CHAPITRE X
Un entrepreneur coopératif et financier
Une biographie d’Alphonse Desjardins serait incomplète si elle ne s’efforçait pas de reconstituer son parcours entrepreneurial. Desjardins est très imprégné des idées issues du mouvement coopératif en Europe. Or, la culture entrepreneuriale est une composante essentielle de la culture coopérative. À plusieurs égards, elle fera partie intégrante des assises sociales des caisses populaires. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Le sociologue Louis Favreau explique à ce sujet que « générer des revenus propres, et cela de façon principale, est une visée majeure [du mouvement coopératif] parce que cela permet d’assurer aux organisations concernées la pérennité par la viabilité économique, et de là, par leur regroupement à différents niveaux, l’autonomie politique indispensable pour mener à bien leurs objectifs sociaux[] ».
La mémoire d’un entrepreneur
La dimension entrepreneuriale d’Alphonse Desjardins, telle qu’elle se manifeste à travers le mécanisme social et économique qu’il met en place, n’échappe pas à ses contemporains au Canada anglais et aux États-Unis. Au mois d’octobre 1909, The Canadian Co-operator, organe officiel de la Co-operative Union of Canada, présente Alphonse Desjardins comme « a practical authority of Co-operative Banking[] ». Une dizaine d’années plus tard, alors que Desjardins est presque mourant, le périodique américain Harper’s Magazine sera encore plus affirmatif à ce sujet : « He [Alphonse Desjardins] is the undoubted authority on co-operative finance in America[…][]. »
Les milieux de la recherche apporteront beaucoup de circonspection dans l’analyse de la dimension entrepreneuriale de Desjardins. C’est en 1964 seulement que l’historien Yves Roby publie la première étude d’envergure sur Alphonse Desjardins et la naissance des caisses populaires[]. Basée sur le dépouillement des papiers personnels de Desjardins, cette étude contenait une esquisse biographique, suivie d’une première mise en forme de l’histoire des caisses populaires et du rôle exercé par leur fondateur jusqu’à la mort de ce dernier en 1920. Elle traitait à fond son sujet en examinant, notamment, les traits caractéristiques de la personnalité d’Alphonse Desjardins, les grandes lignes de sa pensée économique et politique, son travail de propagande, d’organisation et de fondation, réalisé avec l’aide de ses collaborateurs, les fonctions de la caisse populaire, les réseaux de Desjardins, particulièrement au sein du clergé catholique, les opérations financières de la caisse populaire ainsi que les obstacles et les entraves à son fonctionnement.
À l’époque, cette étude fouillée ne passe pas inaperçue au sein de la communauté historienne. Quelques années après sa parution, en 1969, l’historien Serge Gagnon constate un plus grand intérêt pour l’histoire socioéconomique « chez la génération actuelle d’historiographes » au Québec. Il observe, en effet, « […] une tendance croissante à tenir compte des phénomènes économiques et sociaux, bien qu’encore ici on se restreigne, le plus souvent, à des perspectives globales ». Pour illustrer son propos, il cite l’exemple de l’« entrepreneurial history » qui, malheureusement, « […] n’intéresse sérieusement que quelques historiens ». C’est le cas, selon lui, d’Yves Roby qui, avec son Alphonse Desjardins et les caisses populaires, 1854-1920, « […] a donné un premier essai sur l’“entrepreneurship” » québécois[].
Au cours de la décennie suivante, de 1977 à 1981 plus précisément, ce sera au tour d’Albert Faucher, professeur d’économie à l’Université Laval, d’assumer la responsabilité d’un ambitieux « projet de recherche et de sensibilisation à la dimension historique du Mouvement des caisses populaires et d’économie Desjardins », dont les résultats encore préliminaires sont demeurés inédits à ce jour[]. Pour ce projet, Faucher signe plusieurs rapports de recherche, parmi lesquels une brève étude, rédigée en 1980, dans laquelle il s’attarde à établir le profil d’Alphonse Desjardins, à titre de fondateur des caisses populaires, au cours de la période 1900-1920[].
Il y aborde de front l’enjeu fondamental qui se pose à toutes les organisations de forme coopérative, soit la dualité entre le mouvement social et l’entreprise financière. Rien ne sert d’opposer irrémédiablement cette dualité au sein de Desjardins, croit Faucher. Selon lui, il vaut mieux chercher à comprendre cette quête, toujours inachevée, d’un équilibre entre le coopératisme et la rentabilité financière. De fait, « […] l’expérience coopérative nous interdit, juge-t-il, d’ignorer les fonctions d’entreprise inhérentes à l’association coopérative non plus que le rôle de l’entrepreneur inscrit dans l’entreprise ». S’appuyant sur ses travaux et ceux d’Yves Roby, il croit donc « […] opportun de revenir sur les origines et les commencements de cette institution, en nous plaçant, cette fois, dans la perspective de l’entrepreneur, et du rôle de l’entrepreneur[] ».
Bref, l’étude d’Albert Faucher aborde le point de vue selon lequel « Alphonse Desjardins a exercé au sein de l’association qu’il a animée et dans l’entreprise qu’il a fondée les fonctions d’un entrepreneur authentique ». Il y esquisse d’abord un portrait rapide d’Alphonse Desjardins, en tant qu’« homme de son époque ». Au XIXe siècle, au cours duquel Desjardins parcourt les deux tiers de son existence, les entrepreneurs sont les nouveaux héros d’un monde qui vit à l’heure de l’Europe. À cet égard, Desjardins est dans l’air du temps : « […] Alphonse Desjardins a su recueillir, conserver et adopter le message de son époque. Il fut l’héritier de son époque ; il a vécu l’époque de la démocratie libérale à son apogée. Durant les années de prospérité de la fondation [des caisses populaires], il a connu le courant des innovations qui ont porté l’entreprise capitaliste à sa perfection[] ».
L’auteur resitue ensuite la naissance des caisses populaires dans le contexte des mutations que connaît alors l’entreprise québécoise, sous l’action conjuguée de la tendance accrue à la concentration du capital, de la constitution de monopoles et de l’élimination des concurrents. À cet égard, il s’intéresse surtout au processus selon lequel ces mutations en viennent à influencer le mode de propriété des entreprises :
L’entreprise, propriété individuelle, glissait dans l’univers de la finance, elle devenait société par actions, société anonyme. Or, l’anonymat qui résulte de la vente d’actions sur le marché engendre un grand nombre de propriétaires dans la même entreprise, et celle-ci devient collective […]. Pareille entreprise ne repose plus sur l’initiative individuelle du propriétaire initial, elle est administrée par des gens qui, souvent, ne détiennent qu’une minime partie de l’avoir. Aussi l’augmentation du nombre de propriétaires disperse la propriété, au point que les propriétaires en perdent le contrôle. Ceux-ci n’arrivent plus à concerter leurs décisions. Ils sont trop nombreux, la plupart ne sont pas initiés aux affaires et ne peuvent pas exercer leur droit de regard. Ainsi, le contrôle de l’entreprise passe aux mains d’une minorité d’actionnaires qui peuvent y maintenir leur hégémonie par le procédé du vote par procuration, ou tout simplement, il passe aux mains d’une délégation qu’on nomme administrateurs. Alors apparaît une société industrielle qui contrôle ce groupe d’administrateurs. La propriété n’implique plus le contrôle, l’entreprise individuelle, demeurant privée, mais devenue collective, ne dépend plus de l’initiative de ses propriétaires, mais des administrateurs qui eux, n’obéissent plus qu’au critère de l’efficacité financière ou du pouvoir financier. Le capital de l’entreprise, n’appartenant plus à personne en particulier, est utilisé par les administrateurs, il est appliqué à la génération du profit ou du pouvoir, et même du pouvoir des administrateurs eux-mêmes. En fin de compte, les administrateurs ne se sentent plus responsables vis-à-vis les propriétaires, si ce n’est vis-à-vis quelques-uns des plus puissants d’entre eux […][].
Dans ce contexte, la conception du modèle de la caisse populaire s’inscrit, selon Faucher, dans une action visant à « […] réaliser un type d’entreprise qui échappât à pareille emprise de la finance[] ».
Faucher poursuit son étude en énonçant les trois composantes de l’entreprise : l’entrepreneuriat, la direction et la fonction sociale. Au début du XXe siècle, « […] ces trois composantes de l’entreprise existaient à l’état latent ou confusément, écrit-il. L’organisation unidimensionnelle d’alors les contenait toutes ». À son dire, « ces fonctions […] le Fondateur les a très bien perçues, […] il les a incarnées même, exécutées, parce qu’il pouvait le faire alors, la taille et la simplicité de son entreprise le lui permettant ». Il en conclut que « l’effort déployé par le Fondateur pour créer, organiser, orienter et propager son œuvre illustre bien la fonction d’entrepreneur[] ».
L’auteur présente enfin le modèle de la caisse populaire comme « l’innovation du siècle ». Il en explique sommairement la dynamique qui « consiste à marier deux fonctions, fonction d’épargne et fonction de crédit, dans une même institution, alors que la tradition avait réservé ces fonctions à deux institutions différentes », en l’occurrence les caisses d’épargne et les caisses de crédit. Dans la foulée, il précise le rôle de Desjardins, en tant qu’entrepreneur, dans ce processus d’innovation : « Le mérite fondamental d’Alphonse Desjardins, et où apparaît son talent de novateur, c’est d’avoir marié indissolublement ces deux fonctions, et de façon à créer une institution nouvelle. C’est aussi d’avoir défini les conditions effectives de la liaison organique entre l’épargne populaire et le crédit populaire[]. »
Depuis 1990, année qui marque le 90e anniversaire du Mouvement Desjardins, les experts s’accordent de plus en plus à dire qu’Alphonse Desjardins, « en tant que type et héros entrepreneur », « s’impose désormais dans le panthéon québécois comme un véritable héros national, une figure emblématique de réussite[] ». Évidemment, son action en tant que fondateur des caisses populaires ne concorde pas ...