CHAPITRE 1
La fécondité : une qualité physique valorisée
Mon pĂšre, il aimait bien la couchette. Il Ă©tait bon au lit, quâil disait. Je crois bien, seize enfants !
Informatrice née en 1932 (Gauvreau et autres, 2007 : 230)
Lorsquâon Ă©voque la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise de la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle, on a habituellement tendance Ă croire que tous les couples mariĂ©s dĂ©siraient et avaient de nombreux enfants. Les « grosses familles », comme on disait alors, faisaient effectivement partie du paysage quĂ©bĂ©cois, puisquâau dĂ©but du siĂšcle environ une famille sur cinq comptait au moins dix enfants. Ces familles trĂšs fĂ©condes seront cependant de moins en moins nombreuses au fur et Ă mesure que les annĂ©es passeront : seulement 13 % des femmes qui sont nĂ©es en 1903 et se sont mariĂ©es ont eu dix enfants ou plus, un pourcentage qui chute Ă 7,6 % pour celles qui sont nĂ©es en 1913 et se sont mariĂ©es (Lavigne, 1983 : 325). MĂȘme si, dĂšs la fin du XIXe siĂšcle, la fĂ©conditĂ© quĂ©bĂ©coise avait commencĂ© Ă dĂ©cliner, elle est tout de mĂȘme demeurĂ©e la plus forte des sociĂ©tĂ©s occidentales jusquâĂ la fin des annĂ©es 1950 (Frenette, 1991 : 67). Comment expliquer un tel phĂ©nomĂšne ?
Les pressions exercĂ©es par lâĂglise
Il faut dire que lâĂglise catholique, qui occupait une position centrale au sein de la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise, accordait une grande importance Ă la fĂ©conditĂ©. La procrĂ©ation Ă©tait en effet, selon un article du Code de droit canonique promulguĂ© par le pape BenoĂźt XV en 1917, la fin principale du mariage, « lâaide mutuelle des Ă©poux » et « lâapaisement de la concupiscence » venant en second lieu (Sevegrand, 1992 : 80-81). Les reprĂ©sentants de lâĂglise voyaient donc dâun trĂšs mauvais Ćil les couples mariĂ©s qui nâavaient pas dâenfants ou qui en avaient trĂšs peu et ils ne se gĂȘnaient pas pour rappeler Ă leurs fidĂšles que les enfants Ă©taient des « dons de Dieu » quâon ne pouvait refuser. SĂ©journant Ă Saint-Denis-de-Kamouraska en 1936, lâanthropologue amĂ©ricain Horace Miner a observĂ© que le curĂ© insistait beaucoup pour que ses fidĂšles donnent naissance Ă une nombreuse descendance :
Le curĂ© rĂ©pĂšte souvent Ă ses paroissiens que Dieu bĂ©nit les familles qui ont plusieurs enfants et quâelles ne souffriront jamais de la faim. [âŠ] On va jusquâĂ affirmer dans les sermons que si, dans les villes, des familles vivent de lâassistance publique, câest que la plupart dâentre elles sont sans enfants ou en ont peu. (Miner, 1985 : 106)
Selon lui, les naissances se suivaient dâailleurs Ă intervalles assez rapprochĂ©s dans ce village et, aprĂšs huit ans de mariage, les couples avaient en moyenne cinq enfants (Miner, 1985 : 122, 228). AprĂšs avoir effectuĂ© une enquĂȘte concernant lâenfance au dĂ©but du XXe siĂšcle, lâethnologue Anne-Marie Desdouits a aussi notĂ© que les membres du clergĂ© quĂ©bĂ©cois sâimmisçaient souvent dans la vie privĂ©e des couples qui nâavaient pas dâenfants :
Les enfants sont voulus par Dieu, et une femme qui nâest pas partie en famille (enceinte) aprĂšs un an ou deux de mariage risque dâencourir les remarques du prĂȘtre de la paroisse. « Refuser Ă son mari » est considĂ©rĂ© comme un pĂ©chĂ© et souvent le couple qui ne peut avoir dâenfants en adopte. (Desdouits, 1990 : 15)
Une des nombreuses « familles patriarcales au Canada », 1905.
Le samedi 15 juillet 1905, LâAlbum universel publiait un article intitulĂ© « Familles patriarcales au Canada » vantant la « merveilleuse multiplication de la population canadienne-française » et proposant des photographies de familles nombreuses comme celle-ci. Lâauteur de lâarticle, Ch. Boutet, Ă©crivait alors : « Examinez nos gravures les unes aprĂšs les autres, contemplez ces nobles figures de parents respirant la sĂ©rĂ©nitĂ©, la paix, la joie, la santĂ©, le bien-ĂȘtre, ainsi que ces traits dâenfants, du plus grand au plus petit, et comme nous, vous vous Ă©crierez : Câest lâimage du bonheur. »
LâAlbum universel, vol. 22, no 1108 (15 juillet 1905), p. 325.
Parmi les informatrices interrogĂ©es par Denyse Baillargeon, certaines ont aussi fait allusion aux pressions exercĂ©es par lâĂglise. « Fallait accepter ce que le bon Dieu nous envoyait », affirme lâune dâelles qui sâest mariĂ©e en 1923 et a donnĂ© naissance Ă huit enfants (Gauvreau et Gossage, 1997 : 505). Les tĂ©moignages recueillis par Danielle Gauvreau et ses collaboratrices concernant la fĂ©conditĂ© des QuĂ©bĂ©coises au cours de la pĂ©riode 1870-1970 vont dans le mĂȘme sens. La majoritĂ© des femmes et des hommes quâelles ont interrogĂ©s se souviennent en effet avec acuitĂ© du « mĂ©nage Ă trois » avec le curĂ© et des retraites paroissiales au cours desquelles les couples qui ne concevaient pas Ă rĂ©pĂ©tition Ă©taient particuliĂšrement pris Ă partie. Une informatrice leur a mĂȘme avouĂ© que câest Ă la suite dâune de ces retraites que son septiĂšme enfant a Ă©tĂ© conçu, ce qui lui a permis de « faire ses PĂąques », câest-Ă -dire de communier le dimanche de PĂąques (Gauvreau et Gervais, 2003 : 100). Dans son autobiographie, Janette Bertrand, qui est nĂ©e en 1925, raconte avoir dĂ©jĂ entendu un curĂ© ordonner Ă une jeune mĂšre dâaller se confesser le soir mĂȘme, parce quâelle nâĂ©tait visiblement pas enceinte et que lâenfant quâelle promenait dans sa poussette Ă©tait ĂągĂ© de deux ans. Le curĂ© de ce village avait en effet la rĂ©putation de refuser la communion aux femmes qui nâavaient pas dâenfant Ă tous les deux ans. Elle Ă©voque aussi les photographies de familles nombreuses rĂ©unies sous le regard bienveillant dâun membre du clergĂ© publiĂ©es chaque mois dans les journaux, les prĂ©sentant comme un idĂ©al Ă atteindre (Bertrand, 2004 : 183, 202).
Il Ă©tait donc trĂšs difficile dâĂ©chapper Ă cette rhĂ©torique nataliste qui valorisait les couples prolifiques, comme se le rappelle une informatrice, qui sâest mariĂ©e en 1935 :
Le clergĂ© avait beaucoup de pouvoir⊠Des enfants du bon Dieu, il nâĂ©tait pas question dâempĂȘcher ça ! Les prĂȘtres nous le disaient Ă la confesse et quand on avait des retraites fermĂ©es [âŠ]. Ils disaient que la femme Ă©tait faite pour avoir des enfants, puis que câĂ©tait son rĂŽle. Informatrice nĂ©e en 1914, mĂšre de cinq enfants. (Gauvreau et autres, 2007 : 181)
Denise Lemieux et Lucie Mercier, qui ont analysĂ© les autobiographies et documents personnels de femmes quĂ©bĂ©coises ayant vĂ©cu entre les annĂ©es 1880 et 1940, ont aussi notĂ© que la plupart dâentre elles considĂ©raient que vivre de nombreuses maternitĂ©s allait de soi et ne remettaient pas en question les enseignements de lâĂglise Ă ce sujet (Lemieux et Mercier, 1989 : 208-209). Certaines en retiraient mĂȘme une grande valorisation et une grande fiertĂ©. Dans ses MĂ©moires, ThĂ©odora Dupont, qui est nĂ©e en 1895, Ă©crit Ă ce propos :
Je nâĂ©tais pas, Dieu merci, de ces femmes qui pleurent en face dâune maternitĂ©. Au contraire, ce fut toujours pour moi une occasion de rĂ©jouissance tant je trouvais sublime une vie nouvelle. [âŠ] Je me sentais tellement quelquâun lorsque jâĂ©tais enceinte. (Dupont, 1980 : 242)
Des raisons économiques
Il faut dire aussi quâavoir beaucoup dâenfants pouvait ĂȘtre rentable. Depuis 1890, le gouvernement du QuĂ©bec accordait par exemple une terre de 100 arpents Ă tout chef de famille comptant plus de 12 enfants vivants. En 1905, plus de 3 490 familles auraient bĂ©nĂ©ficiĂ© de ce privilĂšge. La mĂȘme annĂ©e, la loi Ă©tait modifiĂ©e : dĂ©sormais, les chefs de familles pĂšres de 12 enfants vivants, auront droit non pas Ă une terre, mais plutĂŽt Ă une bourse de 80 dollars, ce qui Ă©tait un montant apprĂ©ciable Ă lâĂ©poque (Boutet, 1905 : 325).
Dans certains milieux, la contribution des enfants Ă©tait par ailleurs essentielle Ă la survie de la famille. CâĂ©tait le cas en milieu rural, par exemple, oĂč vivait une bonne partie de la population quĂ©bĂ©coise, et oĂč les enfants participaient trĂšs tĂŽt Ă lâexploitation de la terre familiale[]. Les recherches de Dominique Jean concernant le travail des enfants au QuĂ©bec dĂ©montrent en effet que les jeunes enfants qui vivaient sur une ferme Ă©taient trĂšs nombreux Ă effectuer des tĂąches agricoles sans rĂ©munĂ©ration (Jean, 1989 : 96-99). Et, comme ils pouvaient facilement sâintĂ©grer Ă la vie familiale, ils Ă©taient habituellement bien accueillis. Lors dâune confĂ©rence portant sur la mortalitĂ© infantile prononcĂ©e en 1924, le docteur Joseph Gauvreau, un ardent dĂ©fenseur des valeurs familiales et du retour Ă la terre, notait dâailleurs Ă ce sujet :
Lâenfant, Ă la campagne, est bien reçu parce quâil nâapporte pas une charge supplĂ©mentaire. Le nourrir nâest rien. Le loger non plus. On ne sâaperçoit pas de sa prĂ©sence. Dâordinaire la maison est grande. Quand il y a de la place pour cinq, il y en a pour dix. (Gauvreau, 1924 : 164)
Ă une Ă©poque oĂč la mĂ©canisation Ă©tait encore limitĂ©e, avoir de nombreux enfants Ă©tait donc une source de richesse pour les familles vivant de lâagriculture, comme lâa soulignĂ© le dĂ©mographe Jacques Henripin :
[âŠ] un enfant de plus, câest un lĂ©ger prĂ©lĂšvement sur les rĂ©coltes, quelques habits Ă fabriquer, un lit Ă construire. Mais câest aussi, assez rapidement, un travailleur de plus. ConsidĂ©rant lâensemble des annĂ©es quâun enfant passait dans sa famille, le nombre dâannĂ©es de pure consommation devait ĂȘtre compensĂ© par les quelque douze ans de production en excĂ©dent de la consommation. (Henripin, 1989 : 48)
En contrepartie, ne pas avoir dâenfants entraĂźnait souvent de sĂ©rieuses difficultĂ©s Ă©conomiques. Ă Saint-Denis-de-Kamouraska, Horace Miner a, par exemple, notĂ© que les couples infĂ©conds se voyaient souvent contraints de vendre leur ferme parce quâils ne parvenaient pas Ă en tirer profit, ayant Ă payer des « engagĂ©s » pour faire le travail habituellement accompli gratuitement par les enfants (Miner, 1985 : 106).
Ce nâest dâailleurs pas un hasard si les familles nombreuses se retrouvaient surtout en milieu rural. En 1918, par exemple, dans les comtĂ©s oĂč la population Ă©tait presque exclusivement rurale, le taux moyen de naissance sâĂ©levait Ă 41,22 par mille de population alors que le taux moyen dans la province Ă©tait de 35,76 (Annuaire Statistique du QuĂ©bec, 1920 : 54). Et, en 1941, 31,4 % des familles quĂ©bĂ©coises vivant en milieu rural comptaient onze enfants et plus, alors quâen milieu urbain, seulement 9,9 % des familles en comptaient autant (Rodrigue, 1996 : 49).
En revenant de la laiterie Ă Beaumont, 1948.
Deux jeunes garçons transportent un bidon de lait. Le lait provenant des vaches Ă©levĂ©es sur la ferme sera ramassĂ© par le camion de la laiterie un peu plus tard. Parmi les autres tĂąches habituellement confiĂ©es aux enfants qui vivaient Ă la campagne figuraient aussi transporter le bois de chauffage, nourrir les animaux, aller chercher les vaches aux champs, ramasser les Ćufs, sâoccuper du potager et aller cueillir des petits fruits. De plus, lorsque venait le temps de la rĂ©colte du foin, il nâĂ©tait pas rare que les enfants sâabsentent de lâĂ©cole pour aider leur pĂšre et leur mĂšre, contribuant ainsi au revenu familial.
Photographe : Neuville Bazin. BibliothĂšque et Archives nationales du QuĂ©bec/Centre dâarchives de QuĂ©bec/Fonds MinistĂšre de la Culture, des Communications et de la Condition fĂ©minine â SĂ©rie Office du film du QuĂ©bec/E6, S7, SS1, P63707.
MĂȘme en milieu urbain, les enfants Ă©taie...