CHAPITRE XXIV
La ville de Montréal
J’ai quitté Trois-Rivières pour Montréal le 31 octobre 1807, dans le but de me rendre aux États-Unis, où j’avais l’intention de passer l’hiver avant de rentrer en Angleterre. Profitant d’un bon vent vers l’amont du fleuve, je me suis embarqué sur une grande goélette avec de bonnes provisions pour le voyage. Le maître à bord, M. Boudrow1, était un honnête jeune Canadien qui avait d’abord étudié le droit mais qui avait décidé de laisser le barreau pour la barre[]. Vers quatre heures de l’après-midi, nous avons levé l’ancre mais n’avons pas dépassé l’entrée du lac Saint-Pierre où nous avons ancré pour la nuit. L’installation à bord était lamentable et j’ai dû dormir sur les armoires de la cabine, enveloppé dans mon grand manteau. Nous étions à environ neuf milles de Trois-Rivières, entre la seigneurie de Nicolet sur la rive sud-est et Pointe-du-lac sur la rive nord-ouest. Les seigneuries de Nicolet, Godefroi, Bécancour, Gentilly, etc., au sud-est, sont extrêmement fertiles, bien peuplées et donnent de bonnes récoltes de blé. Le petit lac Saint-Paul, situé à Bécancour et déversant ses eaux dans le Saint-Laurent par une petite rivière qui traverse Godefroi, confère beaucoup de valeur aux terres des environs[]. Les belles fermes situées le long de ses rives lui donnent un cachet fort agréable. Le village et la seigneurie de Bécancour ont été nommés en l’honneur du baron de Bécancour, grand voyer et grand maître des eaux et des forêts de la Nouvelle-France[]. Ce noble a vécu il y a environ un siècle à l’embouchure de la rivière Bécancour, autrefois appelée la rivière Puante, en raison de la contamination de ses eaux par les cadavres d’Indiens assassinés alors qu’ils descendaient la rivière en canot. Leurs ennemis s’étaient embusqués et avaient envoyé quelques-uns de leurs guerriers sur la rivière en guise d’appâts. Les autres tombèrent dans le piège et furent massacrés[]. Le baron a entretenu un lucratif commerce de fourrure avec les Indiens du village, mais son immense seigneurie ne fut pas peuplée avant 1750. Elle appartient maintenant au colonel Bruyère, du corps des ingénieurs ; Ezekiel Hart en détient une petite partie sous forme de fief. Plusieurs Abénaquis habitent toujours le village de Bécancour et possèdent une petite île dans la rivière.
Sur la rive nord-ouest, le sol entre Trois-Rivières et Pointe-du-lac, et sur plusieurs milles en amont et en aval, est fait de sable léger, mêlé à certains endroits avec une sorte de glaise ou de marne qui lui confère une fertilité qu’il n’aurait pas autrement. La seigneurie de Pointe-du-lac appartient à madame Montour, veuve d’un gentleman qui fut un associé dans la Compagnie du Nord-Ouest. Il s’est retiré avec environ 20 000 £ qui lui ont servi à acheter la seigneurie ; il y a érigé une jolie résidence, de grands moulins, à farine et de sciage, etc. S’il avait géré ses affaires avec prudence, il aurait pu accroître considérablement sa fortune mais son style de vie et sa prodigalité n’étaient pas de nature à lui procurer la richesse. Située près de la route de la poste, sa maison attirait ses nombreuses connaissances qui y mangeaient, buvaient et dormaient chaque fois qu’ils empruntaient cette route. En quelques années, ses avoirs ont fondu et la plupart de ceux qui avaient profité de ses faveurs l’ont abandonné. Voilà ce qui arrive trop souvent aux hommes de la Compagnie du Nord-Ouest qui se retirent des affaires. Ils émergent soudain dans le monde civilisé après un exil de plusieurs années dans de sombres forêts et au milieu d’un monde de sauvages ; ils se laissent éblouir par l’éclat du raffinement et du luxe dont la tentation est trop forte. Alors, ils cèdent souvent aux égarements et aux extravagances qui finissent par les dépouiller des biens qu’ils ont durement acquis.
Le lendemain, au lever du jour, nous avons levé l’ancre, mais le vent étant tombé, nous n’avons pas dépassé l’autre bout du lac et avons mouillé près d’une des îles Richelieu[] situées à deux ou trois milles de la ville de Sorel. Le lac a 21 milles de long et environ 18 de large. Cette partie du fleuve est très peu profonde et les navires ayant un tirant de douze pieds d’eau s’échouent souvent. Au printemps, il y a un peu plus d’eau, mais les grands vaisseaux d’Europe arrivent rarement à temps pour se rendre jusqu’à Montréal si tôt dans la saison. Je crois que l’on pourrait trouver des passages plus profonds si le relevé du lac était fait correctement. Actuellement, les vaisseaux s’en tiennent à un seul chenal qui n’a guère plus de 12 pieds d’eau. Le courant est très faible dans le lac Saint-Pierre et n’exige que peu de vent pour le contrer.
Sur la rive nord-ouest, à partir de Pointe-du-lac, se trouvent les seigneuries de Machiche, de Rivière-du-loup, de Maskinongé, de York et de Berthier. Elles sont remarquables pour leur fertilité et les abondantes récoltes de blé qu’elles rendent. Chacune compte un petit village autour de l’église paroissiale. Celle de Rivière-du-Loup est joliment située sur les bords de la rivière du même nom qui se jette dans le lac. L’église, qui a une dimension hors de l’ordinaire et qui témoigne ainsi de l’importante population de la seigneurie, a coûté cher à construire. Plusieurs habitants ont payé 50 ou 60 livres pour son érection. Elle a deux longs clochers recouverts d’étain mais on dirait qu’ils ont perdu de leur verticalité même s’ils sont de construction récente. Au mois d’août 1808, après mon retour des États-Unis, j’ai voyagé par route de Trois-Rivières à Montréal et j’ai eu l’occasion de traverser ces seigneuries. Elles me semblent mieux cultivées et en meilleur état que toute autre région du Bas-Canada en aval de Montréal. Les fermiers y sont nombreux et prospères et la terre riche et productive. En plusieurs endroits, j’ai remarqué des parcelles de beau chanvre, de sept pieds de haut environ ; la semence avait été grossièrement répandue sur le sol et il poussait sans avoir reçu la moindre attention.
Les seigneuries de la rive sud-ouest du lac sont presque aussi fertiles et produisent d’abondantes récoltes de blé. Elles ne sont pas aussi populeuses, en raison du fait sans doute qu’elles ne profitent pas, de ce côté-là du fleuve, d’une route postale. Mais elles renferment de grandes richesses. Les îles Richelieu, situées à l’entrée sud-ouest du lac et où nous avons jeté l’ancre, sont nombreuses et de dimensions variées. Elles se trouvent entre les seigneuries de Berthier et de Yamaska. Plusieurs d’entre elles sont en partie déboisées et fournissent de bons pâturages pour le bétail. Elles sont à un très bas niveau et toujours inondées au printemps lorsque le lac est gonflé par la fonte des neiges et des glaces. La sauvagine y abonde, surtout les canards et les sarcelles. Je ne comprends pas qu’il y ait toutes sortes d’animaux sur ces îles sauf les animaux domestiques. Comme nous devions demeurer au milieu de ces îles le lendemain en raison d’un vent nul, je me suis amusé à débarquer sur l’île la plus proche de notre bateau. Elle était couverte d’arbres de petite taille, surtout des hêtres et des bouleaux, et de toutes sortes d’arbustes, de broussailles et de hautes herbes. Les vignes sauvages, fort abondantes, étaient enroulées autour des troncs d’arbres et quelques grappes y pendaient encore. Il y avait sur l’île une petite cabane dans laquelle nous avons trouvé une vieille Française. Son mari était allé pêcher de l’autre côté. C’est là qu’ils vivent l’été et ils pêchent dans les étroits chenaux formés par le groupe d’îles.
Le lendemain matin, nous avons levé l’ancre et après une heure et demie de navigation nous étions sortis des îles. Une brise légère nous a fait dépasser la ville de Sorel sur notre gauche. Elle est située à l’embouchure de la rivière Richelieu (ou Chambly ou Sorel, puisqu’elle porte ces trois noms) qui conduit au lac Champlain, et elle a une apparence convenable, vue du fleuve. Elle est un peu plus petite que Trois-Rivières et peuplée de familles tant anglaises que françaises. Les rues sont joliment tracées mais les maisons sont peu nombreuses et dispersées. Sorel semble être sur le déclin, tant du point de vue de la richesse que de celui de la population. Les quelques magasins qui s’y trouvent appartiennent pour la plupart aux marchands de Montréal et de Québec. Le commerce s’y limite à offrir à la population des biens manufacturés d’Angleterre, des denrées des Antilles, etc. Sorel a déjà tiré une certaine importance des chantiers navals qui s’y trouvaient il y a quelques années, mais cette activité vient de cesser.
Les gens des environs sont pour la plupart des voyageurs engagés dans le commerce de la fourrure du Nord-Ouest ; ce sont leurs épouses et leurs enfants qui voient à cultiver leurs lopins de terre. Ce qu’ils rapportent à la maison est à peine suffisant pour les soutenir pendant l’hiver. La terre est ainsi négligée et la ville est mal approvisionnée. […][]
Un fort avait été construit à l’origine, sur le site de la ville, en 1665, comme défense contre les Iroquois. M. de Sorel, capitaine dans le régiment de Carignan-Salières, a dirigé cette construction. Il a laissé son nom à la ville et à la section de rivière des environs. La ville porte maintenant le nom de William-Henry[], en l’honneur du duc de Clarence qui a visité le Canada il y a environ 25 ans. L’île Saint-Jean, dans le golfe du Saint-Laurent, a elle aussi changé de nom pour s’appeler l’île du Prince-Édouard, en l’honneur du duc de Kent. Plusieurs autres régions et endroits ont ainsi changé de nom inutilement. C’est à cause de cette pratique absurde qu’en divers endroits du monde, des villes et des cités, vénérables pour leur antiquité ou importants pour leur histoire, sont maintenant confondues avec d’insignifiants villages et qu’apparaissent fréquemment des données erronées en géographie.
Le fort Chambly se trouve à plusieurs milles en amont sur la rivière Richelieu. C’était à l’origine une simple casemate de bois mais c’est maintenant un important édifice de pierre qui fait un peu penser à un château. Il a été construit par M. de Chambly sous le régime français. Un petit détachement de troupes y est stationné et quelques Canadiens de la bonne société résident dans les environs.
La ville de Sorel, Bas-Canada.
En passant devant Sorel, les églises protestantes et catholiques ainsi que les maisons, les magasins et les entrepôts près du rivage offraient un joli coup d’œil. Les rives des deux côtés du Saint-Laurent et les petites îles dispersées en plusieurs points du fleuve présentaient une suite de beaux paysages sur tout le reste du parcours jusqu’à Montréal. La richesse du sol et le nombre d’habitants s’accroissent à mesure que l’on remonte le fleuve. Les maisons et les villages sont joliment répartis le long des rives et alternent avec des bosquets et des champs cultivés. Boucherville, petit village situé sur la rive sud-est, à quelques milles en aval de Montréal, est un endroit ravissant qui sert de retraite paisible à plusieurs membres de la vieille noblesse française et de grandes familles. C’est là qu’ils écoulent leurs modestes revenus, au sein d’une petite société qui leur est propre, loin des bruits et de l’agitation du monde et qu’ils jouissent tout à la fois des plaisirs de la retraite et des relations sociales.
Près du bout de l’île, qui est l’extrémité de l’île de Montréal, le fleuve est entrecoupé d’un certain nombre de petites îles et d’îlots. L’une d’elles, appelé l’île à l’Aigle, appartient au capitaine Cartwright, membre de la milice canadienne, et était célèbre pour les quelques excellents chevaux qu’il y élevait. On n’y trouve plus que la maison qu’il a habitée avec sa famille pendant plusieurs années. Tout autour, le décor est magnifique et peut offrir un agréable refuge à ceux qui sont épris de bonheur champêtre. De cette île, on aperçoit le traversier qui relie la route postale, à Repentigny, à l’extrémité de l’île de Montréal. M. Porteous, de Terrebonne, avait déjà construit un pont non loin de là, mais il a été emporté par les glaces il y a deux ou trois ans. Le parlement provincial vient de l’autoriser à construire un autre pont entre Repentigny et l’île Bourdon.
Les rives de l’île de Montréal s’élèvent à plusieurs pieds au-dessus du niveau du fleuve. Le sol de l’île est exceptionnellement riche et fertile ; on y fait les récoltes les plus abondantes de tout le Bas-Canada. La terre s’y vend entre 20 et 30 dollars l’acre en moyenne. L’île fait 30 milles de long par environ sept de large. Elle appartient au séminaire de Saint-Sulpice et fut à...