CHAPITRE II
Journaliste de combat
1944-1961
Les premiÚres années au Devoir
Pierre Laporte entre au Devoir en mars 1944. Il est encore Ă©tudiant en droit Ă lâUniversitĂ© de MontrĂ©al. Il est trĂšs fier dâĂȘtre engagĂ© dans ce journal indĂ©pendant, fondĂ© en 1910 par Henri Bourassa, une lĂ©gende vivante : pendant longtemps, il fut la figure de proue du nationalisme canadien-français. LâĂ©tat dĂ©labrĂ© du bĂątiment, une ancienne usine de chaussures qui a plutĂŽt lâallure dâun taudis, et le maigre salaire qui lui est offert ne repoussent pas le jeune journaliste, qui rĂȘvait dây travailler depuis quelque temps dĂ©jĂ . Ce journal est beaucoup plus proche de ses convictions que ne lâest Le Canada.
Chroniqueur universitaire
EmbauchĂ© Ă titre de chroniqueur universitaire, Laporte Ă©crit des comptes rendus portant principalement sur la vie Ă©tudiante universitaire et quelquefois il Ă©crit sur les collĂšges classiques. Son travail est essentiellement de mĂȘme nature que celui quâil effectuait auparavant pour Le Canada et le Quartier Latin. Il est appelĂ© pĂ©riodiquement Ă traiter de lâactualitĂ© municipale, couvrant notamment la grĂšve des employĂ©s de tramways qui paralyse le transport en commun montrĂ©alais au mois dâaoĂ»t 1944. La direction du journal lâaffecte dâailleurs en 1946 Ă la couverture de lâactualitĂ© politique municipale, plus largement aux nouvelles portant sur la rĂ©gion mĂ©tropolitaine.
Un premier voyage dans les communautĂ©s francophones de lâouest du pays
En octobre 1946, il se joint Ă un groupe de gens dâaffaires de la Chambre de commerce de MontrĂ©al, pour le congrĂšs annuel de la Chambre de commerce du Canada, Ă Winnipeg. Laporte y rĂ©dige plusieurs articles sur la vie des francophones au Manitoba, et il dĂ©crit avec force dĂ©tails la ville de Saint-Boniface et ses alentours. Lâaspect Ă©conomique le prĂ©occupe beaucoup. Bien que la situation socioĂ©conomique des Franco-Manitobains soit peu reluisante, Laporte se laisse porter par un optimisme dĂ©bordant qui cache mal sa ferveur nationaliste : « La Chambre de commerce est un corps mort ? Ils vont le ressusciter ; leurs caisses populaires ne sont pas assez puissantes ? Ils ne tarderont pas Ă les renforcer ; ils manquent dâindustries ? Il se dessine actuellement chez les jeunes un mouvement de coopĂ©ration qui dĂ©terminera probablement la naissance dâindustries salutaires. VoilĂ comment nos compatriotes rĂ©agissent devant leurs problĂšmes. Ils ont senti le point faible et vont maintenant sâemployer Ă le renforcer. Quand ils auront fait cela, ils pourront avec assez de certitude chanter victoire[] ! »
Le jeune journaliste du Devoir sây trouve aussi Ă titre de reprĂ©sentant de la Jeune Chambre de commerce. Lors dâun discours Ă Saint-Boniface, il rappelle lâimportance des communautĂ©s francophones de lâOuest canadien et la reconnaissance que leur doit le QuĂ©bec : « Ce nâest pas lâOuest français qui doit de la reconnaissance Ă©ternelle Ă nos compatriotes pour avoir conservĂ© Ă notre race, et au Canada, une Ă©lite qui fait honneur Ă lâOuest canadien et lâorgueil de la province de QuĂ©bec[]. » Il profite de lâoccasion pour annoncer une campagne du livre français pour les francophones de lâOuest, Ă lâhiver 1947. La campagne sera lancĂ©e en mars 1947 et prĂ©sidĂ©e par Laporte. Tout au long de sa carriĂšre au Devoir, Laporte Ă©crit rĂ©guliĂšrement sur les communautĂ©s francophones des Maritimes, de lâOntario, du Manitoba et de la Colombie-Britannique ainsi que sur la Louisiane. Mais il ne se limite pas Ă ce seul rĂŽle puisquâil organise plusieurs collectes de fonds et des collectes de livres pour ses compatriotes.
Cet engagement de Laporte envers les communautĂ©s francophones traduit bien la pensĂ©e de son mentor, le chanoine Groulx, sur lâimportance de dĂ©fendre et dâencourager le dĂ©veloppement des communautĂ©s francophones hors du QuĂ©bec. Lâhistorien Michel Bock rĂ©sume parfaitement cet Ă©lĂ©ment de la pensĂ©e de Lionel Groulx : « Les minoritĂ©s, si elles constituaient bien sĂ»r pour Lionel Groulx les avant-postes ou les remparts de la nation canadienne-française, reprĂ©sentaient encore bien plus que cela Ă ses yeux : elles Ă©taient Ă©galement â et surtout â les vestiges, les tĂ©moins toujours vivants du grand Empire français dâAmĂ©rique. Groulx reconnaissait chez elles les descendants, sinon toujours gĂ©nĂ©alogiques au sens strict, du moins spirituels des hĂ©ros de la Nouvelle-France qui avaient ouvert le pays, voire le continent, Ă la civilisation europĂ©enne et chrĂ©tienne, française et catholique[]. »
PĂ©riode dâinstabilitĂ© au Devoir
En septembre 1946, Ămile Benoist, secrĂ©taire de rĂ©daction â qui assumait la gestion du personnel du Devoir Ă la place du directeur, Georges Pelletier trĂšs malade depuis 1942 â, dĂ©missionne. DĂšs lors, le conseil dâadministration exerce les pouvoirs du directeur gĂ©nĂ©ral et il confie Ă Alexis Gagnon la direction de la rĂ©daction. Mais Gagnon nâarrive pas Ă sâimposer, ce qui laisse le quotidien sans vĂ©ritable politique Ă©ditoriale. Cette dĂ©rive amĂšne Roger Duhamel, Alfred Ayotte, Lucien Desbiens et LĂ©opold Richer Ă dĂ©missionner. Et ils ne sont pas les seuls Ă quitter le navire. Plusieurs lecteurs nâachĂštent plus le journal, provoquant ainsi une baisse du tirage, ce qui a pour effet de creuser plus encore le dĂ©ficit de lâentreprise.
Flairant la faiblesse du quotidien, Maurice Duplessis tente de sâen emparer aidĂ© par des sympathies agissantes dans lâĂ©quipe rĂ©dactionnelle, Alexis Gagnon â surnommĂ© lâĆil de Duplessis â, Louis Robillard et Ămile Benoist. Au sein du conseil dâadministration, une majoritĂ© dâadministrateurs est en faveur de la nomination dâun directeur bien disposĂ© Ă lâĂ©gard de lâUnion nationale. Ă partir dâune rumeur, le journal Le Canada Ă©voque dans son Ă©dition du 3 mars 1944 lâachat prochain du Devoir par Duplessis. Le dĂ©part de lâun de ses journalistes, LĂ©opold Richer, constituerait un autre indice : « M. Richer a quittĂ© Le Devoir pour devenir rĂ©dacteur en chef du Bloc, organe de M. AndrĂ© Laurendeau. Jamais il nâaurait consenti Ă rester correspondant de lâancien journal de M. Bourassa du jour oĂč il aurait su que celui-ci Ă©tait vouĂ© Ă la dĂ©fense du cabinet des 21 ministres, qui attire tant de ridicule sur notre province et dont trois membres au moins se sont jusquâici dĂ©clarĂ©s partisans dâun rapprochement avec les bleus dâOttawa et champions de lâEmpire britannique[]. »
LâarrivĂ©e salutaire de GĂ©rard Filion au Devoir
Lâintervention Ă©nergique de Jacques Perrault, membre du conseil dâadministration et avocat du journal, appuyĂ© par deux autres membres et par Georges Pelletier, contrecarre cette tentative de prise de contrĂŽle par Duplessis. GĂ©rard Filion est nommĂ© directeur, avec les pleins pouvoirs, lors dâune assemblĂ©e dâadministrateurs et de fiduciaires de lâImprimerie populaire, le 10 avril 1947.
Avant mĂȘme de mettre les pieds au journal, Filion invite les journalistes et les gestionnaires de lâentreprise Ă une partie de sucre. Un journaliste de lâĂ©poque, Jean-Marc LalibertĂ©, dĂ©crit ce premier contact qui allait donner le ton pour la suite : « La journĂ©e se dĂ©roule dans une atmosphĂšre tout Ă fait dĂ©tendue. LâhĂŽte, accompagnĂ© de son Ă©pouse, vĂȘtu en chemise Ă carreaux et bottes de cuir, accueille tout le monde avec bonhomie. Les jeunes employĂ©s sont en vĂȘtements de sport et les aĂźnĂ©s, probablement plus prĂ©occupĂ©s de leur avenir, portent veston et cravate. Ă la fin de la journĂ©e, tous sont dâaccord : le nouveau patron est abordable[]. »
Ă son arrivĂ©e au 430, rue Notre-Dame Est, le nouveau directeur du Devoir constate lâĂ©tendue du dĂ©fi qui lâattend : « La perte dâexploitation varie entre cent et deux cents dollars par jour ; les rĂ©serves sont Ă©puisĂ©es et il faut recourir Ă lâemprunt bancaire. LâĂ©quipement des ateliers a atteint la limite de lâusure ; il menace de flancher Ă tout moment [âŠ]. Au plan technique et financier, lâImprimerie populaire montre tous les signes dâune entreprise qui se meurt[]. »
La réorganisation du journal
Le nouveau directeur ne perd pas de temps et se lance dans la rĂ©organisation complĂšte de lâentreprise : « On achĂšte de nouvelles machines, on agrandit lâimmeuble. [âŠ] Il change la typographie, tranche dans la mise en pages, accepte toute publicitĂ© de bon goĂ»t,...