Introduction
NĂ©e Balfour, Katherine Jane a 24 ans lorsquâelle accompagne son mari, Edward Ellice, au Bas-Canada, au printemps 1838. Avant son dĂ©part, elle avait promis Ă son beau-pĂšre, le trĂšs riche et influent seigneur de Beauharnois, de tenir un Journal de son voyage. Ce Ellice, Ă©galement nommĂ© Edward, connaĂźt bien le Canada pour y avoir vĂ©cu de longues pĂ©riodes et gĂ©rĂ© Ă distance un vaste domaine. Il nâest pas Ă©tranger Ă la mission de Durham, quâil sâest employĂ© Ă convaincre. Attentif aux moindres dĂ©tails, il persuade aussi Durham de prendre son fils comme secrĂ©taire particulier et pour que les choses soient bien claires, il sâassure que lady Durham entrevoit positivement la prĂ©sence de la jeune femme dâEdward.
Au-delĂ des Ă©vĂ©nements quâelle relate, Katherine Jane Ellice est en soi un personnage digne dâintĂ©rĂȘt. Elle est jeune, jolie, aristocrate, Ă©cossaise, amoureuse de son mari, elle parle gaĂ©lique, anglais, italien, français (elle se plaĂźt dâailleurs a saupoudrĂ© son Ă©crit de mots tels « Ă contre cĆur », « une fine mouche », « en marmelade », « vive les oranges. ») Elle joue du violon, du piano, chante, danse, particuliĂšrement les danses Ă©cossaises, elle peint et nous a laissĂ© de belles scĂšnes de son voyage, adore la poĂ©sie, va au théùtre, lit frĂ©quemment, assiste aux courses de chevaux et a une qualitĂ© qui transcende Ă travers tout le rĂ©cit, elle a de lâesprit : « Monsieur Ponsoby a quittĂ© le vaisseau, je ne lâai pas vu depuis quelques jours. » Ils sont alors en haute merâŠ
Moqueuse, mais sans familiaritĂ©, rĂ©servĂ©e, bien quâinsolente Ă lâoccasion, le plus souvent enjouĂ©e, elle nous rĂ©vĂšle avec ironie ce que pensent les Britanniques de ces AmĂ©ricains quâelle trouve dĂ©braillĂ©s, impolis, grossiers et mĂącheurs de tabac.
Au sujet des femmes amĂ©ricaines, elle les trouve trop familiĂšres : « Je pense que Miss Jones est un excellent exemple de jeune AmĂ©ricaine typique. TrĂšs, trĂšs jolie, mais dâune grande vulgaritĂ©. Voix discordante, caquet dĂ©plaisant et si dĂ©pourvue de timiditĂ© quâun peu de gĂȘne ne lui ferait pas de mal. Mais Ă vrai dire, je nâai pas eu la chance dâen juger encore ».
Lors dâune prĂ©sence Ă lâĂ©glise : « Excellent sermon, prononcĂ© de toute Ă©vidence par un AmĂ©ricain ; facile Ă dĂ©duire, en le voyant crachoter, et la maniĂšre est fort diffĂ©rence. Le sermon Ă©tait impressionnant et le texte magnifique : âMais souviens-toi de ton crĂ©ateur pendant les jours de ta jeunesse, etc., etc., etc.â ».
Ses remarques les plus incisives sont celles quâelle tient Ă propos des maniĂšres Ă table des AmĂ©ricains quâelle aura lâoccasion de rencontrer pendant son court voyage aux Ătats-Unis. Un compagnon de table sâadresse Ă elle : « âEh bien, je crois que je vais manger un peu avec vous, on mâa mis de nouvelles dents aujourdâhui⊠Il ne mâen reste plus quâune dizaineâ. Ăa mâa gĂąchĂ© lâappĂ©tit⊠Il sâest assis Ă cĂŽtĂ© de moi, en gardant son chapeau sur la tĂȘte. Jâai eu trĂšs envie de le lui arracher. AprĂšs avoir mangĂ©, il est allĂ© sâasseoir sur une chaise berçante et nous a donnĂ© dâautres dĂ©tails dâun grand intĂ©rĂȘt sur sa santĂ© dentaire ».
Autre sujet de commentaires, lâesclavage : « LâimbĂ©cile a tentĂ© de salir le nom de lâAngleterre. AprĂšs, je nâai pas Ă©tĂ© surprise de lâentendre dĂ©fendre les esclavagistes et comparer les Noirs Ă des Ăąnes et Ă des singes. Jâai eu du mal Ă contenir mon indignation ».
Au sujet des Canadiens, elle a une tout autre opinion : « Les gens sont tous trĂšs joyeux, de bonne humeur et certains, trĂšs avenants ». Elle respecte lord Durham mais ne peut sâempĂȘcher de souligner son « petit caractĂšre » et son comportement : « Si ce nâĂ©tait de nous, je pense que la famille D. ne parlerait Ă aucun membre de son infortunĂ©e suite. Mais moi, je ne peux supporter un tel formalisme ». Lord Durham, « son excellence », agit comme un homme de caste : « au dĂźner il sâassit en MajestĂ© silencieuse. » Les repas organisĂ©s par lord Durham sont le fait dâun monarque alors que le nombre dâinvitĂ©s varie de quarante Ă deux cents.
Parfois, il dĂ©crĂšte un changement de sortie, Katherine Jane note : « Le Roi lâa dit⊠» Elle mentionne toutefois que malgrĂ© son orgueil excessif, il sâexcusera tĂŽt ou tard.
Si Katherine Jane à des réserves et des commentaires ironiques envers lord Durham, avec qui elle converse agréablement malgré sa condescendance, elle préfÚre la compagnie de son épouse, lady Durham.
Lors de son premier sĂ©jour dans la ville de QuĂ©bec, elle aperçoit le portrait de Louis-Joseph Papineau, on lui dit que ce portrait ne doit pas ĂȘtre dĂ©placĂ© mĂȘme en raison des Ă©vĂ©nements rĂ©cents. Elle commente : « Le portrait de Papineau est accrochĂ© au mur de la salle du Conseil. On ne doit pas y toucher. Il a un beau visage, astucieux, un peu comme celui de M. Bernal ». En visite Ă Saratoga, elle a lâoccasion de voir Louis-Joseph Papineau qui y est rĂ©fugiĂ© : « Nous avons Ă©galement vu Papineau, le hĂ©ros du jour. De toute Ă©vidence, il savait qui nous Ă©tions. Il nous a jetĂ© un de ces regards⊠Je le reconnaĂźtrai dĂ©sormais Ă coup sĂ»r, oĂč quâil se trouve. Un peu comme M. Brunel, qui a parfois lâair si mĂ©chant. Un regard dâaigle⊠expressif, inquisiteur⊠jâen ai eu froid dans le dos, mais ça ne me dĂ©plairait pourtant pas de le revoir⊠Son portrait de QuĂ©bec est trĂšs ressemblant. Il se promenait avec une dame, en discutant plaisamment, quand son regard est tombĂ© sur E. [Edward] Son attitude a alors tant changĂ© que je me suis serrĂ©e sur E. et lui ai broyĂ© le bras ».
Katherine Jane Ellice est une artiste dans lâĂąme, ses commentaires sont souvent ceux dâune peintre accomplie ; elle dĂ©crit prĂ©cisĂ©ment les traits physiques et les caractĂšres des personnes rencontrĂ©es, elle apprĂ©cie la beautĂ©, mais elle ne concĂšde rien quant Ă la valeur humaine.
Des gens de la ville de QuĂ©bec elle Ă©crira : « Les autres ne semblent pas trop aimer QuĂ©bec, mais moi, jâadore cette ville ! Les habitants ont lâair tellement jovial, dans leurs calĂšches aux clochettes tintantes, criant sous tous les tons âMarche donc !â » ou encore « Je nâai jamais vu autant de gens si simples. »Parfois, elle se moquera dâeux. Ainsi, lorsquâils sont reçus avec lord et lady Durham chez les Ursulines et que la fĂȘte organisĂ©e par les religieuses est fort naĂŻve : « Les efforts que nous fĂźmes pour ne pas sâesclaffer⊠»
Les Ellice sont des aristocrates, trĂšs prĂšs de lâĂ©poque fĂ©odale, car leurs occupations sont la discussion, le chant, la danse, la lecture, la pĂȘche (ils pĂȘcheront lâanguille et lâesturgeon) et la chasse. Ă Beauharnois, « Ădouard tire sur tout sans considĂ©ration [âŠ] sur le lac, il tue deux pics-bois aux couleurs magnifiques sans raison autre que de chasser⊠» La musique ainsi que le théùtre complĂštent leurs loisirs.
Katherine Jane Ellice est croyante, mais elle ne peut sâempĂȘcher de trouver les Canadiens ignorants et leurs cĂ©rĂ©monies religieuses bien naĂŻves, et « quelle idĂ©e » que les curĂ©s catholiques ne puissent avoir de mĂ©nagĂšre en-dessous de quarante ansâŠ
MalgrĂ© toutes les splendeurs quâelle dĂ©couvrira lors de ce voyage en AmĂ©rique, elle subira des difficultĂ©s de transport des plus dĂ©plaisantes en raison des rĂ©gions accidentĂ©es, de lâĂ©tat des routes et des transports, durs et parfois dangereux. Ainsi, Ă bord dâun train dont la locomotive crache le feu, sa robe est une perte totale et elle sâen tire de justesse. Quant aux vapeurs, ils tanguent dangereusement, car trop souvent surchargĂ©s, ils sont vĂ©tustes. AprĂšs avoir quittĂ© lâun de ces vapeurs, elle dĂ©couvre les hĂŽtels minables, la nourriture fade et les punaises : « Un lit juste assez grand avec quantitĂ© de punaises, dâaraignĂ©es et de maringouins ».
Ăvidemment, Jane a tendance Ă exagĂ©rer, surtout avec le supplice des moustiques, mais elle se montre particuliĂšrement raisonnable quand les rebelles attaquent le manoir et que son mari est leur prisonnier pendant une semaine. Elle Ă©vite mĂȘme de porter des jugements.
Tout au long de son journal, elle jette un regard simple et vrai sur le pays quâelle visite, sa population, y compris les Indiens de Lorette ou de Saint-RĂ©gis.
Il existe peu de document de cette nature sur cette pĂ©riode agitĂ©e. Le journal de Jane Ellice est un bain de fraĂźcheur et de vĂ©ritĂ©. Il permet aussi de mieux situer Durham et son cĂ©lĂšbre rapport. VoilĂ une raison parmi plusieurs qui mâont amenĂ© Ă en proposer la publication en français aux Ă©ditions du Septentrion. Je suis particuliĂšrement heureux que lâĂ©diteur ait dĂ©cidĂ© dâinclure les Ćuvres de Jane Ellice qui sont conservĂ©es Ă BibliothĂšque et Archives Canada et de joindre le journal de lady Durham. Le dernier mot nâa pas Ă©tĂ© Ă©crit sur cette pĂ©riode trouble de lâhistoire du QuĂ©bec.
ALAIN MESSIER
Le voyage
MARDI 24 AVRIL 1838
Embarqués à Portsmouth sur le Hastings. Capitaine Lock[].
Belle journĂ©e. Ellice PĂšre[] et John[] sont venus Ă bord. Je partage une cabine avec Tina. Câest la premiĂšre fois que je dors dans une couchette.
Lord et Lady Durham, Mary, Emily et Alice Lambton, George Lambton[], Mlle Bonnet et M. Saddler, tuteur, M. [Coke] Smythe, maĂźtre dessinateur ou artiste.
Edward Ellice, secrétaire particulier[].
M. Turton, conseiller juridique.
M. Bouverie, Charle...