Chapitre 1
Washington, une puissance asiatique
Ensemble nous travaillons, ensemble nous progressons.
Dicton chinois, cité par Jon Huntsman, ambassadeur américain en Chine, lors de sa nomination par Barack Obama le 18 mai 2009.
Les états-unis sont-ils encore une puissance asiatique? Les débats transatlantiques sur la question de savoir si Washington est une puissance européenne sont légion et ne manquent pas d’être réactivés à chaque changement d’équipe à la Maison-Blanche[]. L’élection présidentielle de 2008 n’a ainsi pas fait exception, comme celle de 2004 et les précédentes. Mais les États-Unis sont également très présents en Asie-Pacifique, tant économiquement que diplomatiquement et militairement. Cette région compte des alliés stratégiques de Washington (Japon, Corée du Sud, Taiwan), un adversaire désigné (Corée du Nord) et une superpuissance émergente (Chine) au sujet de laquelle on s’interroge toujours sur la manière dont elle est perçue outre-Atlantique[].
Mais l’Asie-Pacifique compte aussi des dossiers sécuritaires très sensibles dans lesquels les États-Unis sont directement concernés, comme le nucléaire nord-coréen ou les tensions dans le détroit de Taiwan. À l’occasion d’un séminaire à l’IHEDN le 13 novembre 2008, Thérèse Delpech rappelait qu’on trouve en Asie tous les problèmes stratégiques contemporains[]. Comme pour mieux rappeler qu’une puissance globale comme les États-Unis ne peut se détourner de ses obligations dans cette région.
L’histoire des États-Unis dans cette région est pour le moins mouvementée. Dès le XIXe siècle, le Pacifique devint une zone d’influence américaine traditionnelle. Les révolutions industrielles et l’incroyable essor de ce pays ont renforcé les moyens de Washington et facilité cette expansion. Que ce soit le commodore Perry qui force l’ouverture de l’archipel nippon au commerce occidental ou la participation aux guerres de l’opium du XIXe siècle, ou plus tard la guerre dans le Pacifique contre le Japon, ou encore la Corée et le Vietnam, les exemples ne manquent pas pour illustrer cette forte tendance américaine à vouloir influer sur les destinées de la région. À la lumière de ces quelques exemples historiques, et sans déflorer l’un des grands aspects du sujet, à savoir découvrir quels sont les grands principes fondamentaux de la projection de puissance américaine dans le Pacifique, plusieurs remarques générales peuvent être faites:
• la géographie particulière de la région détermine une approche particulière de la projection de puissance articulée sur la prédominance navale;
• les opérations américaines cherchant à user de la force pour atteindre un but politique reposent sur un maillage de forces prépositionnées, d’États alliés et de bases arrière.
Mais les enjeux dans la région ne sont pas uniquement militaires, même si cet aspect est très présent dans toutes les réflexions sur la projection de la puissance américaine. Washington ne cache pas ainsi ses inquiétudes concernant l’émergence de la Chine sous toutes ses formes[]. Les Américains sont profondément dépendants du commerce extérieur. Or, l’Extrême-Orient représente désormais 38% du trafic commercial mondial, contre 22% pour l’Europe. Il est donc dans l’intérêt des États-Unis de veiller à la sécurité générale et à celle de la région et à conserver un statu quo, qui leur assure une prédominance stratégique[].
Les États-Unis s’inquiètent par ailleurs de la montée en puissance militaire de la Chine et, dans le même temps, du déclin progressif de Washington en Asie du Nord-Est. Au «réveil» de Pékin vient en effet s’ajouter une régionalisation des politiques coréenne et japonaise, qui joue potentiellement en faveur d’une régression des risques sécuritaires et, par voie de conséquence, d’une diminution du «besoin des États-Unis» exprimé par ses principaux alliés dans la région[].
Mais l’un des principaux chantiers de l’administration Obama dans cette région concerne l’établissement d’une politique étrangère cohérente, qui permette de rétablir le leadership américain face à la montée en puissance progressive de pays émergents et à l’érosion de l’image des États-Unis. En bref, faire à nouveau des États-Unis une puissance asiatique.
Conscient des multiples défis qui l’attendent dans cette région, Barack Obama s’est entouré d’experts hautement qualifiés pour l’assister dans sa politique en Asie-Pacifique, dont la principale mission consiste à assurer le «retour» de Washington sur des dossiers délaissés ou mal traités – pour cause de guerre contre le terrorisme – par l’administration sortante. Sur ces aspects, la nouvelle administration a besoin de rétablir un dialogue solide avec les États de la région, mais également de s’appuyer sur un soutien du Congrès. Et à cet égard, le profil des acteurs de la politique étrangère américaine en Asie-Pacifique dans les rangs de la nouvelle administration répond à l’impératif de recevoir un soutien à Washington.
Plusieurs années de perdues
Dans l’esprit de nombreux analystes américains, Washington a perdu du terrain en Asie-Pacifique au cours des dernières années. Cela s’explique par l’attention portée à la guerre contre le terrorisme dans son ensemble depuis 2001 et plus spécifiquement par les efforts militaires consentis en Afghanistan et en Irak. Dans le même temps, la présence américaine sur d’autres continents s’est trouvée disputée par l’émergence de nouveaux acteurs globaux, au premier rang desquels se trouve la Chine. Dans le cas de l’Asie-Pacifique, à l’exception du dossier nucléaire nord-coréen (crise oblige), les États-Unis ne sont pas parvenus à maintenir une présence importante sur les questions stratégiques et, à cet égard, le bilan des deux administrations Bush est dans l’ensemble négatif.
En mars 2000, le secrétaire à la Défense William Cohen déclarait à des responsables militaires vietnamiens que la présence de forces américaines en Asie-Pacifique était cruciale pour la prospérité de la région. S’adressant à l’Académie nationale de la défense du Vietnam au deuxième jour de sa visite, William Cohen déclarait que les deux pays avaient tout intérêt à coopérer: «Aujourd’hui, si l’on prend en compte notre histoire commune, faite de fierté et de douleur, je suis devant vous pour le compte du département de la Défense des États-Unis pour promouvoir les intérêts de nos deux pays, dans l’espoir que nous puissions être à nouveau guidés par nos intérêts communs[].» Ce type de remarques s’est multiplié à l’adresse des pays asiatiques sous l’administration Clinton, qui avait fait de sa politique en Asie-Pacifique l’élément dominant de sa politique étrangère.
Du côté des conservateurs, on retrouvait alors à peu près les mêmes tendances à privilégier une forte présence en Asie-Pacifique, pour des raisons toutefois différentes. En 2000, Charles Krauthammer s’est essayé à définir quatre priorités pour défendre l’intérêt national américain[]:
1. Endiguer, dissuader et, si nécessaire, désarmer par la force les États voyous;
2. Endiguer une Chine expansionniste, dont «la position sur le globe à l’aube du XXIe siècle rappelle celle de l’Allemagne à l’aube du XXe – une grande puissance en rapide croissance, revenue des profondeurs du classement, cherchant sa place au soleil, exerçant des pressions inexorables sur ses voisins»;
3. Maintenir la vigilance contre la résurgence possible d’une Russie revancharde;
4. Maintenir l’ordre mondial garanti par l’Amérique en dernier ressort[].
Rappelons ici que cet article de Charles Krauthammer s’inscrivait dans un dossier spécial sur l’avenir de la puissance américaine et de ses modes d’action, dans lequel les néoconservateurs les plus radicaux se sont exprimés, un an avant l’entrée de George W. Bush à la Maison-Blanche, donc en pleine période électorale. Mais les quatre points mettaient en exergue la nécessité de maintenir une présence forte en Asie-Pacifique, où l’ensemble des enjeux cités sont présents. Comment expliquer dès lors le retrait de Washington dans une région où la présence américaine est par ailleurs particulièrement forte?
Dans le Pacifique, les troupes américaines ont ainsi pu s’installer dans une série de bases, grâce au contexte post-Seconde Guerre mondiale et post-guerre froide. À la suite de ces deux conflits, les États-Unis ont pu accumuler leurs troupes en Asie orientale. Ainsi, les États-Unis sont présents au Japon et à Okinawa, en Corée du Sud, en Asie du Sud-Est (notamment en Thaïlande et à Singapour), dans plusieurs bases du Pacifique (Hawaï, Midway, Guam) et de l’océan Indien (Diego Garcia) et en Australie.
Au Japon, plus spécifiquement, les États-Unis disposent de 89 bases militaires et près de 40 000 soldats sont déployés dans l’archipel nippon, notamment sur l’île d’Okinawa[]. De même, la Corée du Sud héberge 37 500 soldats américains depuis le traité de défense mutuelle signé en 1954. Même si, en 2004, le Pentagone a lancé un processus de redéploiement de 12 500 de ces soldats, la présence américaine en Corée du Sud reste tout à fait sérieuse[]. Du côté Pacifique, la présence américaine s’étend du Japon et de la Corée du Sud à l’Asie du Sud-Est (grâce à des accords signés avec des pays tels que la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines, Singapour, l’Indonésie), de Taiwan à la Californie et à l’Alaska, en passant par Hawaï (autant de régions et d’États américains où des bases sont prêtes à fournir les efforts nécessaires pour contrer toute opération militaire de la République populaire de Chine (RPC) en Asie orientale). À ces bases s’ajoutent la VIIe flotte de l’US Navy. Celle-ci compte entre 50 et 60 navires de combat, 350 appareils et 60 000 soldats du corps des Marines et de l’US Navy. On peut également compter la base américaine de Diego Garcia dans l’océan Indien dont les infrastructures permettent le décollage et l’atterrissage de bombardiers à long rayon d’action (les vieux B-52 ou les appareils furtifs type B-2 Spirit). Les États-Unis ont donc une véritable force d’intervention en ...