Le droit d'être rebelle

Correspondance de Marcelle Ferron avec Jacques, Madeleine, Paul et Thérèse Ferron

Babalou Hamelin

• Publisher: Editions du Boréal
• Year: 2016
• eBook ISBN: 9782764644560
• Topic: Literature
• Subtopic: Literary Letters
• Index: Literature

Il est de ces familles remarquables, de ces familles choyées par les dieux qui comptent en leur sein plusieurs créateurs de premier plan. C'est le cas, au Québec, du clan Ferron.Ce volume rassemble la correspondance croisée qu'ont entretenue Marcelle, Jacques, Madeleine, Paul et Thérèse Ferron, de 1944 à 1985. On les voit s'épauler, se quereller, débattre, s'aimer, se détester. Il est question de littérature, d'art, de société et de politique, mais aussi de la vie quotidienne, de divorce, desenfants et des joies et des soucis qu'ils apportent, d'amour, de la difficulté de gagner sa vie quand on est artiste.Ce livre se distingue des autres recueils de la correspondance du clan Ferron qui sont déjà parus, dans la mesure où ce n'est ni une édition critique ni une édition exhaustive. Presque toutes inédites, les cinq cents lettres qu'il rassemble ont été choisies de manière à former un grand roman épistolaire et familial. On y suit la destinée d'êtres exceptionnels: Jacques, le tourmenté, qu'on regarde comme le chef du clan mais dont on se méfie à cause de son goût immodéré de la provocation. Marcelle, l'infatigable combattante pour son art et pour sa liberté, qui doit réinventer la place qu'on accorde alors aux femmes dans le monde des arts plastiques, et dans le monde en général. Madeleine, qui jouit d'une vie en apparence libérée des soucis, mais qui doit néanmoins lutter pour imposer sa voix et son art. Thérèse, qui réussit peu à peu à surmonter des circonstances adverses pour voir son talent de journaliste reconnu juste avant d'être emportée, au début de la quarantaine. Paul, l'homme de raison, qui est un roc au milieu de ces personnalités explosives.Ce sont donc des personnages plus grands que nature que nous suivons sur plus de quarante ans, mais c'est également toute une histoire de la vie intime au Québec depuis l'après-guerre jusqu'au milieu des années 1980 qui se déroule sous nos yeux.

deuxième partie

La peinture est un amour fatal

On ne pense pas pour penser – on pense parce que l’on cherche – on cherche parce que l’on se transforme.

Marcelle Ferron

1953

De Marcelle à Madeleine

[La lettre est écrite sur du papier à en-tête : HOME LINES]

[6 octobre 1953]

Mardi soir,

Mon cher Merle,

Il y a du roulis et tangage très bien harmonisé. Un Allemand qui pratique son piano ; les enfants m’entourent et écrivent. L’Allemand vient d’être remplacé au piano par le Canadien de Québec, pianiste à cinq enfants. Il y a très peu de monde intéressant. Les gens communiquent peu parce que peu nombreux. On ne fait que manger (très bien) lire et se balader sur le pont. Les enfants sont très remarqués ; elles ont vraiment des têtes peu banales. Diane a dit à un curé qui mangeait à côté de nous : « Touche-moi pas, je n’aime pas les curés. » Ce fut la rigolade.

Babalou se lance dans les bras de tous les marins et Danielle se fait dire qu’elle est belle avec grande désinvolture.

On a pris une très belle photo à table. Te l’enverrai.

J’ai hâte de frapper des tempêtes ; j’aime beaucoup l’étrange sensation de la mer. Depuis que le mal de mer a commencé les gens sont beaucoup plus simples et gentils ; peut-être parce que l’on marche tout croche et que l’on a vaguement l’impression d’être dopé – à part ça rien de spécial, si ce n’est que j’adore l’eau – et je réalise que j’ai le goût de l’aventure dans le sang.

Merci encore pour toutes vos gentillesses à Robert, Paul et toi. J’ai toujours l’impression que je n’ai jamais su exprimer ce que je voulais dire – tous les mots à cet usage sont tellement usés et souvent mal employés que ça me gêne et me met mal à l’aise de les répéter.

Je ne vois pas Michel1 très souvent. Je ne sais pourquoi, mais en public il m’agace. Je ne veux pas avoir le style matrimonial avec lui et ne veux pas qu’il s’y attende à Paris.

Je me sentirai comme un herboriste trouvant un coin de flore neuf à Paris et ailleurs. Je me promets d’herboriser et Michel n’est pas le genre d’homme à qui je pourrais sacrifier ce plaisir de ma liberté. Il n’y a rien à faire, mais je n’aime que les types d’hommes qui peuvent me stimuler. Michel est trop égal dans tout – trop dilettante – plus intelligent que la moyenne des gens à bord. Le pianiste joue bien – j’ai l’impression d’être saoule.

Becs à Paul, Robert et toi.

Vous écrirai de Paris.

Marce

Les enfants ont le mal de mer – moi pas. Je t’assure que ça brasse. J’aime ça.

Jeudi

On se fait brasser le canadien de plus en plus. C’est superbe – l’océan est une furie que j’adore – je deviens de plus en plus solide. Babalou proteste en ne mangeant pas, les autres en étant extrêmement dissipées.

C’est certainement l’élément (océan – eau) le plus capricieux, captivant – le plus fou, puissant, complexe – je préfère de beaucoup le bateau à l’avion. Si vous faites un voyage :

A – En bateau ;

B – En classe touriste. En haut c’est la mort, car tout le monde vit dans sa cabine tandis qu’en touriste les cabines nous obligent à avoir la bougeotte.

J’ai connu hier un médecin de Singapour, type assez aventurier, pas cultivé, mais qui a vécu. Les gens intelligents sont très rares. Il y a une foule d’étudiants catholiques, bornés et fanatiques de pensée. La nièce d’un archimillionnaire qui se dit tendre vers la sainteté en voyageant et qui méprise les gens nés dans des milieux amoraux et pauvres parce que dit-elle : « Le Christ leur a envoyé beaucoup plus de grâces qu’à moi pour sortir de leur misère, mais ils n’ont pas pris ces grâces et n’ont donc aucun mérite, et n’ont pas ma pitié. » Je l’aurais étranglée. Elle doit prier pour ma conversion – je l’évite le plus possible cette petite vache. Ils sont tous de ce calibre, quoique celle-là soit la plus bornée. Monique Cloutier m’évite – son petit ami me dit que nous passons pour des révolutionnaires, des sans lois – bohémiens, etc. Le milieu catholique québécois est triste à voir et j’en ai honte […]. Un autre m’a dit : « Je me tiendrai en garde, car il n’y a rien de supérieur à notre Québec catholique »… – de quoi avoir le mal de mer.

Départ de Marcelle pour la France avec ses trois filles

De Marcelle à Madeleine, Paul et Robert

[Paris, le] 13 oct[obre 19]53

Mon cher Merle – Légarus – Robert,

Je pars pour la Côte d’Azur dans six heures. J’attends dans une gare avec les enfants. Impossible de rien trouver à Paris.

Rien de plus étrange que cette ville – j’en suis ahurie, étourdie. D’abord tous les gens sont petits – on les croirait nés pour me tenir compagnie. Il règne une simplicité, liberté d’allure étonnante.

On ne peut entrer dans un restaurant du peuple sans « bonjour messieurs et dames » et on sort par « au revoir messieurs et dames » – ce sont les coutumes du peuple. Je ne suis pas allée dans les restaurants chics, mais uniquement dans le quartier des artistes et des ouvriers. Toutes ces petites habitudes donnent une allure chaude et humaine à la ville. Si on ne s’excuse pas d’avoir frappé quelqu’un on se fait copieusement avertir.

C’est inouï ce qu’il y a de bistrots où prendre un coup. Les Français mangent bien. Dans le plus petit et louche restaurant tu peux t’empiffrer à mort et le tout délicieux pour 0.50$.

En général, il n’y a pas de gens sophistiqués – les originaux à grandes barbes, culottes de velours, etc., sont milliers – alors il est impossible de se faire remarquer par des excentricités.

Le 1er soir – j’entends : « Le panier, le panier2 » et quatre femmes très chics se sauvent en vitesse – c’étaient quatre poul...

Table of contents

• Page couverture
• Les Éditions du Boréal
• Faux-titre
• Titre
• Crédits
• Exergue
• Avant-propos
• Noms et surnoms des membres du clan Ferron
• Première partie
• Deuxième partie
• Troisième partie
• Postface
• Remerciements
• Crédits et remerciements
• Fin
• Quatrième de couverture