§ 1. ImpulsivitĂ©, mobilitĂ© et irritabilitĂ© des foules.âLa foule est le jouet de toutes les excitations extĂ©rieures et en reflĂšte les incessantes variations.âLes impulsions auxquelles elle obĂ©it sont assez impĂ©rieuses pour que l'intĂ©rĂȘt personnel s'efface.âRien n'est prĂ©mĂ©ditĂ© chez les foules.âAction de la race.â§ 2. SuggestibilitĂ© et crĂ©dulitĂ© des foules.âLeur obĂ©issance aux suggestions.âLes images Ă©voquĂ©es dans leur esprit sont prises par elles pour des rĂ©alitĂ©s.âPourquoi ces images sont semblables pour tous les individus qui composent une foule.âĂgalisation du savant et de l'imbĂ©cile dans une foule.âExemples divers des illusions auxquelles tous les individus d'une foule sont sujets.âImpossibilitĂ© d'accorder aucune crĂ©ance au tĂ©moignage des foules.âL'unanimitĂ© de nombreux tĂ©moins est une des plus mauvaises preuves qu'on puisse invoquer pour Ă©tablir un fait.âFaible valeur des livres d'histoire.â§ 3. ExagĂ©ration et simplisme des sentiments des foules.âLes foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et vont toujours aux extrĂȘmes.âLeurs sentiments sont toujours excessifs.â§ 4. IntolĂ©rance, autoritarisme et conservatisme des foules.âRaisons de ces sentiments.âServilitĂ© des foules devant une autoritĂ© forte.âLes instincts rĂ©volutionnaires momentanĂ©s des foules ne les empĂȘchent pas d'ĂȘtre extrĂȘmement conservatrices.âElles sont d'instinct hostiles aux changements et au progrĂšs.â§ 5. MoralitĂ© des foules.âLa moralitĂ© des foules peut, suivant les suggestions, ĂȘtre beaucoup plus basse ou beaucoup plus haute que celle des individus qui les composent.âExplication et exemples.âLes foules ont rarement pour guide l'intĂ©rĂȘt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de l'individu isolĂ©.âRĂŽle moralisateur des foules.
AprÚs avoir indiqué d'une façon trÚs générale les principaux caractÚres des foules, il nous reste à pénétrer dans le détail de ces caractÚres.
On remarquera que, parmi les caractĂšres spĂ©ciaux des foules, il en est plusieurs, tels que l'impulsivitĂ©, l'irritabilitĂ©, l'incapacitĂ© de raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagĂ©ration des sentiments, et d'autres encore, que l'on observe Ă©galement chez les ĂȘtres appartenant Ă des formes infĂ©rieures d'Ă©volution, tels que la femme, le sauvage et l'enfant; mais c'est lĂ une analogie que je n'indique qu'en passant. Sa dĂ©monstration sortirait du cadre de cet ouvrage. Elle serait inutile, d'ailleurs, pour les personnes au courant de la psychologie des primitifs, et resterait toujours peu convaincante pour celles qui ne la connaissent pas.
J'aborde maintenant l'un aprĂšs l'autre les divers caractĂšres que l'on peut observer dans la plupart des foules.
§ 1.âIMPULSIVITĂ, MOBILITĂ ET IRRITABILITĂ DES FOULES
La foule, avons-nous dit en Ă©tudiant ses caractĂšres fondamentaux, est conduite presque exclusivement par l'inconscient. Ses actes sont beaucoup plus sous l'influence de la moelle Ă©piniĂšre que sous celle du cerveau. Elle se rapproche en cela des ĂȘtres tout Ă fait primitifs. Les actes exĂ©cutĂ©s peuvent ĂȘtre parfaits quant Ă leur exĂ©cution, mais, le cerveau ne les dirigeant pas, l'individu agit suivant les hasards des excitations. Une foule est le jouet de toutes les excitations extĂ©rieures et en reflĂšte les incessantes variations. Elle est donc esclave des impulsions qu'elle reçoit. L'individu isolĂ© peut ĂȘtre soumis aux mĂȘmes excitants que l'homme en foule; mais comme son cerveau lui montre les inconvĂ©nients d'y cĂ©der, il n'y cĂšde pas. C'est ce qu'on peut physiologiquement exprimer en disant que l'individu isolĂ© possĂšde l'aptitude Ă dominer ses rĂ©flexes, alors que la foule ne la possĂšde pas.
Ces impulsions diverses auxquelles obĂ©issent les foules pourront ĂȘtre, suivant les excitations, gĂ©nĂ©reuses ou cruelles, hĂ©roĂŻques ou pusillanimes, mais elles seront toujours tellement impĂ©rieuses que l'intĂ©rĂȘt personnel, l'intĂ©rĂȘt de la conservation lui-mĂȘme, ne les dominera pas.
Les excitants qui peuvent agir sur les foules Ă©tant fort variĂ©s, et les foules y obĂ©issant toujours, celles-ci sont par suite, extrĂȘmement mobiles; et c'est pourquoi nous les voyons passer en un instant de la fĂ©rocitĂ© la plus sanguinaire Ă la gĂ©nĂ©rositĂ© ou Ă l'hĂ©roĂŻsme le plus absolu. La foule devient trĂšs aisĂ©ment bourreau, mais non moins aisĂ©ment elle devient martyre. C'est de son sein qu'ont coulĂ© les torrents de sang exigĂ©s par le triomphe de chaque croyance. Il n'est pas besoin de remonter aux Ăąges hĂ©roĂŻques pour voir de quoi, Ă ce dernier point de vue, les foules sont capables. Elles ne marchandent jamais leur vie dans une Ă©meute, et il y a bien peu d'annĂ©es qu'un gĂ©nĂ©ral, devenu subitement populaire, eĂ»t aisĂ©ment trouvĂ© cent mille hommes prĂȘts Ă se faire tuer pour sa cause, s'il l'eĂ»t demandĂ©.
Rien donc ne saurait ĂȘtre prĂ©mĂ©ditĂ© chez les foules. Elles peuvent parcourir successivement la gamme des sentiments les plus contraires, mais elles seront toujours sous l'influence des excitations du moment. Elles sont semblables aux feuilles que l'ouragan soulĂšve, disperse en tous sens, puis laisse retomber. En Ă©tudiant ailleurs certaines foules rĂ©volutionnaires, nous montrerons quelques exemples de la variabilitĂ© de leurs sentiments.
Cette mobilité des foules les rend trÚs difficiles à gouverner, surtout lorsqu'une partie des pouvoirs publics est tombée entre leurs mains. Si les nécessités de la vie de chaque jour ne constituaient une sorte de régulateur invisible des choses, les démocraties ne pourraient guÚre durer. Mais, si les foules veulent les choses avec frénésie, elles ne les veulent pas bien longtemps. Elles sont aussi incapables de volonté durable que de pensée.
La foule n'est pas seulement impulsive et mobile. Comme le sauvage, elle n'admet pas que quelque chose puisse s'interposer entre son désir et la réalisation de ce désir. Elle le comprend d'autant moins que le nombre lui donne le sentiment d'une puissance irrésistible. Pour l'individu en foule, la notion d'impossibilité disparaßt. L'individu isolé sent bien qu'il ne pourrait à lui seul incendier un palais, piller un magasin, et, s'il en est tenté, il résistera aisément à sa tentation. Faisant partie d'une foule, il a conscience du pouvoir que lui donne le nombre, et il suffit de lui suggérer des idées de meurtre et de pillage pour qu'il cÚde immédiatement à la tentation. L'obstacle inattendu sera brisé avec frénésie. Si l'organisme humain permettait la perpétuité de la fureur, on pourrait dire que l'état normal de la foule contrariée est la fureur.
Dans l'irritabilitĂ© des foules, dans leur impulsivitĂ© et leur mobilitĂ©, ainsi que dans tous les sentiments populaires que nous aurons Ă Ă©tudier, interviennent toujours les caractĂšres fondamentaux de la race, qui constituent le sol invariable sur lequel germent tous nos sentiments. Toutes les foules sont toujours irritables et impulsives, sans doute, mais avec de grandes variations de degrĂ©. La diffĂ©rence entre une foule latine et une foule anglo-saxonne est, par exemple, frappante. Les faits les plus rĂ©cents de notre histoire jettent une vive lueur sur ce point. Il a suffi, il y a vingt-cinq ans, de la publication d'un simple tĂ©lĂ©gramme relatant une insulte supposĂ©e faite Ă un ambassadeur pour dĂ©terminer une explosion de fureur dont une guerre terrible est immĂ©diatement sortie. Quelques annĂ©es plus tard, l'annonce tĂ©lĂ©graphique d'un insignifiant Ă©chec Ă Langson provoqua une nouvelle explosion qui amena le renversement instantanĂ© du gouvernement. Au mĂȘme moment, l'Ă©chec beaucoup plus grave d'une expĂ©dition anglaise devant Kartoum ne produisit en Angleterre qu'une Ă©motion trĂšs faible, et aucun ministĂšre ne fut renversĂ©. Les foules sont partout fĂ©minines, mais les plus fĂ©minines de toutes sont les foules latines. Qui s'appuie sur elles peut monter trĂšs haut et trĂšs vite, mais en cĂŽtoyant sans cesse la roche TarpĂ©ienne et avec la certitude d'en ĂȘtre prĂ©cipitĂ© un jour.
§ 2.âSUGGESTIBILITĂ ET CRĂDULITĂ DES FOULES
Nous avons dit, en définissant les foules, qu'un de leurs caractÚres généraux est une suggestibilité excessive, et nous avons montré combien, dans toute agglomération humaine, une suggestion est contagieuse; ce qui explique l'orientation rapide des sentiments dans un sens déterminé.
Si neutre qu'on la suppose, la foule se trouve le plus souvent dans cet Ă©tat d'attention expectante qui rend la suggestion facile. La premiĂšre suggestion formulĂ©e qui surgit s'impose immĂ©diatement par contagion Ă tous les cerveaux, et aussitĂŽt l'orientation s'Ă©tablit. Comme chez tous les ĂȘtres suggestionnĂ©s, l'idĂ©e qui a envahi le cerveau tend Ă se transformer en acte. Qu'il s'agisse d'un palais Ă incendier ou d'un acte de dĂ©vouement Ă accomplir, la foule s'y prĂȘte avec la mĂȘme facilitĂ©. Tout dĂ©pendra de la nature de l'excitant, et non plus, comme chez l'ĂȘtre isolĂ©, des rapports existant entre l'acte suggĂ©rĂ© et la somme de raison qui peut ĂȘtre opposĂ©e Ă sa rĂ©alisation.
Aussi, errant toujours sur les limites de l'inconscience, subissant aisĂ©ment toutes les suggestions, ayant toute la violence de sentiments propre aux ĂȘtres qui ne peuvent faire appel aux influences de la raison, dĂ©pourvue de tout esprit critique, la foule ne peut qu'ĂȘtre d'une crĂ©dulitĂ© excessive. L'invraisemblable n'existe pas pour elle, et il faut bien se le rappeler pour comprendre la facilitĂ© avec laquelle se crĂ©ent et se propagent les lĂ©gendes et les rĂ©cits les plus invraisemblables2.
La crĂ©ation des lĂ©gendes qui circulent si aisĂ©ment dans les foules n'est pas dĂ©terminĂ©e seulement par une crĂ©dulitĂ© complĂšte. Elle l'est encore par les dĂ©formations prodigieuses que subissent les Ă©vĂ©nements dans l'imagination de gens assemblĂ©s. L'Ă©vĂ©nement le plus simple vu par la foule est bientĂŽt un Ă©vĂ©nement transformĂ©. Elle pense par images, et l'image Ă©voquĂ©e en Ă©voque elle-mĂȘme une sĂ©rie d'autres n'ayant aucun lien logique avec la premiĂšre. Nous concevons aisĂ©ment cet Ă©tat en songeant aux bizarres successions d'idĂ©es oĂč nous sommes parfois conduits par l'Ă©vocation d'un fait quelconque. La raison nous montre ce que dans ces images il y a d'incohĂ©rence, mais la foule ne le voit guĂšre; et ce que son imagination dĂ©formante ajoute Ă l'Ă©vĂ©nement rĂ©el, elle le confondra avec lui. La foule ne sĂ©pare guĂšre le subjectif de l'objectif. Elle admet comme rĂ©elles les images Ă©voquĂ©es dans son esprit, et qui le plus souvent n'ont qu'une parentĂ© lointaine avec le fait observĂ©.
Les dĂ©formations qu'une foule fait subir Ă un Ă©vĂ©nement quelconque dont elle est tĂ©moin devraient, semble-t-il, ĂȘtre innombrables et de sens divers, puisque les individus qui la composent sont de tempĂ©raments fort diffĂ©rents. Mais il n'en est rien. Par suite de la contagion, les dĂ©formations sont de mĂȘme nature et de mĂȘme sens pour tous les individus. La premiĂšre dĂ©formation perçue par un des individus de la collectivitĂ© est le noyau de la suggestion contagieuse. Avant d'apparaĂźtre sur les murs de JĂ©rusalem Ă tous les croisĂ©s, saint Georges ne fut certainement aperçu que par un des assistants. Par voie de suggestion et de contagion le miracle signalĂ© par un seul fut immĂ©diatement acceptĂ© par tous.
Tel est toujours le mécanisme de ces hallucinations collectives si fréquentes dans l'histoire, et qui semblent avoir toutes les caractÚres classiques de l'authenticité, puisqu'il s'agit de phénomÚnes constatés par des milliers de personnes.
Il ne faudrait pas, pour combattre ce qui précÚde, faire intervenir la qualité mentale des individus dont se compose la foule. Cette qualité est sans importance. Du moment qu'ils sont en foule, l'ignorant et le savant sont également incapables d'observation.
La thÚse peut sembler paradoxale. Pour la démontrer à fond, il faudrait reprendre un grand nombre de faits historiques, et plusieurs volumes n'y suffiraient pas.
Ne voulant pas cependant laisser le lecteur sous l'impression d'assertions sans preuves, je vais lui donner quelques exemples pris au hasard parmi les monceaux de ceux que l'on pourrait citer.
Le fait suivant est un des plus typiques, parce qu'il est choisi parmi des hallucinations collectives sĂ©vissant sur une foule oĂč se trouvaient des individus de toutes sortes, les plus ignorants comme les plus instruits. Il est rapportĂ© incidemment par le lieutenant de vaisseau Julien FĂ©lix dans son livre sur les courants de la mer, et a Ă©tĂ© autrefois reproduit dans la Revue Scientifique.
La frégate la Belle-Poule croisait en mer pour retrouver la corvette le Berceau dont elle avait été séparée par un violent orage. On était en plein jour et en plein soleil. Tout à coup la vigie signale une embarcation désemparée. L'équipage dirige ses regards vers le point signalé, et tout le monde, officiers et matelots, aperçoit nettement un radeau chargé d'hommes remorqué par des embarcations sur lesquelles flottaient des signaux de détresse. Ce n'était pourtant qu'une hallucination collective. L'amiral Desfossés fit armer une embarcation pour voler au secours des naufragés. En approchant, les matelots et les officiers qui la montaient voyaient «des masses d'hommes s'agiter, tendre les mains, et entendaient le bruit sourd et confus d'un grand nombre de voix». Quand l'embarcation fut arrivée, on se trouva simplement devant quelques branches d'arbres couvertes de feuilles arrachées à la cÎte voisine. Devant une évidence aussi palpable, l'hallucination s'évanouit.
Dans cet exemple on voit se dérouler bien clairement le mécanisme de l'hallucination collective tel que nous l'avons expliqué. D'un cÎté, une foule en état d'attention expectante; de l'autre, une suggestion faite par la vigie signalant un bùtiment désemparé en mer, suggestion qui, par voie de contagion, fut acceptée par tous les assistants, officiers ou matelots.
Il n'est pas besoin qu'une foule soit nombreuse pour que la facultĂ© de voir correctement ce qui se passe devant elle soit dĂ©truite, et les faits rĂ©els remplacĂ©s par des hallucinations sans parentĂ© avec eux. DĂšs que quelques individus sont rĂ©unis, ils constituent une foule, et, alors mĂȘme qu'ils seraient des savants distinguĂ©s, ils prennent tous les caractĂšres des foules pour ce qui est en dehors de leur spĂ©cialitĂ©. La facultĂ© d'observation et l'esprit critique possĂ©dĂ©s par chacun d'eux s'Ă©vanouissent aussitĂŽt. Un psychologue ingĂ©nieux, M. Davey, nous en fournit un bien curieux exemple, rĂ©cemment rapportĂ© par les Annales des Sciences psychiques, et qui mĂ©rite d'ĂȘtre relatĂ© ici. M. Davey ayant convoquĂ© une rĂ©union d'observateurs distinguĂ©s, parmi lesquels un des premiers savants de l'Angleterre, M. Wallace, exĂ©cuta devant eux, et aprĂšs leur avoir laissĂ© examiner les objets et poser des cachets oĂč ils voulaient, tous les phĂ©nomĂšnes classiques des spirites: matĂ©rialisation des esprits, Ă©criture sur des ardoises, etc. Ayant ensuite obtenu de ces observateurs distinguĂ©s des rapports Ă©crits affirmant que les phĂ©nomĂšnes observĂ©s n'avaient pu ĂȘtre obtenus que par des moyens surnaturels, il leur rĂ©vĂ©la qu'ils Ă©taient le rĂ©sultat de supercheries trĂšs simples. «Le plus Ă©tonnant de l'investigation de M. Davey, Ă©crit l'auteur de la relation, n'est pas la merveille des tours en eux-mĂȘmes, mais l'extrĂȘme faiblesse des rapports qu'en ont faits les tĂ©moins non initiĂ©s. Donc dit-il, les tĂ©moins peuvent faire de nombreux et positifs rĂ©cits qui sont complĂštement erronĂ©s, mais dont le rĂ©sultat est que, si l'on accepte leurs descriptions comme exactes, les phĂ©nomĂšnes qu'ils dĂ©crivent sont inexplicables par la supercherie. Les mĂ©thodes inventĂ©es par M. Davey Ă©taient si simples qu'on est Ă©tonnĂ© qu'il ait eu la hardiesse de les employer; mais il avait un tel pouvoir sur l'esprit de la foule qu'il pouvait lui persuader qu'elle voyait ce qu'elle ne voyait pas.» C'est toujours le pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotisĂ©. Mais quand on voit ce pouvoir s'exercer sur des esprits supĂ©rieurs, prĂ©alablement mis en dĂ©fiance pourtant, on conçoit Ă quel point il est facile d'illusionner les foules ordinaires.
Les exemples analogues sont innombrables. Au moment oĂč j'Ă©cris ces lignes, les journaux sont remplis par l'histoire de deux petites filles noyĂ©es retirĂ©es de la Seine. Ces enfants furent d'abord reconnues de la façon la plus catĂ©gorique par une douzaine de tĂ©moins. Toutes les affirmations Ă©taient si concordantes qu'il n'Ă©tait restĂ© aucun doute dans l'esprit du juge d'instruction. Il fit Ă©tablir l'acte de dĂ©cĂšs. Mais au moment oĂč on allait procĂ©der Ă l'inhumation, le hasard fit dĂ©couvrir que les victimes supposĂ©es Ă©taient parfaitement vivantes et n'avaient d'ailleurs qu'une trĂšs lointaine ressemblance avec les petites noyĂ©es. Comme dans plusieurs des exemples prĂ©cĂ©demment citĂ©s l'affirmation du premier tĂ©moin, victime d'une illusion, avait suffi Ă suggestionner tous les autres.
Dans les cas semblables, le point de dĂ©part de la suggestion est toujours l'illusion produite chez un individu par des rĂ©miniscences plus ou moins vagues, puis la contagion par voie d'affirmation de cette illusion primitive. Si le premier observateur est trĂšs impressionnable, il suffira souvent que le cadavre qu'il croit reconnaĂźtre prĂ©senteâen dehors de toute ressemblance rĂ©elleâquelque particularitĂ©, une cicatrice ou un dĂ©tail de toilette, qui puisse Ă©voquer l'idĂ©e d'une autre personne. L'idĂ©e Ă©voquĂ©e peut alors devenir le noyau d'une sorte de cristallisation qui envahit le champ de l'entendement et paralyse toute facultĂ© critique. Ce que l'observateur voit alors, ce n'est plus l'objet lui-mĂȘme, mais l'image Ă©voquĂ©e dans son esprit. Ainsi s'expliquent les reconnaissances erronĂ©es de cadavres d'enfants par leur propre mĂšre, tel que le cas suivant, dĂ©jĂ ancien, mais qui a Ă©tĂ© rappelĂ© rĂ©cemment par les journaux, et oĂč l'on voit se manifester prĂ©cisĂ©ment les deux ordres de suggestion dont je viens d'indiquer le mĂ©canisme.
«L'enfant fut reconnu par un autre enfantâqui se trompait. La sĂ©rie des reconnaissances inexactes, se dĂ©roula alors.
Et l'on vit une chose trĂšs extraordinaire. Le lendemain du jour oĂč un Ă©colier l'avait reconnu, une femme s'Ă©cria: «Ah! mon Dieu, c'est mon enfant.»
On l'introduit prÚs du cadavre, elle examine les effets, constate une cicatrice au front. «C'est bien, dit-elle, mon pauvre fils, perdu depuis juillet dernier. On me l'aura volé et on me l'a tué!»
La femme était concierge rue du Four et se nommait Chavandret. On fit venir son beau-frÚre qui, sans hésitation, dit: «Voilà le petit Philibert.» Plusieurs habitants de la rue reconnurent Philibert Chavandret dans l'enfant de la Villette, sans compter son propre maßtre d'école pour qui la médaille était un indice.
Eh bien, les voisins, le beau-frÚre, le maßtre d'école et la mÚre se trompaient. Six semaines plus tard, l'identité de l'enfant fut établie. C'était un enfant de Bordeaux, tué à Bordeaux et, par les messageries, apporté à Paris3.»
On remarquera que ces reconnaissances se font, le plus souvent, par des femmes et des enfants, c'est-Ă -dire prĂ©cisĂ©ment par les ĂȘtres les plus impressionnables. Elles nous montrent, du mĂȘme coup, ce que peuvent valoir en justice de tels tĂ©moignages. En ce qui concerne les enfants, notamment, leurs affirmations ne devraient jamais ĂȘtre invoquĂ©es. Les magistrats rĂ©pĂštent comme un lieu commun qu'Ă cet Ăąge on ne ment pas. Avec une culture psychologique un peu moins sommaire, ils sauraient qu'Ă cet Ăąge au contraire on ment toujours. Le mensonge, sans doute, est innocent, mais il n'en est pas moins un mensonge. Mieux vaudrait dĂ©cider Ă pile ou face la condamnation d'un accusĂ© que de la dĂ©cider, comme on l'a fait tant de fois, d'aprĂšs le tĂ©moignage d'un enfant.
Pour en revenir aux observations faites par les foules, nous conclurons que ses observations collectives sont les plus erronées de toutes et que le plus souvent elles représentent simplement l'illusion d'un individu qui, par voie de contagion, a suggestionné les autres. On pourrait multiplier à l'infini les faits prouvant qu'il faut avoir la plus complÚte défiance du témoignage des foules. Des milliers d'hommes ont assisté, il y a vingt-cinq ans, à la célÚbre charge de cavalerie de la bataille de Sedan, et pourtant il est impossible, en présence des témoignages visuels les plus contradictoires, de savoir par qui elle fut commandée. Dans un livre récent, le général anglais Wolseley a prouvé que l'on avait commis jusqu'ici les plus graves erreurs sur les faits les plus considérables de la bataille de Waterloo, faits que des centaines de témoins avaient cependant attestés4.
De tels faits nous montrent ce que valent les témoignages des foules. Les traités de logique font rentrer l'unanimité de nombreux témoins dans la catégorie des preuves les plus solides qu'on puisse invoquer pour prouver l'exactitude d'un fait. Mais ce que nous savons de la psychologie des foules montre que les traités de logique sont à refaire entiÚrement sur ce point. Les événements les plus douteux sont certainement ceux qui ont été observés par le plus grand nombre de personnes. Dire qu'un fait a été simultanément constaté par des milliers de témoins, c'est dire le plus souvent que le fait réel est fort différent du récit adopté.
Il dĂ©coule clairement de ce qui prĂ©cĂšde qu'il faut considĂ©rer comme des ouvrages d'imagination pure les livres d'histoire. Ce sont des rĂ©cits fantaisistes de faits mal observĂ©s, accompagnĂ©s d'explications faites aprĂšs coup. GĂącher du plĂątre est faire Ćuvre bien plus utile que de perdre son temps Ă Ă©crire de tels livres. Si le passĂ© ne nous avait pas lĂ©guĂ© ses Ćuvres littĂ©raires, artistiques et monumentales, nous ne saurions absolument rien de rĂ©el sur ce passĂ©. Connaissons-nous un seul mot de vrai concernant la vie des grands hommes qui ont jouĂ© les rĂŽles prĂ©pondĂ©rants dans l'humanitĂ©, tels que Hercule, Bouddha, JĂ©sus ou Mahomet? TrĂšs probablement non. Au fond d'ailleurs, leur vie rĂ©elle nous importe fort peu. Ce que nous avons intĂ©rĂȘt Ă connaĂźtre, ce sont les grands hommes tels que la lĂ©gende populaire les a fabriquĂ©s. Ce sont les hĂ©ros lĂ©gendaires, et pas du tout les hĂ©ros rĂ©els, qui ont impressionnĂ© l'Ăąme des foules.
Malheureusement les lĂ©gendesâalors mĂȘme qu'elles sont fixĂ©es par les livresân'ont elles-mĂȘmes aucune consistance. L'imagination des foules les transforme sans cesse suivant les temps, et surtout suivant les races. Il y a loin du JĂ©hovah sanguinaire de la Bible au Dieu d'amour de sainte ThĂ©rĂšse, et le Bouddha adorĂ© en Chine n'a plus aucuns traits communs avec celui qui est vĂ©nĂ©rĂ© dans l'Inde.
Il n'est mĂȘme pas besoin que les siĂšcles aient passĂ© sur les hĂ©ros pour que leur lĂ©gende soit transformĂ©e par l'imagination des foules. La transformation se fait parfois en quelques annĂ©es. Nous avons vu de nos jours la lĂ©gende de l'un des plus grands hĂ©ros de l'histoire se modifier plusieurs fois en moins de cinquante ans. Sous les Bourbons, NapolĂ©on devint une sorte de personnage idyllique philanthrope et libĂ©ral, ami des humbles, qui, au dire des poĂštes, devaient conserver son souven...