HISTOIRE
DE LA DÉTENTION
DES SIEURS DUPUY, MOURET,
LA VENUE,
ET DES DEMOISELLES
MADRAS, CONCEIL
LE SIEUR DUPUY nous dit qu’il n’y avait rien que d’ordinaire depuis leur départ de Bergerac avec un bon guide; qu’ils avaient traversé la France sans aucun accident ni obstacle, jusqu’au passage de l’Escaut, à deux lieues de Tournai, où ils avaient été arrêtés par la trahison d’un malheureux paysan, en qui leur guide et eux s’étaient fiés pour leur faire passer la rivière. En voici, nous dit-il, l’affligeante histoire.
Arrivés aux environs de la rivière de l’Escaut, qui séparait la France du Pays-Bas espagnol, notre guide nous conduisit de nuit chez un paysan de sa connaissance, qui faisait métier de passer les réfugiés sur cette rivière avec un petit bateau. Ce paysan fut ravi de voir qu’il se présentait une si bonne aubaine pour lui : car nous accordâmes de lui payer d’avance chacun deux louis d’or de vingt livres pour nous passer de l’autre côté de la rivière. Il nous donna quelque chose à manger, en attendant l’heure qui n’était pas encore convenable à cause des patrouilles qui se faisaient le long de l’Escaut. Le paysan jetant les yeux sur un manteau gris de bonne étoffe que portait le sieur Mouret, le convoita et le lui demanda. Mouret lui dit qu’il ne lui donnerait pas ce manteau pour toute chose au monde, parce qu’il appartenait à son père, qui était réfugié à Amsterdam, et qu’il voulait avoir le plaisir de le lui apporter. Le paysan fit beaucoup d’instances pour avoir ce manteau, mais Mouret le refusa constamment. Enfin ce fatal manteau fut la cause de notre malheur, car le paysan conçut, par dépit de ce refus, la résolution de nous faire arrêter, à quoi il réussit trop bien, et voici comment il s’y prit.
Il nous amusa dans sa maison jusques environ minuit; après quoi il nous dit de le suivre jusqu’à l’endroit où était son bateau. Nous le suivîmes en effet, la joie au cœur d’être bientôt en sûreté. Ce scélérat nous conduisit dans un cabaret qui n’était pas loin de sa maison, nous disant qu’il fallait attendre encore un peu et qu’il allait amener son bateau à l’endroit convenable pour nous passer. Nous étions tous dans une chambre de ce cabaret, en attendant notre paysan. Notre guide, qui était avec nous, ne se méfiait de rien, non plus que nous. Le paysan resta bien une bonne heure à revenir, au bout de laquelle il entra dans la chambre où nous étions, et prenant le guide en particulier, le fit sortir avec lui et le passa de l’autre côté de la rivière. Ensuite il vint, accompagné d’une vingtaine de paysans armés, qui nous arrêtèrent et nous conduisirent ici.
Voilà l’histoire de la détention de ces messieurs. Mais, pendant que je suis sur leur sujet, il faut que je raconte de quelle manière ce paysan, nommé Batiste, reçut le juste salaire de sa perfidie dans la ville de Tournai.
Il faut savoir que de la ville d’Ath à cette dernière ville, dans ce temps, il se faisait journellement une grande contrebande. Un jour Batiste et un de ses camarades ayant appris qu’un marchand de Tournai venait d’Ath avec un chariot chargé de contrebande, résolurent d’aller sur le grand chemin pour faire mine d’arrêter ce chariot, mais en effet pour rançonner ce marchand. Le chariot paraît avec le marchand; les deux paysans, le fusil en joue, l’arrêtent pour le mener, disent-ils, à la douane, pour y être confisqué. Le marchand leur présente dix pistoles pour lui laisser faire son chemin. C’est ce que nos drôles demandaient. Ils reçurent l’argent et s’en allèrent. Mais il arriva que le chariot fut arrêté par les commis aux portes de la ville de Tournai, et confisqué au profit des fermiers. Le marchand, voyant qu’il avait perdu ses marchandises, ne songea qu’à se venger de ces deux paysans qui l’avaient rançonné sur le grand chemin comme des voleurs. Pour cet effet, il fut les dénoncer à M. de Lambertie, grand-prévôt de Flandre, qui envoya enlever ces deux malheureux, qui furent conduits dans les prisons du Beffroi, mais non pas dans le même cachot où nous étions. Le grand-prévôt, qui savait depuis longtemps que Batiste était un scélérat et homme à commettre toutes sortes de crimes, et qu’il était même extrêmement soupçonné de favoriser les protestants au passage de l’Escaut, pour de l’argent, ce qui était un cas pendable; quoique jusqu’à ce temps il n’eût eu aucun dénonciateur contre lui, crut pour le coup le pouvoir faire rouer vif pour la violence et le vol par lui commis à l’égard de ce marchand. Il se mit donc à lui faire son procès. Il l’interroge exactement. Mais Batiste, qui était un fin compère, savait bien sa leçon, et se défendit à merveille sur l’accusation du vol du grand chemin, alléguant pour sa justification, que chacun pouvait et même devait faire ce qu’il avait fait, que les ordonnances du Roi et celles des fermiers généraux promettaient et donnaient en effet récompense aux dénonciateurs; et que de bonne foi lui et son compagnon n’avaient eu d’abord d’autre pensée que celle de faire l’office de dénonciateur; mais que ce marchand de lui-même, sans qu’ils eussent rien demandé, les avait tentés par son présent de dix pistoles, et qu’en reconnaissance ils lui avaient laissé faire son chemin. Le grand-prévôt fut trompé dans son calcul d’avoir moyen de faire mourir ce méchant homme, car sa défense sur le prétendu vol de grand chemin avait un air si plausible que l’on ne crut point devoir passer outre à procéder sur ce crime. Mais il arriva dans cette affaire un cas qui vaut la peine d’être détaillé; le voici :
Il faut savoir qu’après la détention des trois messieurs et des deux demoiselles dont j’ai parlé ci-dessus, leur procès fut bientôt fait par la juridiction ou Bailliage de la ville de Tournai; et en attendant que le Parlement eût confirmé la sentence, ce qui dura cinq à six semaines, on laissa ces messieurs dans notre cachot pour les envoyer ensuite aux galères. Pendant ce temps-là le geôlier venait souvent auprès de nous fumer sa pipe; et dans la conversation le sieur Dupuy lui fit un jour le récit de leur prise par la perfidie de Batiste. Il lui raconta comment ce misérable leur avait nommé plusieurs de ses compatriotes et autres personnes de leur connaissance, qu’il avait passées avec son bateau, se louant fort de ces gens-là, qui l’avaient bien payé. Il lui dit encore que Batiste, avant de les faire arrêter, était venu prendre son bon ami notre guide, dans le cabaret, et lui avait fait passer la rivière, soit par amitié, ou, ce qui est bien plus apparent, afin que ce guide ne le pût pas accuser de ses mauvaises pratiques. Quoi qu’il en soit, Batiste, suivant les principes de la France et de ses ordonnances, méritait la mort, quand bien même il n’aurait commis d’autres crimes que d’avoir passé le guide à l’autre bord de l’Escaut. Or, il arriva que le grand-prévôt, descendant de la chambre où il tenait son tribunal au Beffroi, parla au geôlier pour lui recommander de garder étroitement et dans le plus fort de ses cachots ledit Batiste, pendant qu’il chercherait des preuves convaincantes de divers crimes dont ce malheureux était soupçonné. Le geôlier là-dessus lui dit qu’il pouvait avoir des preuves certaines, que Batiste avait passé souvent sur l’Escaut des gens de la religion réformée qui s’enfuyaient hors du royaume, et tout de suite il lui raconte ce que Dupuy et ses compagnons, qui étaient encore dans sa prison, lui avaient dit, même avant que Batiste fût arrêté. Le prévôt fut ravi d’entendre une telle déposition, et au plus tôt il s’en vint à notre cachot, et appelant par leurs noms et surnoms ces trois messieurs, leur dénonça que le lendemain, à dix heures du matin, il les citait à comparaître devant son tribunal pour dire vérité, sous serment, de ce en quoi ils seraient interrogés au sujet de Batiste, qui les avait fait arrêter : «Mais, Messieurs, je vous exhorte, ajouta-t-il, de ne point nourrir dans vos cœurs aucun sentiment de vengeance contre ce misérable, mais de dire la pure vérité sur ce qui vous sera demandé »; après quoi il se retira. Ces trois messieurs d’abord parurent ravis de joie de pouvoir se venger de la perfidie de Batiste, en déclarant ce qu’ils savaient, sans engager leur conscience. J’avoue que je fus dans le moment de leur sentiment; mais ensuite, ayant fait réflexion sur les conséquences de leur déposition, je changeai d’avis et leur communiquai ma pensée, telle que la voici :
«Il est certain, Messieurs, leur dis-je, qu’en déposant la pure vérité au sujet de Batiste, ce malheureux sera pendu sans rémission. Mais, je vous prie, considérons ici deux choses que cela produira. La première ne vous fera aucun honneur parmi nos amis, et elle vous sera un sujet de reproche de la part de nos ennemis; car l’un et l’autre parti concluront qu’il y aura eu de la vengeance dans votre fait : car tout le monde est naturellement porté à médire de son prochain, et vous ne sauriez absolument vous laver de cette calomnie, puisque vous ne pourriez donner des preuves visibles et parlantes de ce qui réside dans votre cœur, et que notre intégrité ne nous justifie qu’envers Dieu, qui connaît seul nos plus secrètes pensées.
La seconde chose que votre déposition causera, ce sera une injustice tacite que vous commettrez en faisant pendre ce misérable; car il est certain que vous serez cause de la mort d’un homme qui, selon les réformés, n’a commis aucun crime en facilitant l’évasion de nos frères, puisque, lorsque quelqu’un nous rend cet office, nous le payons comme méritant salaire, non pour sa peine, mais pour le risque qu’il court en nous rendant ce service, qui est regardé chez les papistes comme un crime digne de mort, et chez les réformés comme une vertu digne de récompense. Voilà, Messieurs, à quoi votre déposition, toute sincère et véritable qu’elle sera, vous expose, et ce qu’à mon avis vous ne pouvez éviter. —Mais, s’écrièrent ces messieurs, faut-il donc faire un faux serment pour sauver la vie à cet homme, et éviter les deux précipices que vous nous faites envisager? — Non, leur dis-je, pour rien au monde vous ne devez faire un faux serment.—Que faire donc? me dirent-ils. —C’est ce qui m’embarrasse, leur répondis-je : mais il y faut penser mûrement et chercher s’il n’y aurait pas un milieu qui vous empêchât de commettre une injustice, et qui sauvât en même temps la vie à Batiste. Il me vient une pensée, leur dis-je, mais je ne sais si elle pourra s’exécuter, parce que je ne suis pas sûr du fait, ne connaissant pas les lois des procédures civiles et criminelles. La voici :
J’ai souvent entendu dire que tout homme condamné aux galères est récusable dans le témoignage qu’il rend, et que même aucun magistral ni juge ne le doit ni ne le peut contraindre à rendre aucun témoignage par serment. A votre place j’éprouverais si vous pouvez éviter de rendre un témoignage assermenté, en en faisant le refus au grand-prévôt et lui alléguant ce que j’ai dit ci-dessus, qu’un galérien est dispensé de faire un tel acte. Si je me trompe, et qu’on puisse, suivant les lois, vous contraindre à déclarer la vérité par serment, à la bonne heure, dites la vérité. C’est une épreuve que, selon moi, vous devez faire, continuai-je du moins cette démarche vous empêchera d’être accusés d’user de vengeance, puisque l’on verra que vous ne rendrez témoignage contre Batiste qu’à votre corps défendant.»
Ce conseil fut approuvé et suivi. Le lendemain matin, sur les dix heures, le geôlier et deux huissiers vinrent prendre ces messieurs pour les conduire en haut dans la chambre prévôtale, où ils trouvèrent le prévôt et ses conseillers assemblés, et le misérable Batiste garrotté et assis sur la sellette criminelle, plus mort que vif, de voir comparaître ceux de qui sa vie dépendait, et qui avaient tant de raisons de se venger de la trahison qu’il leur avait faite. D’abord le prévôt lui demanda s’il connaissait ces messieurs. Il dit que non. «Nous te les ferons bien connaître,» lui repartit le prévôt. En même temps il demande à ces messieurs s’ils connaissaient ce criminel. Ils ne manquèrent pas de dire qu’ils le connaissaient pour celui qui les avait fait arrêter. Jusque-là ils ne disaient rien à la charge de Batiste, sur quoi le prévôt leur dit : «Levez la main et promettez à Dieu et à la Justice de dire la vérité sur ce qu’on vous interrogera.»Ces messieurs répondirent hardiment qu’ils n’en feraient rien, qu’ils étaient hors du monde par leur sentence de galère, et qu’ils n’étaient pas obligés de témoigner, encore moins de prêter serment. Le prévôt leur dit, d’un air moins doux : «Quoi! vous dites que vous faites profession de la vérité, et vous refusez de la dire!— Nous faisons profession, Monsieur, lui répondit Dupuy, de la vérité de l’Évangile, mais non pas de la dire pour faire pendre un homme, lorsque les lois nous en dispensent.— Quelle vertu!» dit le grand-prévôt, en levant les yeux au ciel. Puis se tournant vers Batiste, qui était extasié d’entendre ses ennemis, au lieu de se venger, défendre sa cause; le prévôt, dis-je, s’adressant à lui, lui dit : «Malheureux, baise les pas de ces honnêtes gens, qui t’ôtent la corde du cou. Tu les as fait condamner aux galères; tu leur y tiendras compagnie.» Et se levant de son siège judicial, il rompit l’assemblée, et chacun des prisonniers fut reconduit dans son cachot. Nos trois messieurs ne se sentaient pas d’aise d’avoir si bien réussi, en déchargeant Batiste sans charger leurs consciences. Enfin la sentence du grand-prévôt fut prononcée contre Batiste et Pitous (c’était son compagnon). Ils furent condamnés aux galères perpétuelles pour avoir rançonné ce marchand sur le grand chemin. La sentence aussi de ces trois messieurs étant confirmée, six archers vinrent les prendre pour les conduire à Lille, à la chaîne des galériens qui s’y assemblait. On les attacha deux à deux par les mains, et ensuite tous les cinq ensemble; et le sort voulut, ou peut-être ce fut un ordre du prévôt, que Batiste fût attaché avec le sieur Dupuy. On les sortit, ainsi attachés, sur les dix heures du matin, pour les conduire à Lille. Toute la ville de Tournai sut bientôt ce qui s’était passé, et la généreuse et chrétienne action de ces messieurs, qui avaient sauvé la vie à leur perfide et traître ennemi. Une affluence de peuple s’assembla devant le Beffroi, et les rues étaient pleines de monde pour voir, disaient-ils, la vertu attachée avec le crime; et chacun faisait des huées et des imprécations horribles contre ce scélérat et traître Batiste et souhaitait toutes sortes de bénédictions à ces trois messieurs.
Nous voilà encore privés pour la seconde fois de nos nouveaux hôtes, compagnons de cachot; ce qui nous affligea beaucoup. Leur piété nous édifiait, et leur conversation nous égayait. Il avait longtemps que le grand-vicaire ne nous était venu voir; il vint enfin après le départ de ces trois messieurs. «Je viens voir, nous dit-il, si nos anciennes conversations ne vous ont pas fait faire des réflexions favorables à votre conversion. Nous lui dîmes que les réflexions que nous y avions faites, nous fortifiaient de plus en plus dans les sentiments que nous lui avions témoignés. «Sur ce pied-là, nous dit-il, mes visites sont inutiles, et je ne viendrai que pour apprendre si je vous suis utile en quelque chose; cependant, continua-t-il,Mgr l’Évêque doit dégager sa parole avec M.le Procureur général du Parlement, et il m’a ordonné de lui aller faire compliment de sa part, et de lui offrir de vous remettre dans les prisons du Parlement.»
A ces mots nous pâlîmes de crainte de retourner dans cette affreuse prison, où nous avions tant pâti. Il s’en aperçut. « Je vois, dit-il, que vous craignez d’y retourner; si vous souhaitez, je prierai ce seigneur de vous laisser ici, et que, lorsque le Parlement voudra faire la révision de votre procès, il ne vous fasse pas transférer dans leur prison; et je vous viendrai dire sa réponse aujourd’hui même. »Nous lui témoignâmes que nous lui serions bien obligés de ce bon office; car nous craignions la prison du Parlement comme le feu. Il s’en fut, et le même jour, il nous vint dire que nous n’avions qu’à nous tranquilliser; qu’on ne nous transférerait plus. Nous le remerciâmes de sa grande bonté pour nous. Il nous quitta fort ému de compassion pour nous, et je lui vis même répandre quelques larmes. Quelques jours après, un Conseiller du Parlement, que je ne nommerai pas pour raison, vint nous voir dans notre prison, et nous dit que nous lui étions fortement recommandés, et qu’il voudrait bien voir quelque jour à nous tirer d’affaire. Nous ne pouvions nous imaginer d’où nous venait cette recommandation, à moins que nos parents, à qui nous avions écrit depuis que nous étions au Beffroi, ne l’eussent fait faire par quelques personnes de considération de leurs amis. Cependant, n’ayant aucune nouvelle de nos parents, qui nous donnât avis de cette recommandation, et aucun des réformés de Tournai, qui nous venaient voir souvent, ne nous ayant fait connaître qu’elle nous vînt par leur canal, nous ne pouvions jeter notre soupçon que sur notre bon ami le grand-vicaire, qui nous avait assuré d’une manière qui nous paraissait très sincère, qu’il désirait ardemment de nous voir libres. Quoi qu’il en soit, ce Conseiller resta une bonne heure avec nous, et nous interrogea sur notre route, en quel endroit nous avions été arrêtés, et de quelle manière. Nous le satisfîmes sur tous ces points. Il nous fit redire l’événement de Couvé; et il nous demanda si nous pourrions bien prouver que nous avions passé et logé dans un cabaret de cette petite ville. Nous lui répondîmes que rien n’était plus facile que de le vérifier; sur quoi il nous dit : «Prenez courage, mes enfants, j’espère que vous sortirez d’affaire. Demain je vous enverrai un homme de loi, qui vous portera une requête à signer; signez-la, et vous en verrez les effets.» Après quoi il sortit; et depuis nous ne le vîmes plus qu’assis au rang de nos juges en Parlement, où nous comparûmes peu de jours après, comme on le verra bientôt.
Le lendemain de la visite du Conseiller, l’homme de loi, dont il nous avait parlé, vint dans notre prison, et nous fit lire la requête qu’il avait dressée et que nous signâmes. Cette requête, adressée à nos juges en Parlement, portait en substance, que, pour être de la religion réformée, nous n’étions pas sujets aux peines portées par l’ordonnance, qui défend à toute personne du royaume de sortir de France sans permission de la cour; et que nous offrions de faire preuve que nous ne sortions pas du royaume, puisque nous en étions déjà sortis, et y étions rentrés ensuite, en passant par Couvé, ville du Prince de Liège, où il y avait garnison hollandaise; mais que n’ayant aucune envie de sortir du royaume, nous ne nous étions servis que du passage par ladite ville, ne pouvant aller de Rocroy à Mariembourg qu’en la traversant; que si nous avions eu dessein de sortir de France, nous n’avions qu’à nous mettre sous la protection du gouverneur hollandais de Couvé, qui nous aurait fait conduire sans difficulté par les terres de Liège jusqu’à Charleroi. Cette requête fut mise sur la table de la chambre criminelle du Parlement.
Deux jours après, trois huissiers du Parlement nous vinrent prendre pour nous y conduire, où étant, le Président, nous montrant la requête, nous demanda si nous avions signé et présenté cet écrit. Nous répondîmes que oui, et que nous priions la vénérable assemblée d’y avoir égard. Le Président nous dit qu’ils avaient examiné ladite requête, et qu’ils y avaient vu que nous offrions de faire preuve que nous avions passé par Couvé; mais qu’il ne suffisait pas de prouver cet article; que la preuve n’en était pas même nécessaire, puisqu’elle était toute faite, et qu’il était de notoriété publique que nous ne pouvions venir à Mariem-bourg sans passer par cet endroit : «Mais, nous dit-il, vous avez une autre preuve à faire, sans laquelle la première est nulle; c’est, continua-t-il, qu’il faut prouver, qu’étant à Couvé, vous étiez pleinement informés que cette ville-là était hors des terres de France.» Franchement, nous ne nous attendions pas à cette question. Cependant nous répondîmes assez hardiment, et sans hésiter, que nous le savions parfaitement. « Com-ment pouviez-vous le savoir? nous dit-il. Vous êtes de jeunes garçons, qui n’aviez jamais sorti du coin de vos foyers; et Couvé est à plus de deux cents lieues de chez vous. Pour moi, je ne savais que répondre; car de dire que nous l’avions appris étant sur la frontière, cela n’était pas prouver : mais mon camarade s’avisa de dire que, pour lui il le savait, même avant de partir de Bergerac; parce qu’ayant servi en qualité de barbier dans une compagnie du régiment de Picardie, qui s’était trouvé lors de la paix de Ryswick en garnison à Rocroy, il avait été témoin des limites, qui furent réglées dans ce pays-là; que de là son régiment avait été transféré à Strasbourg, où il avait été réformé; et que, s’il avait voulu sortir de France, soit pour aller en Hollande, soit pour se retirer en Allemagne, il lui aurait été très facile de le faire, étant dans le service. «Si vous avez, lui dit le Président, été réformé du service, vous devez en avoir un bon congé.— Aussi l’ai-je, dit-il, Monseigneur, et en bonne forme.» Sur quoi il sortit son portefeuille de sa poche, et en tira effectivement ledit congé imprimé et en bonne et due forme, et le présenta au Président, qui le livra de main en main à l’assemblée; après quoi le greffier l’attacha à la requête, et on nous fit retirer, et reconduire au Beffroi.
Pour l’intelligence de ce fait il est bon de dire, qu’à la vérité Daniel le Gras, mon camarade, avait été frater dans le régiment de Picardie; et qu’après la paix de Ryswick il avait été réformé à Strasbourg; mais il n’avait jamais été à Rocroy, ni dans les environs; il supposa ce fait pour notre défense laissant au Parlement à faire rechercher s’il était vrai que ce régiment eût été à Rocroy à la paix de Ryswick ou non; ce que ces messieurs n’approfondirent pas, car il est vrai de dire que le Conseiller, notre protecteur, avait brigué plusieurs voix au Parlement en notre faveur, et qu’en un mot ce corps était, ou tout entier, ou pour la majeure partie, incliné à notre élargissement.
Deux heures après que nous fûmes de retour dans la prison, le geôlier, tout essoufflé, courut à notre cachot, pour nous féliciter de notre délivrance prochaine. Un clerc du Parlement était venu la lui annoncer, ayant vu de ses propres yeux la résolution de l’assemblée, qui nous avait en plein absous de l’accusation d’avoir voulu sortir du ...