Chapitre 1
L’histoire de la démocratie
La première expérience démocratique
La notion de démocratie a été imaginée par le poète grec Solon au VIe siècle av. J.-C. Détenant aussi la fonction de législateur, Solon avait accordé à tous les citoyens athéniens le droit de vote à l’Assemblée du peuple. Cette expérience de démocratie directe, unique dans l’histoire de l’humanité, connut son apogée durant le siècle de Périclès (495-429 av. J.-C.) et se termina vers 330 av. J.-C. avec la prise d’Athènes par Alexandre le Grand.
À cette époque, la qualité de citoyen n’était accordée qu’aux hommes de plus de 18 ans nés de mère et de père athéniens. Les esclaves qui constituaient les deux tiers de la population, de même que les femmes, les enfants et les étrangers n’étaient pas reconnus comme citoyens. Par conséquent, des 400 000 résidants d’Athènes, moins de 10% possédaient la citoyenneté.
Loin de concevoir cette citoyenneté comme un avantage, la plupart des citoyens la considéraient comme un fardeau. On voyait rarement plus de deux ou trois mille citoyens dans l’agora qui pouvait accueillir dix-huit mille personnes assises et vingt-cinq mille debout. Malgré le fait que les participants se voyaient octroyer une indemnité, il était difficile d’atteindre le quorum de cinq mille votants requis pour certaines séances. Des soldats avaient la tâche de rabattre vers l’Assemblée les citoyens circulant dans les rues avoisinantes au moyen d’une corde trempée dans du vermillon. Les citoyens retardataires, tachés de rouge, étaient privés de leur indemnité.
La plupart des citoyens appartenant aux classes aisées étaient très critiques envers la démocratie athénienne. Ils soutenaient que l’imposition d’une égalité purement abstraite entre les citoyens ne permettait pas aux gens instruits et ayant de l’expérience d’avoir la place qu’ils méritaient. Le philosophe Platon était un des plus âpres détracteurs de la démocratie. Ses objections portaient sur deux points principaux: l’incompétence du peuple et la démagogie. Il croyait qu’il était absurde d’accorder le pouvoir de décision à des gens ne possédant aucune connaissance ou expertise. En utilisant l’analogie du médecin, il affirmait que la prise de décisions par l’Assemblée du peuple était tout aussi aberrante que le serait la prescription d’un traitement médical pour un malade en faisant un sondage d’opinion auprès de ses voisins. En ce qui concerne la démagogie, il affirmait que la grande majorité des citoyens étant peu informés et crédules pouvaient être facilement influencés par d’habiles tribuns. Il dénigrait la démocratie en la qualifiant de «théâtrocratie».
Au cours de l’histoire, jusqu’à récemment, la plupart des philosophes ont considéré la démocratie comme la domination des masses incultes sur des élites plus dignes du pouvoir. De l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, la démocratie a été perçue comme une forme dangereuse et déficiente de gouvernement. La Rome antique a toujours été dirigée par une oligarchie et le monde occidental a été dominé par des empereurs pendant des siècles.
Le mot démocratie a longtemps possédé une connotation péjorative si bien que les révolutionnaires français et américains ont préféré parler de gouvernement représentatif ou de république. Ce n’est qu’après la guerre de 1914-1918, à l’instigation de Woodrow Wilson, président américain qui fut le grand promoteur de la Société des Nations (1913-1921), que le mot démocratie est passé dans l’usage courant.
La résurgence et l’enracinement de l’idée de démocratie
La notion de représentativité politique est apparue au Moyen Âge. On voit alors surgir partout des assemblées représentatives – états généraux, diètes, cortès et chambres des communes. Plusieurs principes qui sont à la base de la démocratie vont progressivement s’imposer: les décisions importantes doivent être prises en public; les coutumes ne peuvent être modifiées sans acquiescement; et les taxes extraordinaires ne peuvent être imposées sans le consentement des représentants de ceux qui les paient.
L’idée démocratique moderne est née de la volonté de détruire l’Ancien Régime et d’asseoir l’État sur de nouveaux fondements. Il s’agissait de remplacer le pouvoir du roi par le pouvoir de nouvelles élites. C’est ainsi qu’en Grande-Bretagne, par exemple, grâce à la Magna Carta de 1215, les aristocrates se sont imposés au roi, puis, tour à tour, les grands propriétaires se sont imposés aux aristocrates, puis les petits propriétaires aux grands propriétaires, jusqu’à ce que l’apparition des syndicats force l’élargissement de l’électorat et permette d’élire des représentants des ouvriers.
Les principes, les valeurs et les institutions nécessaires à l’éclosion de la démocratie ont émergé à la suite de trois révolutions: la Révolution anglaise de 1688, la Révolution américaine de 1776 et la Révolution française de 1789. Ce n’est cependant pas avant le XIXe siècle que les citoyens ont acquis le droit de vote et que les gouvernements démocratiques ont vu le jour. La démocratie telle que nous la connaissons est donc une invention récente.
Avant la réforme de 1832 en Grande-Bretagne, moins de 2% des citoyens pouvaient voter aux élections. Des réformes ont fait passer ce pourcentage à 6% en 1867 et à 12% en 1884. Jusqu’au début des années 1900, le droit de vote était limité au moyen de restrictions concernant la durée de résidence, la propriété et les avoirs financiers. De multiples droits de vote étaient accordés aux propriétaires d’entreprises et aux diplômés universitaires. C’est ainsi qu’un diplômé universitaire disposait de deux votes! En 1918, le droit de vote a été accordé aux femmes, mais celles-ci devaient être âgées d’au moins trente ans, alors que l’âge minimal était de vingt et un ans pour les hommes. C’est seulement en 1930 que l’égalité a été réalisée entre les femmes et les hommes en Grande-Bretagne, ce qui a permis d’atteindre le standard définissant aujourd’hui l’État démocratique, c’est-à-dire le vote universel de la population adulte.
Les États-Unis ont libéralisé plus rapidement leurs lois électorales. Dès 1850, toute la population adulte masculine et de race blanche avait le droit de vote. Les Noirs ont acquis ce droit théoriquement en 1870, mais, dans les États du sud, celui-ci a longtemps été limité dans les faits par des exigences concernant le droit de résidence et des taxes spéciales, ainsi que par l’intimidation et l’exclusion pour les petits délits. Les femmes n’ont acquis le droit de vote dans l’ensemble des États qu’en 1920, grâce à un amendement constitutionnel.
Au Canada, à la suite de la Confédération de 1867, le droit de vote fédéral a été régi par les lois de chaque province. Ce droit était alors limité aux hommes et fondé sur la propriété foncière. Diverses lois fédérales ont élargi graduellement le droit de vote, entre autres aux vétérans, dans ce cas aux femmes aussi bien qu’aux hommes. L’ensemble des femmes ont acquis le droit de vote en 1918. Ce n’est cependant qu’en 1920 que le droit de vote fédéral a été réglementé par une législation fédérale plutôt que par les lois provinciales. Au Québec, les femmes ont obtenu le droit de vote aux élections provinciales en 1940, une vingtaine d’années après les autres provinces, surtout en raison de l’opposition de l’Église catholique dont la réserve à l’égard des femmes est notoire.
Le suffrage universel est le principal critère qui, pour la plupart des observateurs, permet de déterminer si un pays est démocratique. La pratique de la démocratie telle qu’on la connaît aujourd’hui exige l’existence d’une autre institution importante, celle des partis politiques.
La naissance des partis politiques
Au sein des parlements, il y a toujours eu des factions, des clans, des clubs et des groupements, mais ceux-ci étaient peu organisés ou étaient de nature temporaire. En France, durant la Révolution, les partisans du roi étaient placés à la droite du président, tandis que les opposants siégeaient à gauche. En Angleterre, les députés fidèles à la couronne étaient appelés Tories, alors que ceux qui voulaient limiter les pouvoirs du roi étaient appelés Whigs. À la fin du XVIIIe siècle, au parlement britannique, on parlait par exemple du Party attached to Mr Pitts ou du Party attached to Mr Fox.
C’est l’élargissement du corps électoral qui a provoqué la transformation des groupements politiques en véritables partis. Tant que la représentation parlementaire était un monopole de l’aristocratie, le choix des députés se réduisait à de simples tractations entre notables. Mais à partir du moment où il a fallu enregistrer de nouveaux électeurs et les amener à voter, une organisation politique efficace s’avérait nécessaire. Ceci d’autant plus que les nouveaux électeurs potentiels ne semblaient guère soucieux d’utiliser leur nouveau droit.
Pour obtenir l’appui des électeurs, les partis politiques ont organisé un système élaboré de patronage. Le système des dépouilles faisait de la vie politique une affaire comme les autres: les organisateurs et les partisans pouvaient, en échange de leur implication ou de leur vote, obtenir des emplois et des faveurs. Les responsables du patronage étaient en mesure de faire des bénéfices illicites par toutes sortes de stratagèmes liés aux travaux publics et aux contrats accordés par l’État. Grâce à l’alternance des partis au pouvoir, les membres et les sympathisants des principaux partis pouvaient, à tour de rôle, profiter des ressources considérables de l’État.
Malgré la corruption généralisée qu’il entraînait, le patronage n’avait cependant pas que de mauvais côtés. Aux États-Unis, par exemple, il a permis aux immigrants de s’intégrer plus facilement à la société en incorporant ces derniers dans des réseaux sociaux bien organisés.
Les mœurs politiques ont été grandement assainies au cours des cinquante dernières années dans les pays industrialisés. Des lois sur la fonction publique ont refréné le patronage dans la dotation des emplois et de nouvelles pratiques ont limité le pouvoir discrétionnaire des dirigeants politiques dans l’attribution des contrats et des subventions. Des lois sur le financement des partis politiques et les dépenses électorales ont permis de réduire l’importance de l’argent dans le processus électoral.
Plusieurs pays, surtout parmi les moins développés, connaissent encore la corruption, le népotisme et la fraude électorale sur une vaste échelle, mais il faut se rappeler qu’ils ne font que suivre le modèle démocratique qui a été le nôtre jusqu’à une époque pas très lointaine.
Les attentes des gens par rapport à la démocratie sont très élevées, tant dans les pays industrialisés que dans les pays sous-développés. La démocratie revêt des sens différents pour beaucoup de gens.
Chapitre 2
La signification du mot démocratie
Un «excès de signification»
Le politologue français, Georges Burdeau, disait que le mot démocratie souffre d’un «excès de signification». Ce mot signifie en effet bien des choses pour beaucoup de gens. Son origine vient du grec: demos (peuple) et kratos (pouvoir); il signifie que le peuple se gouverne lui-même. Il a maintenant acquis universellement une connotation positive.
Pour certains, le mot est presque technique; il signifie simplement la règle de la majorité. Pour d’autres, il représente un idéal, une vision, un projet exigeant qui ne sera jamais totalement terminé. Il invoque à la fois un objectif et les moyens pour le réaliser, c’est-à-dire l’intention démocratique et les modalités de son exercice.
Certains ont des attentes démesurées par rapport à la démocratie. Dans les pays de l’Est libérés du joug communiste, plusieurs espéraient que la démocratie leur apporte l’abondance des sociétés de consommation occidentales. L’abondance faisant toujours défaut quelques décennies plus tard, ils sont portés à blâmer la démocratie elle-même. En Irak, certains ont cru que la démocratie apporterait la paix. Mais elle a plutôt servi à dresser les communautés chiite, sunnite et kurde les unes contre les autres.
Plusieurs attribuent à la démocratie un ensemble de caractéristiques qui font des démocraties occidentales un modèle auquel aspirent tant de gens dans les pays qui en sont dépourvus: un système politique compétitif et multipartite; des élections régulières au scrutin secret; l’absence de fraude et la sécurité; le suffrage universel; des campagnes politiques ouvertes; la liberté d’association et le droit d’assemblée; l’alternance des partis au pouvoir; un gouvernement soumis à des règles constitutionnelles; le contrôle civil sur la police et l’armée; un État de droit qui respecte et garantit les droits des citoyens; une large classe moyenne et une économie de consommation développée.
La démocratie ne peut toutefois pas être le fruit d’une génération spontanée. La plupart des pays du tiers monde qui se sont proclamés démocratiques immédiatement après leur indépendance, alors qu’ils étaient pauvres et instables, sont devenus des dictatures en moins de dix ans. Il semble que la démocratie aille de pair avec la richesse: quand l’économie progresse, le taux d’alphabétisation augmente, les communications de masse s’accroissent, le revenu per capita s’élève, l’urbanisation s’accélère et avec elle le développement d’une classe moyenne professionnelle et d’un ensemble d’entrepreneurs. Une population instruite, ou au moins capable de lire, est un prérequis pour la démocratie.
Le développement économique permet à des segments de la société, particulièrement les gens d’affaires, d’avoir du pouvoir indépendamment de l’État. En devant négocier avec ces intervenants, l’État se fait moins rapace et capricieux; il accorde plus d’importance aux règles et devient plus sensible aux besoins de la société. Il en résulte une libéralisation souvent non intentionnelle. De plus, le développement favorise l’expansion d’une classe moyenne instruite et permet l’apparition d’une société civile, c’est-à-dire d’un ensemble d’instituti...