CHAPITRE 1
Aux sources du républicanisme québécois
Bernard Andrès
Professeur associé, Département d’études littéraires
Université du Québec à Montréal et Société des Dix
Dans son fameux Discours de 1867 devant l’Institut canadien, Louis-Joseph Papineau réaffirme son credo républicain en citant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et la Déclaration d’indépendance de 1776. Il affirme clairement son attachement au système politique des États-Unis :
Voilà le système américain, de bien loin le plus parfait que l’ingénuité et la raison humaines aient encore imaginé, pour promouvoir le plus rapidement possible la grandeur et la prospérité des États qui auront le bonheur de le recevoir[].
Aux sources de sa pensée politique, le vieil orateur ne manque pas de mentionner Aristote auquel il compare Montesquieu qu’il qualifie de « républicain convaincu et [de] libre penseur[] ». Mais Papineau fils n’oublie pas, non plus, d’évoquer un contemporain de son propre père, à l’époque des premiers débats politiques au Québec et au Bas-Canada, dans les années 1770-1790. Il s’agit de Pierre du Calvet et de ses « livres accusateurs contre cet odieux tyran[] » qu’était, aux yeux de Papineau, le gouverneur Haldimand. Si Pierre du Calvet jouit aujourd’hui d’une certaine reconnaissance pour avoir, en son temps, inspiré une première génération de lettrés et d’hommes politiques, en est-il autant d’autres penseurs et hommes d’action de la fin du XVIIIe siècle canadien, fermement engagés dans la Cité ? Comment ces intellectuels d’avant la lettre ont-ils contribué à l’émergence d’une pensée nationale et, pour certains, d’une culture républicaine ? C’est ce que je me propose d’esquisser ici en présentant un certain nombre d’auteurs et d’écrits auxquels je me consacre depuis une vingtaine d’années pour le projet « Archéologie du littéraire au Québec[] ».
Mes remarques portent sur deux événements marquants de cette période : la guerre de l’Indépendance américaine, puis la Révolution française. Après avoir tenté de cerner l’importance de ces deux « révolutions continentales » sur l’émergence d’une conscience nationale chez les Canadiens et dans quelle mesure l’idée républicaine a pu nourrir cette prise de conscience, je m’interrogerai sur la mémoire qu’en garda le Québec jusqu’à nos jours.
Autour de la guerre d’Indépendance américaine
L’importance qu’a revêtue l’invasion américaine de 1775-1776 est bien connue et documentée depuis les travaux de Marcel Trudel, de Gustave Lanctôt, de Claude Galarneau, d’Yvan Lamonde et des historiens des idées[]. Un ouvrage récent de Pierre Monette en fait le bilan, tout en proposant une analyse éclairante des enjeux politiques et identitaires de la campagne idéologique alors menée par le Congrès américain. Dans son Rendez-vous manqué avec la révolution américaine[], Monette réédite en les commentant les « adresses aux habitants de la province de Québec diffusées à l’occasion de l’invasion américaine de 1775-1776 ». Pour saisir l’effet de ces Lettres diffusées en français dans la province, nous possédons deux témoignages clés provenant de deux notaires farouchement opposés à la propagande bostonnaise : Simon Sanguinet, à Montréal, et Jean-Baptiste Badeaux, à Trois-Rivières. Ils nous apprennent que l’analphabétisme d’une grande partie de la population n’a pas empêché la circulation des idées rebelles au monarchisme, loin de là. C’est surtout oralement que s’effectua la diffusion de ces adresses, aussi bien en ville qu’à la campagne. Monette conclut : « Sanguinet témoigne bien malgré lui des succès de la propagande des Colonies-Unies et de l’importance de la pénétration des nouvelles idées républicaines au sein de la population de la province de Québec[]. » Gustave Lanctôt l’affirmait déjà dans Le Canada et la révolution américaine :
Si elle n’a pas conquis le Canada, la révolution américaine n’en a pas moins exercé une profonde influence dans le Québec. Elle fut l’éducatrice politique du Canadien français. Par sa propagande, elle répandit dans cette terre, encore imprégnée de colonialisme bourbonien, l’idée de liberté individuelle et collective ; elle propagea la notion de droits politiques. En discutant avec le citoyen, elle lui apprit les premiers rudiments constitutionnels[].
Mesplet, Jautard et la Gazette littéraire de Montréal
Un autre aspect de cette invasion qui, si elle échoua sur le plan militaire, n’en fut pas moins une prodigieuse invasion d’idées, c’est qu’elle laissa derrière elle, en sol canadien, un imprimeur du Congrès. Nous lui devons la première Gazette littéraire de Montréal. Il existait bien depuis 1764 une Gazette de Québec/Quebec Gazette, bilingue, elle, et liée de près aux autorités britanniques. Mais, quand celui-là même qui avait diffusé la propagande américaine au Québec, Fleury Mesplet, installa ses presses à Montréal, en 1776, il poursuivit activement la diffusion des idées nouvelles dans la province en la dotant, deux ans plus tard, d’un vrai journal d’opinion. Entre juin 1778 et juin 1779, en pleine guerre de l’Indépendance américaine, la Gazette littéraire de Montréal anime le petit milieu intellectuel de la province[]. Outre la diffusion des idées voltairiennes, cette gazette ne manque pas de décocher à l’occasion une pointe contre le système monarchique. Ainsi, dans un de ces jeux littéraires qu’on appelle « logogryphe », la devinette du 22 juillet 1778 se lit comme suit : « Celui qu’on ne connoît en nulle République[] »… Et la réponse est donnée la semaine suivante : « le Roi ». Certes, on prend soin de ne pas disserter directement des idées républicaines modernes. On y évoque plutôt la République romaine (1er juillet ; 4 et 18 novembre 1778). Mais il est surtout question de la République des Lettres, au sens plus engagé qu’elle prend au siècle des Lumières. Chez Mesplet, elle se trouve d’ailleurs explicitement associée à Voltaire, « cet homme unique, dont la mort a plongé toute la République des Lettres dans une consternation que la suite des temps ne modérera jamais » (14 octobre 1778)[]. On se rappelle en effet que le philosophe de Ferney s’était éteint l’année même de la fondation de cette gazette. La publication montréalaise passe donc l’automne et l’hiver suivant à exposer habilement les thèses voltairiennes en alternant les points de vue opposés sur sa philosophie : une semaine pour, une semaine contre, mais, tout compte fait, l’apologie de Voltaire l’emporte haut la main, comme l’ont bien montré Jean-Paul de Lagrave, puis Nova Doyon, Jacques Cotnam et Pierre Hébert[].
Si l’on doit à l’imprimeur Fleury Mesplet l’initiative de cette Gazette littéraire de Montréal, c’est à Valentin Jautard, alias le Spectateur tranquille, qu’en reviennent la politique éditoriale et le ballet des pseudonymes qui égaya les échanges (en préservant autant que possible l’identité des signataires). Retenons parmi ces pseudonymes, outre Félicité Canadienne, Le Beau Sexe et L’Admirateur du Beau Sexe, des signatures plus frondeuses comme Le Turbulent, L’Esprit de contradiction, Je veux entrer en lice, moi, Le Bon Patriote, Le Citoyen, L’Homme sans préjugé, Le jeune Canadien, Patriote, L’Émule des sciences et Le Vrai ami du Bien. Plus rarement, il est vrai, d’autres collaborateurs signent de leur propre nom, comme ce Pierre du Calvet que mentionnera plus tard Louis-Joseph Papineau, on l’a vu, ou encore Foucher fils, dont il sera question plus loin. Mais revenons à du Calvet. Ce négociant prospère et juge de paix montréalais règle ses comptes dans la Gazette. Le 26 mai 1779, il n’hésite pas ...