et entraĂźner ainsi les humains vers de nouvelles terrae incognitae, de nouveaux territoires inconnus. L'expĂ©rience que nous avons aujourd'hui de la rĂ©alitĂ©, de l'Ă©chelle subatomique Ă l'Ă©chelle astronomique, possĂšde-t-elle suffisamment de reliefs auxquels notre imaginaire puisse se heurter ou bien se rĂ©vĂšle-t-elle au contraire trop plate pour le stimuler encore? Est-il possible que le puissant ressort de l'exploration puisse un jour manquer Ă l'humanitĂ©?