I
UNE ÉTRANGE CÉRÉMONIE
Pour croire, il faut vouloir croire.
Silvio Pellico
Montréal, 1932. Plus du tiers des travailleurs montréalais est au chômage, situation pour le moins désastreuse dans une société où n’existent encore ni assurance emploi ni aide sociale. Le chômage a commencé comme une boule de neige partie du haut d’une montagne ; il est devenu une avalanche qui couvre tout le pays dès le printemps 1930 à la suite du gigantesque krach boursier new-yorkais du 24 octobre 1929, conséquence de la cupidité des financiers. Les autorités politiques tentent, sans trop de conviction, de parer à cette situation en embauchant une partie de la main-d’œuvre inactive pour réaliser des travaux publics : voirie, viaducs et parcs. L’autre partie des travailleurs inemployés doit faire preuve d’imagination pour permettre à leur famille de survivre. Certains s’improvisent affûteurs de couteaux, commissionnaires ou réparateurs d’automobiles alors que d’autres se recyclent dans le crime. Quant aux femmes, elles gèrent du mieux qu’elles le peuvent le famélique budget familial et s’adonnent à la couture à domicile, à des travaux faiblement rémunérés. Pour la plupart, la situation est humiliante, désespérante même. Comment vit-on honnêtement sans argent ? On fait du troc : un pantalon contre des tickets de tramway, un repas contre une réparation ou une semaine de loyer contre un rapport sexuel par exemple – dans une économie de troc, le corps est une contre-valeur indéfiniment négociable. Ou encore, on vide la tirelire de bébé. Mais pour la bourgeoisie bien pensante, le chômage n’est un problème que pour les paresseux : le pauvre est responsable de sa pauvreté[]. Une vieille chanson anglaise dit : « Quand un riche ne travaille pas, c’est un bon vivant. Quand un pauvre ne travaille pas, c’est un bon à rien. » À cette époque, la chanteuse populaire d’origine gaspésienne, Mary Travers, dite la Bolduc, chante :
[…] On se plaint à Montréal
Après tout, on n’est pas si mal
Dans la province de Québec
On mange notre pain bien sec
Y a pas d’ouvrage au Canada
Y en a ben moins dans les États
Essayez pas d’aller plus loin
Vous êtes certains de crever d’faim
Ça va v’nir puis ça va v’nir mais décourageons-nous pas
Moi, j’ai toujours le cœur gai pis je continue à turluter.
Le monde peine sous le poids des affairistes, des banquiers et des spéculateurs. Les travailleurs « chanceux » gagnent des salaires de famine : de quatre à sept dollars par semaine pour plus de cinquante heures de labeur[]. Les riches s’engraissent de la pauvreté des pauvres. Au Québec, cinq compagnies de charbon ont formé un cartel et maintiennent le prix du combustible anormalement élevé[]. L’administration municipale montréalaise est corrompue. Dans ce cadre-là, il n’est donc pas étonnant que les organisations communistes et fascistes recrutent de plus en plus de mécontents (Talleyrand disait : « Les mécontents, ce sont les pauvres qui réfléchissent. ») Des chômeurs ou des syndicats organisent des manifestations brutalement réprimées par la police, qui procède à l’arrestation de dizaines de contestataires mécontents. Pendant ce temps-là, de fastueuses limousines viennent débarquer devant un chic restaurant ou un hôtel, leur riche chargement de bourgeois venus savourer de somptueux repas et tâter de petites femmes ou des garçons à la cuisse légère.
Bien que la population continue de croître, la construction domiciliaire est à toutes fins utiles inexistante, ce qui engendre une crise de logement sans précédent. Pour survivre, plusieurs familles partagent leur logis avec une autre famille dans la même situation. Par ailleurs, de nombreux petits propriétaires perdent leur résidence faute de pouvoir remplir leurs obligations hypothécaires ou de payer les impôts fonciers. Ainsi, des familles entières se retrouvent sur le trottoir par manque de moyens pour se loger ; des bidonvilles voient le jour. Privés de revenus, les pauvres doivent attendre la nourriture, le vêtement et le logement de la générosité d’autrui. Pour la plupart, c’est une situation déshonorante. Profondément enraciné dans leur subconscient, il y a le sentiment que le fait d’accepter la charité constitue un aveu d’échec. C’est aussi une attitude d’amour-propre vestige d’une société plus simple où les hommes pouvaient gagner leur vie s’ils en avaient le désir et la force[].
Cette année-là, le poète Émile Coderre, dit Jean Narrache, écrit :
Pourquoi qu’on est dans la misère ?
Mon Yieu, pourquoi qu’on est ratés ?
Pardon, j’d’mand’ ça, c’pas d’mes affaires,
Y paraît qu’c’est votr’ volonté !
Notr’ misèr’ ça dépend d’nos vices,
de notr’ paresse et d’nos défauts,
À c’que dis’nt les économistes
qui parl’nt à travers leur chapeau.
Paraît qu’on est rien qu’bons à pendre,
qu’on est v’limeux, vauriens, foutus :
si on dirait pas à l’z’entendre
que c’t’eux autr’s qu’ont l’trust des vertus.
Ces gens-là, ça fait les apôtres,
ça nous dédaing’, ça s’croit meilleur
tout en vivant du gâgn’ des autres.
Notr’ pain, nous autr’s, on l’pay’ d’nos sueurs.
Y’oublient qu’quasiment tous les hommes
qu’ont fait quequ’ chos’ dans notr’ pays
étaient pas nés dans la haut’ gomme :
c’est d’notr’ class’ pauvr’ qu’i’ sont sortis[].
La crise économique entraîne chez plusieurs le désespoir, un découragement qui fait souvent croire qu’il ne peut exister qu’une solution globale à leurs maux : le suicide, ou, à défaut, une issue magique qui leur fait espérer, pendant un bref temps, un avenir meilleur. La solution magique se présente sous la forme de tireuses de cartes, de prières miraculeuses, d’organisations politiques malfaisantes et brutales d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, ou encore de religions et de sectes religieuses qui attirent les personnes désemparées. Et quoique tous les êtres humains ressentent l’angoisse de ne pas savoir ce que l’avenir leur réserve, certains sont davantage susceptibles que d’autres d’accepter l’invraisemblable.
L’Église catholique domine la société québécoise des années 1930, à 85 % catholique ; elle est l’organisatrice principale de cette société francophone et nord-américaine dont elle rêve de faire une chrétienté rurale. Le clergé, qui a atteint l’apogée de son pouvoir, contrôle la vie intellectuelle et sociale du Québec, appuyé par la classe politique. De fait, l’Église et l’État sont intimement liés. Par exemple, en 1911, à Hull, le chef de police bouscule un jeune homme pour l’obliger à se découvrir et à s’agenouiller au passage du Très Saint-Sacrement[].
Le clergé compte plusieurs dizaines de milliers de religieux qui dirigent les universités, les collèges classiques, la plupart des hôpitaux, de nombreux syndicats (la Confédération des travailleurs catholiques du Canada), des maisons d’édition et même plusieurs journaux. Il encadre les jeunes dans une foule de mouvements dont la Jeunesse ouvrière catholique ainsi que la Jeunesse étudiante catholique, et veille sur la moralité publique au moyen de campagnes contre l’immodestie des vêtements ou l’alcoolisme, de même qu’en dénonçant l’immoralité du cinéma et de la presse, et s’oppose farouchement au vote des femmes et à une instruction trop poussée des jeunes filles. Il accuse l’industrialisation, la prolétarisation et l’urbanisation d’avoir pour conséquence le dépeuplement des campagnes de la province et de mener directement à la déchéance nationale.
Le clergé n’encadre pas ses ouailles qu’au moyen d’organisations, mais aussi par des rites quotidiens, hebdomadaires, mensuels et annuels. Les catholiques des années 1930 doivent connaître un certain nombre de prières dont les Actes, le Confiteor, le Credo, le Notre Père et le Je vous salue Marie, assister à messe – qui se dit en latin – tous les dimanches et les jours fériés, confesser leurs péchés et communier au moins une fois l’an, observer le jeûne pendant le carême, payer la dîme, et obéir à une foule d’interdits décrétés par les autorités religieuses. Le clergé organise aussi des processions, accompagnées de chants religieux, non seulement pour louanger Dieu, mais aussi pour conjurer la crise économique :
Cœur sacré de Jésus
J’ai confiance en vous…
Mais le règne de l’Église suscite de plus en plus de controverses et on voit l’insoumission des fidèles s’accentuer. Les églises sont encore pleines de fidèles le dimanche, mais la plupart d’entre eux assiste à la messe pour rendre un culte à une divinité dont ils...