Journal de Samuël Jenks
Le journal qui suit a été publié en anglais en 1889-1890 dans Proceedings of the Massachusetts Historical Society sous le titre « Samuel Jenks, His journall of the Campaign in 1760 ». C’est un descendant de l’auteur, le révérend Henry F. Jenks, qui en avait hérité.
L’auteur, Samuël Jenks, est né à Lynn, Massachusetts, le 12 mars 1732. Son père lui avait enseigné le métier de forgeron qu’il pratiqua à Chelsea (Point Shirley), à Medford, à Newton et à Boston. Lors de l’expédition de 1760, il était capitaine d’une compagnie de Provinciaux du Massachusetts. Il est mort à Cambridge, le 8 juin 1801.
Il est très rare de trouver un journal de cette époque où l’auteur note autant de détails concernant ses sentiments et ses émotions. Il se livre à son journal comme on le ferait aujourd’hui. Il confie ses sujets de conversation, sa lassitude après la reddition de Montréal, la discorde entre les soldats réguliers anglais et les provinciaux de la colonie. Il ira même jusqu’à comparer le commandant anglais Haviland au démon et il se réjouira quand il apprendra qu’il s’est blessé à la jambe en glissant. Les détails concernant la vie des militaires en campagne sont de précieuses informations : qu’il s’agisse des châtiments imposés aux militaires indisciplinés, des femmes faciles, de l’hygiène, des désertions, des maladies infectieuses qui contaminent l’armée, de l’attitude répréhensible de certains de ses hommes ou de sa déception de constater que les soldats paient un aumônier à ne rien faire. Il n’est nullement un guerrier dans l’âme et sa participation à ce mouvement d’invasion lui apparaît d’abord comme un devoir dont l’objectif est une paix permanente. En territoire néo-français, il fait souvent preuve d’humanisme et de compassion envers les « pauvres créatures » qu’il croise.
Les nombreux renseignements concernant les confrontations avec l’armée française sur la rivière Richelieu et à Montréal sont souvent inédits. Au surplus, il nous permet de connaître la réaction des témoins impuissants devant le passage de cette immense armée qui vient envahir leur patrie. Si certains Canadiens virent rapidement leur capot pour offrir leur aide, d’autres pleurent de découragement. Il note quelques détails concernant la vie quotidienne des Canadiens, leur niveau de vie ou même leur nourriture. Sa description de la prise du fort Chambly recèle un moment des plus tragiques de notre histoire qui n’est raconté par aucun autre de ses contemporains[]. Notons enfin que sa position privilégiée en tant qu’officier lui a permis d’accéder à des informations secrètes à cause du caractère militaire qu’elles contenaient. Ainsi, la décision de Bougainville d’abandonner l’île aux Noix à cause de la carence de munitions et de nourriture nous laisse perplexe en découvrant ce que l’armée britannique a saisi à cet endroit après le départ des assiégés français.
Il maîtrise suffisamment la langue anglaise pour atteindre, à l’occasion, un niveau littéraire qui en a facilité la traduction. Les seules difficultés rencontrées résidaient principalement dans le vocabulaire de l’arsenal militaire de cette époque ; il n’existait pas toujours des équivalences en français. Aussi, nous avons parfois inséré les expressions anglaises originales afin d’offrir au lecteur la possibilité de se faire une idée plus exacte. Le texte qui suit contient presque toutes les informations contenues dans la version anglaise originale. Cependant, après la reddition de Montréal, l’auteur retourne à Crown Point et ses remarques correspondent à sa lassitude alors qu’il lui tarde de retourner chez lui. Il a perdu son émerveillement et sa motivation ; son journal devient une accumulation répétitive de commentaires sur la température et d’apitoiements sur sa santé. Nous avons omis ces passages qui n’avaient aucun intérêt pour une meilleure compréhension de notre histoire.
La richesse narrative et descriptive de ce journal nous a facilement convaincu de le placer en tête de liste. Après sa lecture, il est beaucoup plus facile de comprendre les autres textes qui suivent.
Samuel Jenks, son journal de la campagne de 1760
Point Shirley, le 22 mai 1760. Je suis engagé à participer à la campagne pour la conquête du Canada.
Mercredi, le 28 mai. Suis arrivé au campement d’Albany où ma compagnie était déjà cantonnée.
Jeudi, le 29. Ai envoyé une lettre chez moi. Ai reçu l’ordre de me tenir prêt à remonter la rivière et de laisser ma tente sur place.
Vendredi, le 30 mai. Le général Amherst m’a commandé de me rendre au fort Miller avec 50 hommes afin d’y conduire des bateaux chargés de provisions.
Lundi, le 2 juin 1760. Après avoir déchargé les bateaux à la crevasse au-dessus de Half Moon[], nous nous sommes rendus à Still Water dans des bateaux allèges.
Mardi, le 3 juin. J’ai reçu 240 barriques de farine ; il faudra deux jours pour les apporter au fort Miller.
Mercredi, le 4 juin. Sommes arrivés au fort Miller durant la nuit et y avons déchargé les provisions. On m’a dit de demeurer ici afin de m’occuper des vivres à destination du fort Edward.
Jeudi, le 5 juin. Il faudra compter cinq jours pour rassembler tous mes hommes.
Vendredi, le 6 juin. Le capitaine Smith est venu me remplacer afin que je dirige les déplacements de ma compagnie. Journée humide. Une troupe du Massachusetts, plutôt en piteux état, vient d’arriver. On nous a demandé d’amener des bateaux et des provisions à la hâte au portage.
Samedi, le 7. Ai continué la surveillance des provisions et des bateaux.
Dimanche, le 8. Ma compagnie a reçu l’ordre de faire partie du détachement qui se rendra au fort Edward. Quant à moi, il me faudra attendre ici les ordres du colonel Thomas. Ma compagnie vient de s’embarquer en direction du fort Edward et je viens de recevoir l’ordre de suivre mes hommes en m’embarquant dans le premier bateau disponible.
Lundi, le 9 juin. Embarqué à bord du bateau du capitaine Dunbar en direction du fort Edward. Sommes arrivés à destination avant la nuit ; ai trouvé ma compagnie stationnée dans la plaine. Ai visité le fort et le considère bien construit mais sa situation lui permettrait difficilement de tenir un siège.
Mardi, le 10. Ai reçu l’ordre de partir avec mes hommes en direction du lac George[] ; le départ a eu lieu vers 10 heures du matin en une colonne. Sommes arrivés à destination avant la nuit.
Mercredi, le 11 juin. Sommes demeurés au lac George ; ai visité les fortifications. Il nous faudra 2 jours d’indemnité de déplacement pour nous rendre à Ticondaroga[].
Jeudi, le 12 juin. Ai demandé à M. Dix… d’apporter une lettre chez moi. Ce matin, nous avons démantelé notre camp et nous sommes embarqués pour Ticondaroga. Le fort vent qui soufflait de face nous a forcés à débarquer non loin du fort, sur la rive est du lac. Quand le vent s’est calmé, nous avons navigué une douzaine de milles jusqu’à une petite île où nous nous sommes arrêtés pour y manger. La région est montagneuse et infestée de serpents à sonnettes ; nos hommes en ont tué 6 ou 8 sur cette petite île. Après que l’arrière-garde fût arrivée et se fût reposée, nous avons continué jusqu’à une autre île, près de Sabbath Day Point, et nous y avons dressé nos tentes.
Vendredi, le 13 juin. Après le petit-déjeuner, le colonel a donné l’ordre de partir pour Ticondaroga ; nous y sommes arrivés vers les 3 heures de l’après-midi. Le colonel est d’abord allé au fort avec une petite escorte puis il est revenu pour ordonner aux troupes de parcourir environ un mille jusqu’à la scierie afin d’y camper. Ici, tous les officiers qui n’étaient jamais venus ont dû payer leur entrée[].
Samedi, le 14 juin. Sommes demeurés ici. Plusieurs dames de camp sont arrivées de Crown Point[], et se dirigent vers Albany. Quelques-unes voudraient retourner chez elles. Dorénavant, il nous faudra nous déplacer en portant nos armes. Demain, nous devrions partir pour Crown Point car le lieutenant Pope et 12 hommes ont été détachés pour demeurer à Ticondaroga avec la garnison de 300 hommes commandés par le lieutenant-colonel Miller.
Dimanche, le 15 juin. Ce matin, chaque homme a reçu ses armes et six cartouches. Après la distribution des armes et des munitions, nous nous sommes embarqués pour Crown Point ; chaque bateau pouvant recevoir 32 hommes. Nous avons passé devant le fort de Ticondaroga qui est très bien situé puisqu’il domine la passe étroite de l’entrée de South Bay sur le lac Champlain. Le grand radeau[] et 2 sloops[] mouillent ici en attendant un vent propice pour les pousser jusqu’à Crown Point. Il se fait tard et nous ne pourrons nous rendre à destination. Le colonel a ordonné au régiment de camper près d’un blockhaus situé à 2 milles du fort. De chaque côté du lac, le terrain est plat et la terre semble bonne. L’endroit est agréable.
Lundi, le 16 juin. Ce matin, nous sommes partis tôt et avons poursuivi notre route jusqu’à Crown Point. Nous sommes débarqués en amont du fort et y avons établi notre campement. Journée pluvieuse et, cet avant-midi, il y a eu du tonnerre. J’ai visité les lieux et je crois qu’une fois complétées, les fortifications seront les plus puissantes de toutes les colonies anglaises d’Amérique. Étant donné qu’il faudra beaucoup de travail pour compléter cette place forte, je crois que nous stationnerons ici.
Mardi, le 17 juin. Ce matin, j’ai reçu l’ordre de traverser le lac avec 200 hommes afin d’y quérir des épinettes ; le capitaine Brewer des Rangers nous a servi de guide. Arrivés sur la rive, des gardes furent placés autour de nous afin de nous protéger. Sommes revenus avec une grande quantité d’épinettes sans que l’ennemi ne nous importune ; le commandant nous a remerciés pour ce travail.
Mercredi, le 18 juin. Aujourd’hui, j’ai eu congé. En soirée, nous avons aperçu un feu sur la rive ouest du lac à environ 6 milles plus bas. Aussitôt un détachement et quelques gardes de notre piquet furent envoyés dans 2 bateaux et une baleinière[] afin d’aller y faire une reconnaissance. On suppose qu’il s’agit de Rogers et son détachement qui sont de retour.
Jeudi, le 19 juin. Aujourd’hui, le major Skeen, qui faisait partie du détachement de reconnaissance, est arrivé vers 9 heures du matin avec 2 de nos hommes qui ont échappé aux Français ; démunis de provisions, ils se sont nourris pendant six jours de fraises et de racines. Vers midi, nous avons découvert plusieurs bateaux en provenance de Saint-Jean[]. Cent trente de nos hommes se trouvaient à bord et revenaient de captivité. Ils nous ont appris que les Français avaient dû lever le siège de Québec dans la plus grande confusion ; ils ont perdu 3 500 hommes, leur artillerie et leur équipage. Tout le pays serait dans la plus complète confusion.
Vendredi, le 20 juin. Aujourd’hui, une grande quantité de boulets et d’obus a été transportée du fort jusqu’au quai dans le but d’être chargée dans les embarcations ; plusieurs hommes préparent des cartouches et autres effets nécessaires pour l’expédition qui, je crois, sera organisée contre l’île fortifiée[] et Saint-Jean. J’ai écrit plusieurs lettres que je confierai à des prisonniers qui s’en retournent en Nouvelle-Angleterre. Cet après-midi, une baleinière est partie avec des dépêches pour le major Rogers.
Samedi, le 21 juin. Journée pluvieuse. Avons passé le temps dans nos tentes à écrire des lettres et à discuter. En soirée nous avons bu à nos femmes et à nos amours.
Dimanche, le 22 juin. Journée très agréable. Étant en devoir, je serais heureux d’avoir des nouvelles de chez moi ; cela me manque. Ici, en général, on ne tient pas compte de la journée du seigneur. Aujourd’hui, durant le repas, un corps de musique est venu jouer sous la tente des officiers. C’était très agréable mais, à mon avis, inapproprié en ce jour sacré.
Lundi, le 23 juin. Journ...