Journal de voyage sur le Haut-Missouri (1794-1796)
J’embarquai le sept du mois de juin mille sept cent quatre-vingt-quatorze à la ville de Saint-Louis des Illinois, dans une pirogue armée de huit rameurs, pour me rendre chez la nation mandane[] située sur le haut du Missouri et y faire un établissement propice pour le commerce des pelleteries avec toutes les nations situées au-delà de la nation ponca[] que je pourrais découvrir, étant chargé des intérêts de la Compagnie du Haut-Missouri représentée par les Sieurs Clamorgan et Reilhie, ses directeurs, avec la permission de Monsieur Don Zénon Trudeau lieutenant gouverneur de la province des Illinois[].
Le huitième, je suis arrivé à Saint-Charles[] sur le Missouri. Quelques affaires nous y ont retardés le lendemain, la journée entière.
Le 10, j’en suis parti et j’ai été camper quelques lieues plus haut.
Les onze, douze, treize et quatorzième, peu de route par les vents contraires et les pluies. Je ne ferai point mention de la route de chaque journée. J’ai si fréquemment été arrêté par la force des eaux et les pluies continuelles que le détail en serait trop long. Je ne parlerai simplement que de la quantité des rivières remarquables et de leur distance depuis l’embouchure du Missouri jusqu’à la rivière des Kansas[] que j’ai passée le 12 juillet.
Le quinzième du mois, j’ai campé à la rivière de la Gasconnade[]. Le seize, à cinq lieues plus haut. Le dix-sept, à la rivière à l’Ours[]. Nous avons été arrêtés le dix-huit par la pluie et le vent. Le dix-neuf, campé à quelques lieues plus haut que la rivière de la Gasconnade, à trente lieues de l’embouchure du Missouri, la rivière des Grands Osages[], à quarante lieues, toutes deux à la gauche en remontant. Vingt lieues plus haut se décharge la rivière à la Mine[].
Du même côté, à cinq lieues plus haut, on trouve la rivière de Charaton[] et, à neuf lieues plus haut, se décharge La Grande Rivière[], toutes deux à la droite en montant. À six lieues de celle-ci habitaient, il y a quelques années, la nation des Missouris[] et celle des Petits Osages. Les premiers ont presque entièrement été détruits par les nations situées sur le Mississippi. Les deuxièmes se sont réfugiés sur la rivière des Grands Osages. À vingt lieues plus haut, à la gauche, se trouve une vaste prairie nommée la Prairie du Feu estimée à cent lieues de l’entrée du Missouri.
À dix lieues de cette prairie en montant du même bord se décharge la rivière des Kansas à cent dix lieues des Illinois. Cette rivière, dans la saison du printemps, est navigable jusqu’à plus de cent lieues de son embouchure. Elle est abondante en castors, loutres et autres bêtes fauves de toutes espèces. À quatre-vingts lieues de l’entrée est situé le village des Kansas, bons guerriers et bons chasseurs. À dix lieues plus haut sort une rivière[] sur laquelle habitent les Panis républicains. Je passai donc la rivière des Kansas le 12 juillet et je campai plus haut.
Le 13, à la Petite rivière Platte[], cinq lieues plus haut à la droite.
Le 14, campé au parc[]. Le 15, au premier village des Kansas, à douze lieues de l’entrée de leur rivière.
Les 16, 17 et 18, arrêté au même endroit par une grosse pluie qui n’a cessé que le 19 au matin. Je croyais périr cette fois par l’eau.
Je passai cette journée pour faire sécher nos couvertures de peaux, déjà bien endommagées par les pluies et les chaleurs excessives que nous essuyons. Je dirai, en passant, que toute personne qui s’embarque pour des longs voyages dans la saison d’été doit se précautionner de bons prélarts[] pour couvrir leurs effets, et non pas de peaux de cerf ni de bœuf qui, malgré tout le soin possible et le temps que l’on perd à les faire sécher, pourrissent promptement dans les chaleurs et exposent les marchandises à être endommagées par les injures du temps.
De cela, monsieur le Directeur de la Compagnie ne m’avait pas bien pourvu, m’ayant fait partir, quelques représentations que je lui fisse à ce sujet, avec des méchantes peaux à demi gâtées et de vieux petits prélarts tout déchirés.
Le 20 du mois, je partis de ce lieu et j’ai fait route la journée entière.
Le 21, j’ai campé au deuxième village ancien des Kansas à douze lieues du premier[].
Les eaux montant toujours avec rapidité, mes rameurs sont accablés de lassitude car ils sont contraints du matin au soir de ramer de toutes forces sans aucun délai, les eaux étant venues à demi-écorre[]. Le 22, j’ai campé au Grand Détour[].
Le 23, j’ai été arrêté par la pluie. Les 24, 25, 26, en marche. J’ai campé à la rivière de Tacoyos[], petite rivière de peu de conséquence.
Le 27, j’ai été arrêté par la pluie. Les 28, 29 et 30, j’ai fait route.
Le 31, j’ai découvert le long du Missouri un campement de chasse d’été de la nation Otvatatas[], nouvellement laissé. Je craignais fort de les rencontrer car il est certain qu’ils m’auraient arrêté. Leur grand chef, nommé Sac de Médecine, étant aux Illinois et n’étant pas encore de retour, ses gens m’auraient retenu jusqu’à son arrivée. Ce chef m’aurait absolument empêché d’aller plus loin ; car j’ai su depuis qu’à son retour il avait envoyé des courriers aux Mahas et ceux-ci aux Poncas[] pour me faire poursuivre et me ramener à leur village, les exhortant fort de ne point me laisser parvenir chez les nations du haut du Missouri. Le retardement que j’ai eu dans la route par les montages d’eau[], les pluies, et les vents contraires, m’ont empêché de tomber entre les mains de cette nation qui avait passé tout le mois de juin et de juillet à la chasse sur les bords du Missouri.
Le premier août, voulant laisser éloigner ces Sauvages que je craignais de trouver et ayant plusieurs rames de rompues, nous passâmes ce jour-là au même lieu à faire des rames.
Les 2, 3 et 4 du mois, j’ai fait route. Un homme malade.
Le 5, arrêtés par la pluie.
Le 6, employés à faire sécher les peaux de couverture.
Ce jour-là, le Sieur Jacques d’Église[] est arrivé à nous venant des Illinois. Il m’a remis les paroles de Monsieur le commandant[] des Illinois, composées de quatre lettres, pour deux chefs ricaras, un chef sioux et un chef chaguienne[], trois médailles, un pavillon, quatre carottes de tabac, un petit baril de poudre, un petit sac de balles pour chaque chef, le tout pour joindre aux trois pavillons et une médaille dont j’étais déjà chargé. Il m’a aussi remis les lettres et les nouvelles instructions que messieurs les directeurs de la Compagnie m’envoyaient, dans lesquelles il m’était enjoint de remettre au Sieur Quenneville[], à l’entrée de la rivière des Kansas, vingt-six fusils de traite dont j’étais chargé. Je ne pouvais le faire étant éloigné de près de cent lieues de lui. Je les ai offerts au Sieur Jean Meunier[] ainsi qu’il me l’était ordonné ; il n’en a point voulu.
Je proposai au Sieur Jacques d’Église de faire route de compagnie. Il me répondit que, la saison étant avancée, il ne pouvait souffrir aucun retardement sans se faire un grand tort ; qu’il s’était muni de quatre hommes, lui, cinquième, dans une petite voiture peu chargée pour se rendre promptement dans les endroits de chasse aux castors ; qu’étant pourvu de bons prélarts pour couvertures, il pouvait marcher en temps de pluie, ce que je ne pouvais faire ; qu’avec sa petite pirogue, il passerait facilement et même de nuit les villages et les passages dangereux qui sont sur la route. Qu’enfin il m’était impossible de le suivre et à lui de m’attendre. Que, lorsqu’il serait arrivé au village des Ricaras où il s’attendait bien d’être retenu jusqu’à mon arrivée, il enverrait des Français et des Sauvages au-devant de moi avec des vivres.
Le lendemain, septième du mois, nous fîmes route ensemble ; il retarda sa marche par rapport à moi. Je vis bien par la légèreté de sa voiture, pouvant éviter les grands détours que j’étais obligé de pratiquer, que je ne pourrais le suivre.
Je le priai sur les trois heures après midi d’arrêter, méditant par quel moyen je pourrais sauver mes fusils des mains, soit des Otos, des Mahas ou des Poncas. Le mois d’août est le mois ordinaire où ces nations reviennent à leur village après la chasse d’été. Je doutais fort que je puisse les passer avant leur retour ; ainsi, la prise des fusils, soit par les uns ou les autres, me paraissait inévitable. Le Sieur Jacques d’Église avait beaucoup plus d’espérance que moi de les éviter. Je le consultai à ce sujet. Je lui demandai s’il voulait les embarquer dans sa voiture jusqu’aux Ricaras et me les remettre à la première vue. Le Sieur Jacques d’Église me dit que, pour rendre service à la Compagnie, il les prendrait volontiers mais sans encourir aucun risque ; qu’il les porterait au village des Ricaras, et même plus haut s’il était nécessaire, sans exiger aucun payement pour son port et service ; que, s’il les rendait heureusement, il les vendrait pour le compte de la Compagnie au cas que je ne puisse me rendre cet automne soit aux Ricaras ou aux Mandans et qu’il m’en remettrait le produit ou à la Compagnie. À la première vue, m’ayant dit que les fusils n’étaient pas de grande valeur chez les nations du haut du Missouri, je lui ai recommandé de ne pas les vendre à moins de dix grands castors ou loutres, ce qu’il m’a promis.
Ainsi, Messieurs, j’ai cru bien faire, par toutes les raisons que j’ai citées plus haut, de déposer ces fusils entre les mains d’un homme dont vous avez vous-mêmes reconnu le mérite.
Le huitième jour d’août nous avons fait route et j’ai campé à l’entrée de la rivière Platte. Le Sieur Jacques d’Église nous a laissés, je ne l’ai plus revu. La rivière Platte se décharge dans le Missouri à deux cents lieues des Illinois. De la rivière des Kansas à la rivière Platte, on trouve trois rivières qui ne sont navigables que le printemps à la fonte des neiges peu loin de leur embouchure. La première, nommée la Grande Nimaha[], se trouve à cinquante lieues plus haut que la rivière des Kansas et à dix lieues de celle-ci, le Petit Nimaha, toutes deux à la gauche en montant. À quinze lieues plus haut à la droite se décharge une rivière nommée Nichenonbatenois[]. La rivière Platte se décharge dans le Missouri à la gauche en montant et est fort large mais peu profonde. Elle coule avec rapidité et son fond est rempli de sable roulant. Elle n’est navigable qu’avec de fort petits canots de chasse. Sur le haut de cette rivière, à douze lieues de son embouchure, habite la nation des Otoctatas, bons guerriers et bons chasseurs. À vingt-cinq lieues plus haut est situé le village des Grands Panis, lâches et peu chasseurs. À trente lieues plus haut, sur une rivière qui se décharge dans la rivière Platte, habitent les Panis Mahas[], bons guerriers et bons chasseurs.
Les traiteurs qui font le troc des pelleteries avec ces nations panises sont obligés d’y faire transporter leurs marchandises de traite sur des chevaux depuis l’embouchure de la rivière Platte et de descendre, au printemps à la fonte des glaces, les pelleteries dans des canots de peaux de bœuf jusqu’au Missouri où ils ont ordinairement des pirogues en réserve.
Les pelleteries que l’on tire de ces deux nations sont des robes de vache, de castor, de loutre, de loup, de renard et de chat.
Le 9 du mois, j’ai passé la rivière Platte avec bien de la peine. Cette rivière se décharge avec tant de rapidité dans le Missouri que ses eaux traversent celui-ci d’un bord à l’autre et forment plusieurs chutes dangereuses à franchir.
Les 10 et 11, en marche. Le 12, arrêtés par la pluie. Le 13, gros vent, peu de chemin.
Les 14, 15 et 16, en marche par un beau temps.
Le 17, arrêtés par la pluie.
Le 18, j’ai campé à la Petite rivière des Sioux, à cinquante lieues plus haut que la rivière Platte. Nous trouvons ici les eaux plus basses et par conséquent le courant moins fort.
Le 19, en marche jusqu’à midi, quelques orages joints au vent contraire nous ont arrêtés le reste de la journée.
J’ai fait route les 20 et 21. Les 22 et 23, peu de chemin par le vent contraire. Le 24, j’ai approché le village des Mahas[] avec précaution, craignant d’être découvert par quelqu’un de cette nation qui m’aurait infailliblement empêché d’aller plus loin, étant ennemis des nations situées plus haut. La politique des Sauvages de cette rivière est telle qu’ils veulent absolument empêcher la communication entre nous et les nations du haut du Missouri, les privant des munitions de guerre et autres secours qu’ils recevraient si nous y parvenions facilement.
Ils tiennent ces peuples éloignés dans une crainte continuelle de leurs armes à feu. De sorte qu’ils les tuent sans aucune cause, les massacrent, les rendent esclaves, les chassent de leur pays sans qu’ils osent se venger ni même à pein...