CHAPITRE 1
Une enfance heureuse
Montréal, 18 octobre 1886. Ce mardi-là, la vie, qui se joue de tout, a l’humeur conciliante. À la résidence des Lacoste, une ambiance mystérieuse inaccoutumée contraste avec l’animation bruyante des activités habituelles de la grande famille. Les plus jeunes enfants, Justine, Jeanne, Yvonne et Alexandre, séjournent chez des parents depuis le matin. Les grands, Marie, Louis, Blanche et Paul, sont dans leur chambre. Dans la maison, les conversations se transforment en chuchotements. On s’affaire cependant dans la chambre des parents. Marie-Louise est sur le point d’accoucher. En dépit de ses 37 ans, la grossesse s’est bien déroulée. Et tout se passe bien aujourd’hui.
Une petite fille ! Attendrie, la mère se réjouit de la bonne santé du poupon, qui a l’air de « vouloir vivre » selon l’expression souvent utilisée pour décrire les bébés naissants.
Marie-Louise en est à son onzième accouchement et accueille ce nouveau bonheur comme une grâce. Chez les Canadiens français de la fin du XIXe siècle, les familles nombreuses, comme celle des Lacoste, constituent la norme. Le couple de Marie-Louise Globensky et d’Alexandre Lacoste accepte avec joie les enfants qui arrivent suivant les lois naturelles et leurs valeurs religieuses catholiques.
Lorsqu’elle admire sa fille, Marie-Louise ne peut réprimer une certaine angoisse devant la fragilité d’un si petit être. Les maladies infectieuses enfantines rôdent dans Montréal et font craindre pour la vie d’un jeune enfant. Le couple le sait bien, lui qui a déjà perdu deux petits en bas âge.
Deux jours après la naissance, les cloches de l’église Saint-Jacques sonnent le baptême. Dans ses vêtements blancs brodés et agrémentés de dentelles à la mode victorienne, le bébé est porté sur les fonts baptismaux par son parrain et sa marraine, sa tante madame d’Eschambault et son oncle Alfred Garneau[]. Moment important, car, par le baptême, l’enfant entre officiellement dans la communauté des chrétiens. Elle s’appellera Thaïs.
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Thaïs, prénom romantique
Peu usité, le prénom de Thaïs n’en reste pas moins très romantique quoiqu’il apparaisse au registre des saints catholiques. Il évoque une courtisane égyptienne vouée à la déesse Vénus que sa lumineuse beauté conduit à la débauche. Convertie au christianisme par un moine cénobite, cette pécheresse finit sa vie dans la réclusion et la prière. Jules Massenet, musicien français, s’inspire de ce thème et compose un opéra en 1894 sous le simple titre de Thaïs. Cette œuvre est rendue célèbre notamment par son deuxième acte et son solo de violon, La Méditation de Thaïs. Une représentation de cet opéra est offerte au public montréalais en 1912 et Lady Lacoste y assiste accompagnée de quelques membres de sa famille.
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Lorsque le cortège revient à la maison, Marie-Louise serre sur son cœur la nouvelle baptisée. Toute la famille se réunit joyeusement par la suite autour de la table familiale.
Le prénom de Thaïs obéit à l’usage qui veut qu’un nouveau-né reçoive le même prénom qu’une ou des personnes des générations précédentes. Sa grand-mère Lacoste se nommait Thaïs Proulx. Une sœur de son père porte le prénom de Marie-Thaïs. Cette dernière est religieuse au sein de la communauté des Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie (SSNJM) et veillera à l’éducation des filles Lacoste au couvent d’Hochelaga. Marie-Louise Globensky vouera à sa belle-sœur une affection indéfectible tout au long de sa vie. Il n’est donc pas étonnant que la nouvelle petite fille porte son nom. La mère rêve-t-elle de la voir un jour entrer en religion ? Il est permis de penser que sa foi ardente lui ait suggéré d’envisager favorablement que l’une ou l’autre de ses filles prenne le voile.
Marie-Louise n’aura pas le temps de se reposer longtemps. Dès novembre, Marie, 19 ans, parle de mariage. En janvier, elle épousera Henri Gérin-Lajoie. Le tourbillon du quotidien de cette mère de famille active reprend. Naissance, mariage, maladie et mortalité ne sont-ils pas les événements normaux de la vie ?
Milieu social
Un proverbe affirme que l’on ne peut donner que deux choses à ses enfants : des racines et des ailes. Les enfants Lacoste ont été particulièrement influencés par l’action politique et la philanthropie. L’éducation, dont tous ont bénéficié, les soutiendra lorsque viendra leur tour d’intervenir sur les plans social et professionnel.
Au moment de la naissance de Thaïs, la famille des Lacoste est depuis longtemps solidement implantée dans la société montréalaise. Elle a acquis l’estime de ses compatriotes par les mérites d’Alexandre et Marie-Louise et de leurs ancêtres.
Les Lacoste habitent sur la rue Saint-Hubert, située au centre-ville tout près des grandes institutions francophones. L’Université Laval de Montréal sur la rue Saint-Denis « confère au quartier un prestige sans précédent[] ». Au cours des dernières années du XIXe siècle, d’autres établissements comme le collège Sainte-Marie et celui du mont Saint-Louis, le Monument national et la bibliothèque Saint-Sulpice surgissent sur les rues Saint-Denis, Sainte-Catherine et Sherbrooke. De grandes demeures entourées de jardins s’élèvent sur Saint-Denis, Berri et Saint-Hubert[]. Les francophones fortunés ne délaisseront progressivement ce quartier qu’après la guerre de 1914-1918 pour s’installer à Outremont. À la fin du XIXe siècle, on peut constater qu’un équilibre s’est établi entre le secteur du centre-est et celui du centre-ouest où se déploient les commerces, les institutions et les résidences des riches anglophones.
Cette époque est marquée par une prospérité grandissante qui propulse Montréal au rang de métropole du Canada. La ville se développe à une vitesse accélérée sous la poussée des industries du chemin de fer et des produits de consommation comme le tabac et la chaussure. En outre, le monde des affaires se transforme considérablement. Dominées auparavant par les anglophones, les banques et les sociétés financières sont peu à peu dirigées par des Canadiens français. Et avec l’établissement de la Confédération canadienne en 1867, on leur fait de plus en plus de place en politique.
Au fil de sa vie, Thaïs pourra toujours compter sur un tissu familial très dense et étendu. On a le culte de la famille chez les Lacoste et les Globensky. Comment en serait-il autrement avec Marie-Louise et Alexandre qui, chacun à leur façon, jouissent de personnalités sociables et empathiques. L’influence de l’un enrichit celle de l’autre, d’où le ferment propice à l’épanouissement d’une culture riche et généreuse.
Origines paternelles – Lacoste
Du côté paternel, il faut remonter au grand-père pour se rendre compte que le courage et l’audace font partie de l’héritage familial dont Thaïs se réclamera. Louis Lacoste, notaire né à Boucherville en 1798, acquiert une grande renommée comme juriste. Député de Chambly en 1834, il se joint aux patriotes lors de la rébellion de 1837-1838[]. Il est emprisonné à Montréal en décembre 1837. Libéré en juillet 1838, il se pliera au nouveau régime politique instauré par les Anglais. Il continue néanmoins son engagement public et est élu à quatre reprises député de Chambly avant d’accéder au Conseil Législatif en 1861. À l’avènement de la Confédération, il est nommé sénateur, appuyant le Parti conservateur. Il meurt en fonction à Boucherville le 26 novembre 1878 à l’âge de 80 ans[] et passe à l’histoire comme un fervent patriote et un grand défenseur des droits des Canadiens français et catholiques[].
Thaïs Lacoste, quelques mois après sa naissance.
Musée de la civilisation, collection du Séminaire de Québec, fonds Thaïs Lacoste-Frémont (P41). Photographe : Arless, g.c. PH2000-13663
Thaïs avec sa sœur Berthe. En raison de la proximité de leur naissance, les deux dernières de la famille étaient très liées. Leur mère les intégrait dans ses activités quotidiennes. Elle les appelait ses deux derniers bijoux. Ici, en 1889.
Musée de la civilisation, collection du Séminaire de Québec, fonds Thaïs Lacoste-Frémont (P41). Photographe : Arless, g.c. PH2000-13902
Louis Lacoste se marie trois fois. Lors de son dernier mariage, le 17 novembre 1838, il épouse Thaïs Proulx, fille de Louis-Basile Proulx et de Thaïs Foisy. C’est de cette union que naîtra Alexandre Lacoste le 13 janvier 1842[]. Il aura un frère et une sœur, Arthur et Marie-Thaïs Lacoste.
Le père de Thaïs grandit dans un milieu où le dévouement à une cause n’est pas un vain mot. Il suit les traces de son illustre père et embrasse la carrière juridique. Il termine ses études de droit à l’Université Laval de Montréal en 1858-1859[]. Alexandre a alors le choix entre la politique et la pratique du droit. Il opte pour cette dernière avenue en s’associant successivement à plusieurs cabinets d’avocats. Les liens qu’il tisse avec le monde des affaires l’amènent à faire partie de nombreux conseils d’administration dans le domaine des assurances et de la finance. Avec sa bonne tête, ses yeux pétillants, son sourire, il inspire confiance. Sa bonhomie cache un esprit curieux et une réflexion profonde en ce qui touche le droit. Constamment à l’affût des développements en cette matière, il n’est pas étonnant qu’il devienne professeur de droit à l’Université de Montréal, activité qu’il maintiendra toute sa vie. La fréquentation de la jeunesse universitaire renforce-t-elle ses convictions des bienfaits d’une éducation ouverte ? Dans la formation de ses propres enfants, il insiste sur le respect rigoureux des droits de chaque individu, qu’il soit un homme ou une femme. On retrouvera plus tard chez Thaïs le même esprit sensible aux principes démocratiques.
Mais l’intérêt d’Alexandre Lacoste pour la politique subsiste et il sera très proche des milieux conservateurs. S’il y détient quelque influence, il ne cherchera jamais à briguer les suffrages dans un comté. Reconnaissant sa compétence et son humanisme, le premier ministre Chapleau l’appelle à siég...